L’angle
d’attaque habituel aujourd’hui de tous les propagandistes libéraux contre les
communistes, et les partisans du socialisme quels qu’ils soient, c’est que le
socialisme serait par nature anti-démocratique, dictatorial, tandis que le
libéralisme, a contrario, serait per se garant de la démocratie. Beaucoup
de stratégies argumentatives existent et sont de fait employées pour contrer
cet argument, qui à force de répétition incessante est devenu une
quasi-évidence pour beaucoup de gens. Pourtant, il repose sur un mensonge
flagrant. Non, le libéralisme n’est pas et n’a jamais été synonyme de
démocratie. Historiquement, le syntagme « démocratie libérale »
apparaît plutôt comme un oxymore que comme une tautologie.
Les
fondateurs du libéralisme n’étaient nullement partisans de la démocratie, et
préféraient clairement une monarchie constitutionnelle, au nom de la séparation
des pouvoirs, doublée d’une représentation parlementaire de toute manière
restreinte aux seuls propriétaires, à travers un suffrage censitaire, reposant
sur un cens assez élevé. La grande majorité du peuple se voyait par là privée
de tous droits politiques. D’après la classification des régimes politiques
selon Aristote, il s’agit là manifestement d’une oligarchie, pas d’une
démocratie. Si la bourgeoisie a dû finir par accepter la mise en place d’un
suffrage universel, c’est de mauvais cœur, sous la pression des luttes
populaires, en guise de concession pour conjurer le danger de la révolution
socialiste. Toutefois, une « démocratie » où la majorité des citoyens
n’a d’autre droit que de voter à des élections périodiques tous les 4 ou 5 ans,
et où finalement très peu de personnes, toutes ou presque issues des classes
possédantes, décident de tout au nom de tous est encore une oligarchie,
tempérée par quelques éléments démocratiques.
Le
néolibéralisme n’a pas une âme plus démocratique que le libéralisme classique.
L’extrait suivant de Friedrich Von Hayek, un des théoriciens néolibéraux les
plus importants, issus de La route de la
servitude, n’a guère besoin de commentaire :
« Nous
n’avons toutefois nullement l’intention de faire de la démocratie un fétiche.
Il est peut-être vrai que notre génération parle trop de démocratie, et y pense
trop, et ne se soucie pas assez des valeurs qu’elle sert. On ne saurait dire de
la démocratie ce que Lord Acton a justement dit de la liberté, qu’elle
« n’est pas un moyen pour atteindre la fin politique suprême. Elle est en
elle-même la fin politique suprême. On en a besoin, non pas pour avoir une
bonne administration publique, mais pour garantir la sécurité dans la recherche
des fins suprêmes de la société et de la vie privée ». La démocratie est
essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix
intérieure et la liberté individuelle. En tant que telle, elle n’est aucunement
infaillible. N’oublions pas non plus qu’il a souvent existé plus de liberté
culturelle et spirituelle sous un pouvoir autocratique que sous certaines
démocraties, – et qu’il est au moins concevable que sous le gouvernement d’une
majorité homogène et doctrinaire, la démocratie soit aussi tyrannique que la
pire des dictatures ».
Von Hayek le disait encore plus clairement en 1981 au journal
chilien Mercurio (en pleine
dictature d’Augusto Pinochet donc) : « Je suis
complètement contre les dictatures comme solutions pour le long terme. Mais
parfois une dictature peut être nécessaire pour une période de transition. A
certains moments, un pays peut éprouver le besoin d’un gouvernement
dictatorial. Vous comprenez qu’un dictateur peut régner d’une façon libérale
tout comme un démocrate peut régner d’une façon non-libérale. Personnellement
je préfère un dictateur libéral à un régime démocratique sans
libéralisme... »
Cette
approbation de l’infâme dictature de Pinochet par l’un des pères du
néolibéralisme n’a rien qui doive surprendre. En effet, le général Pinochet fut
précisément ce « dictateur libéral », préférable aux yeux de Von
Hayek au socialisme démocratique qui commençait avec Salvador Allende, qui
imposa pour la première fois à un pays l’entièreté du programme néolibéral. Il
fut conseillé dans cette tâche par un certain Milton Friedman, autre théoricien
majeur du néolibéralisme. Les conséquences sociales en furent évidemment désastreuses…
Le
comportement de la droite européenne (« il n’y a pas de choix démocratique
possible contre les traités européens », dixit Jean-Claude Juncker), et
suisse (ne serait-ce que sa volonté de faire passer en force PF 17, nonobstant
le refus populaire flagrant de la RIE III), n’atteste que trop sa fidélité à
l’héritage de Friedrich Von Hayek et de Milton Friedman. Mais il n’y a aucune
démocratie dans son libéralisme.