Karl Marx écrivait dans l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs, la Ière Internationale, que « L’expérience du passé nous a appris comment l’oubli de ces liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les exciter à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l’affranchissement sera par la défaite commune de leurs entreprises divisées ».
Aussi, nous tenons tout d’abord à saluer l’initiative prise par le Parti Communiste du Vietnam (PCV) d’éditer une publication sur les enjeux théoriques et pratiques liés au socialisme et à la voie vers le socialisme au Vietnam ; et sommes profondément reconnaissants de l’honneur qui est fait au Parti Suisse du Travail (PST) d’avoir la possibilité d’y contribuer. Nous considérons en effet l’internationalisme comme un principe essentiel, et accordons une importance fondamentale à l’échange d’idées et à la coopération fraternelle entre partis communistes de différents pays dans le cadre de leur lutte commune. Quant à l’élaboration théorique, il s’agit d’une tâche absolument incontournable pour un parti communiste ; aussi ne pouvons-nous que saluer votre initiative. Comme l’écrivait Youri Andropov, ancien secrétaire général du PCUS, dans l’article « La doctrine de Karl Marx et certaines questions de l’édification socialiste en URSS » – un article programmatique, qui eut une résonnance importante en son temps, et qui mériterait d’être réétudié aujourd’hui – paru dans la revue Kommounist en 1983 :
« Notre expérience atteste que les succès de l’édification socialiste se manifestent lorsque la politique du parti communiste au pouvoir repose sur une base scientifique solide. Toute sous-estimation du rôle de la science marxiste-léniniste et de son développement créateur, une interprétation pragmatique étroite de ses tâches, le mépris des problèmes fondamentaux de la théorie, la prédominance des considérations conjoncturelles ou la théorisation scolastique sont lourds de graves conséquences politiques et idéologiques. L’expérience a prouvé à maintes reprises combien Lénine avait raison de dire : “celui qui s’attaque aux problèmes particuliers avant d’avoir résolu les problèmes généraux, « butera » inévitablement, à chaque pas, sans même s’en rendre compte, sur ces problèmes généraux. Or, buter aveuglément sur eux dans chaque cas particulier, c’est condamner sa politique aux pires errements et à l’abandon des principes“. »
Nous vous remercions également de nous avoir fait parvenir l’article du camarade Professeur Dr. Nguyen Phu Trong, secrétaire général du Comité central du PCV, qui a retenu toute notre attention, et que nous avons étudié avec beaucoup d’intérêt. L’article du camarade Nguyen Phu Trong est en effet théoriquement solide, profond, pénétrant, lucide sur les difficultés et les contradictions réelles, et passant en revue les principaux aspects liés à la question du socialisme et de l’édification du socialisme, au Vietnam comme sur la planète.
Nous avons été heureux de constater une convergence de vues pour l’essentiel entre vous et nous quant à l’analyse des grandes tendances du développement du capitalisme contemporain. Comme vous, nous constatons que les dogmes néolibéraux – imposés au monde comme politique économique par défaut – par les grandes puissances impérialistes à l’aube des années nonante ont impliqué une régression terrible : destruction des conquêtes sociales gagnées de haute lutte par les travailleurs, remise en cause de la souveraineté et des droits de peuples entiers, explosion abyssale des inégalités sociales et concentration des richesses entre quelques mains. Nous partageons l’appréciation du camarade Nguyen Phu Trong : ces recettes empoisonnées du néolibéralisme et l’aggravation des inégalités qui s’ensuit sont cause de tensions sociales, d’un caractère plus aigu de la lutte des classes. Le slogan des 99% contre les 1%, même s’il n’est pas scientifiquement très exact, a l’avantage d’être parlant et symboliquement fort, et peut être utile comme creuset pour la construction d’un front populaire antimonopoliste, dirigé contre la toute petite minorité des maîtres du capital. En Suisse aussi, même si la situation y est moins tendue qu’ailleurs, quelques 1% de la population concentre entre ses mains la moitié de la fortune totale, tandis que 1’2 millions de personnes vivent dans la pauvreté, ou bien dans le risque d’y tomber. Même s’il n’y a pas à ce jour de mouvement de contestation tel que celui des 99% qui s’est déclenché aux USA, la colère y monte également contre cette concentration des richesses entres quelques mains, contre les politiques menées au bénéfice exclusif de cette petite minorité. La lutte est actuellement menée surtout par le moyen de l’initiative populaire, prévu dans le cadre de la démocratie semi-directe suisse. La Jeunesse socialiste a déposé une initiative sur la justice fiscale, au titre symbolique d’initiative 99%. Le PST s’efforce de jouer son rôle dans cette lutte, de donner à la colère sociale une perspective politique, celle du socialisme.
Nous partageons également l’appréciation selon laquelle les recettes empoisonnées du néolibéralisme n’ont en rien résolu les contradictions du capitalisme, que celles-ci ne peuvent être résolues dans le cadre dépassé du capitalisme. Témoin en est la crise financière de 2008, que la bourgeoisie a tenté de « résoudre » en Europe par une application extrêmement brutale de politiques d’austérité d’inspiration néolibérale. Ces remèdes pires que le mal ont eu un coût social et humain dramatique, et n’ont permis que de sauver les banques en difficulté. Loin de permettre une sortie de la crise, ces mesures n’ont fait que l’aggraver, par leurs effets structurellement récessifs.
Il en va de même pour la crise actuelle, sanitaire, économique, sociale et démocratique, née de la pandémie du Covid-19. Le PST suit avec attention cette crise, et s’efforce de l’analyser dans ses principaux aspects. Notre appréciation est que l’épidémie a servi seulement d’élément déclencheur à cette crise qui était déjà là en puissance, et qui est une crise systémique de suraccumulation du capital. Les États capitalistes n’ont pu éviter une plongée durable de l’économie dans la récession que par un usage massif de la planche à billets, par le retour en force des mécanismes du capitalisme d’État, par un interventionnisme important des pouvoirs publics dans l’économie – admettant par-là implicitement la fausseté des dogmes néo-libéraux qu’ils proclamaient soustraits à la discussion la veille ; fait qui mérite d’être exploité pour la propagande. Si l’heure est à la reprise, celle-ci se montre assez ambiguë, et il n’est pas certain qu’elle sera durable. Car le problème structurel, la suraccumulation du capital, n’a aucunement disparu. Le secteur de la « tech » notamment est surcapitalisé à l’excès. Il est difficile de dire comment la crise actuelle va évoluer, mais nous pensons qu’il s’agit d’un moment charnière, d’un point de rupture dans l’histoire du capitalisme, non pas d’une simple parenthèse, suivie d’un retour au statu quo ante.
Le camarade Nguyen Phu Trong a totalement raison de dire que « les crises en cours justifient encore une fois la non durabilité économique, sociale et environnementale du mode de production et de consommation capitaliste. Selon plusieurs analystes, ces crises ne pourront pas être résolues de manière radicale dans le cadre du capitalisme ». Il est tout aussi juste de dire que lesdites crises « mettent en faillite les théories économiques ou les modèles de développement jusqu’ici en mode, vantés par les politiciens capitalistes et leurs experts comme optimaux ».
Le PST se bat actuellement contre toutes les tentatives de la bourgeoisie et de ses représentants politiques de faire payer le prix de la crise aux classes populaires, contre tout retour aux recettes faillies du néolibéralisme – la pandémie n’est pas encore terminée que la majorité de droite à l’Assemblée fédérale veut offrir un cadeau fiscal massif aux grandes entreprises, qui n’en ont même pas besoin –, pour plus de justice sociale, pour une juste indemnisation des victimes de la crise, pour desserrer le carcan du « consensus de Washington », et ultimement pour la seule véritable sortie des crises structurelles du capitalisme, qui est le socialisme. Il est important pour nous de savoir que le PCV est à nos côtés dans cette lutte.
Nous ne pouvons que saluer la fermeté du PCV dans le choix du socialisme, dans la volonté inébranlable de s’y tenir, de ne pas céder aux sirènes liquidationnistes et aux arguties opportunistes, d’être resté constant dans la voie tracée naguère par le président Ho Chi Minh. La fermeté idéologique de l’article du camarade Nguyen Phu Trong à cet égard doit être soulignée.
Les réalisations accomplis jusque-là par le Vietnam dans la voie du socialisme sont remarquables, en particulier en ce qui concerne le développement économique et le progrès social devenu réalité, même si bien sûr beaucoup reste encore à faire. Nous saluons en particulier le principe, juste et fondamental, selon lequel « il ne faut surtout pas « sacrifier » le progrès et l’équité sociaux au profit du développement purement et simplement économique. Bien au contraire, chaque politique économique doit viser des objectifs de développement social ». Nous comprenons bien l’analyse du PCV d’après laquelle le socialisme n’est pas encore édifié au Vietnam, que le Vietnam n’est pas encore un pays pleinement socialiste, mais en transition vers le socialisme. La construction du socialisme, après tout, est une tâche longue et complexe, qui peut bien prendre une époque historique à part entière.
Qu’est-ce que pour nous le socialisme ? Tout d’abord, le socialisme représente l’aspiration séculaire de l’humanité, l’espérance des classes opprimées depuis que la société se divise en classes : celle de l’émancipation de l’humanité de toutes ses chaînes, d’une société libérée de toute exploitation et de toute oppression, qui ne sera plus régie par l’arbitraire et les intérêts égoïstes de quelques-uns, mais fonctionnera sur la base d’une coopération intelligente et volontaire entre tous ses membres, pour le bénéfice de toutes et tous. Comme l’écrivait Jean Jaurès dans Le socialisme et la vie, en 1910 :
« Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci d’autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement à l’œuvre sociale, là où l’individu est soumis à la loi de l’ensemble par la force et par l’habitude, et non point par la seule raison, l’humanité est basse et mutilée. C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira ».
De ce qui n’était qu’une espérance, Karl Marx et Friedrich Engels en ont fait une science, un programme positif, et un mouvement réel, découlant des contradictions objectives du capitalisme, et apportant leur résolution. Depuis la Grande Révolution Socialiste d’Octobre, nombre de pays se sont engagés sur la voie du socialisme – bien que beaucoup de ces expériences aient hélas fini par la restauration du capitalisme –, trouvant à chaque fois des solutions différentes pour parvenir au socialisme, bâtissant des formations économico-sociales socialistes distinctes, connaissant un cours d’évolution varié ; ce, selon les particularités économiques et sociales des pays en question, leur point de départ, leurs spécificités historiques et culturelles, ou encore la créativité propre de leurs dirigeants, de leurs partis et de leurs peuples. Un engagement en faveur du socialisme ne fait selon nous guère de sens aujourd’hui sans étudier le socialisme scientifique, fondé par Marx et Engels, et développé par les penseurs marxistes ultérieurs, sans le développer à notre tour pour répondre aux enjeux d’aujourd’hui ; pas plus que sans étudier l’expérience de tous ceux qui ont essayé de bâtir le socialisme, et qui y sont diversement parvenus.
Le socialisme constitue le mode de production qui succède au capitalisme. Les caractéristiques concrètes d’une formation économico-sociale socialiste dépendent des conditions particulières du temps et du lieu, et leur détermination est une question théorique vaste et complexe, et un processus de création continu. Cela dit, il demeure des invariants, qui selon nous définissent essentiellement le socialisme : l’abolition de la propriété privée des moyens de production, leur socialisation, la gestion de l’économie selon un plan rationnel déterminé par la collectivité, le primat de la satisfaction des besoins et justes aspirations de toutes et tous sur les intérêts particuliers égoïstes.
Le socialisme représente aussi de nos jours une urgence aiguë. Le réchauffement climatique d’origine anthropique dépasse d’ores et déjà 1°C par rapport à l’ère préindustrielle. Les conséquences en sont déjà visibles, et dévastatrices. Il ne reste que peu de temps pour agir. Il faudrait prendre des mesures drastiques pour réduire très fortement les émissions de gaz à effet de serre dans les quelques années qui suivent pour ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement climatique, palier au-dessus duquel risqueraient d’intervenir des boucles de rétroaction positive, aux effets imprévisibles et cataclysmiques, et, surtout, irréversibles. Et le climat n’est pas la seule dimension du désastre écologique : il y a le problème de la pollution, de la dégradation de la biodiversité, des sols, de la demande insoutenable pour des métaux qui sont rares sur la terre et dont les réserves seront bientôt épuisées au rythme actuel…Malgré l’imminence et la gravité de la catastrophe, malgré le fait que les solutions sont connues, nous ne prenons pourtant pas le chemin qu’il faudrait pour la résoudre. Bien au contraire malheureusement. Après avoir temporisé pendant des années, les gouvernements bourgeois ne proposent maintenant que des pseudo-solutions de marché, des taxes antisociales ou des gadgets technologiques…pendant que les émissions de gaz à effet de serre continuent inexorablement d’augmenter, la biodiversité de se réduire comme peau de chagrin, et les ressources naturelles d’être pillées. Notre analyse est qu’un système basé exclusivement sur la recherche du profit privé à tout prix ne pourrait pas, le voudrait-il, mettre fin à cette course au désastre. Par son essence même, le capitalisme est nécessairement non-durable et écocide. Un changement de système est requis d’urgence. Nous sommes convaincus que seul le socialisme, en faisant primer le bien commun sur les intérêts privés, et en réglant l’économie d’après un plan rationnel, peut instaurer un monde nouveau, économe dans sa consommation des ressources naturelles, évitant les gaspillages, permettant une harmonie entre la préservation de la nature et la satisfaction des besoins humains.
Même si notre Parti n’exerce qu’une influence limitée en Suisse et que la perspective de changements radicaux y semble lointaine, le socialisme demeure notre objectif, vers lequel est orientée toute notre lutte. Ainsi qu’il est écrit dans le Programme électoral du PST de 2019 – notre document programmatique le plus récent :
« Il ne s’agit pas seulement d’une réforme de l’économie, de l’État ou des structures sociales, pour éliminer les effets négatifs du capitalisme. Il s’agit de transformer la société. Pour cela, le Parti suisse du Travail (PST) se fonde sur les bases du marxisme. Notre but est la construction d’une société nouvelle, socialiste, c’est-à-dire la nationalisation des principaux secteurs de l’économie (notamment les banques), une économie qui fonctionne pour le bien de toutes et tous et non pour le profit de quelques-uns et une démocratie réellement populaire, à partir des lieux de travail, où le pouvoir appartient vraiment au peuple et non à quelques lobbys privés. »
Bien que nos luttes réelles, par la force des choses, ont surtout pour objet la résistance aux attaques de la bourgeoisie contre les conquêtes sociales et démocratiques des travailleurs, ou les propositions d’avancées sociales dans le cadre du régime existant au travers des institutions représentatives, de l’initiative populaire ou des luttes extra-parlementaires, nous ne perdons jamais de vue la perspective du socialisme, qui est l’objectif de toute notre action, ni ne cessons de la promouvoir.
Le socialisme n’est pas pour nous non plus l’objectif final. Conformément à l’enseignement des classiques du marxisme, nous pensons que le socialisme est une phase de transition – qui doit prendre toute une époque historique – pendant laquelle nombre de reliquats du capitalisme sont conservés et progressivement dépassés ; la phase inférieure de la société communiste, qui est le point d’aboutissement de notre lutte, une société sans classe, qui ne représente pas non plus la fin de l’histoire humaine, mais celle de sa préhistoire, la résolution définitive de toutes les contradictions des sociétés divisées en classes. Comme il est écrit encore dans le Programme électoral du PST :
« Mais nous ne voulons pas nous arrêter là [i.e. : au socialisme]. Notre idéal est la société communiste, c’est-à-dire une société sans classe, dans laquelle la vie a un sens pour tout le monde, dans laquelle l’exploitation de l’humain par l’humain, la domination et l’aliénation sont supprimées et où l’équilibre écologique est reconstitué. Les valeurs de cette société seront l’égalité des droits, le respect mutuel, la paix et l’absence de contraintes et de misère. Dans ce sens, nous sommes un parti révolutionnaire, qui se distingue de tous les autres partis politiques en Suisse. Cette révolution sociale sera le résultat d’un long combat d’un large mouvement populaire, qui restera fidèle aux principes de l’unité et de la solidarité entre les travailleurs et travailleuses du monde entier. »
Même si le communisme reste un horizon lointain, et que ce serait une erreur majeure que de vouloir brûler les étapes – l’édification du socialisme est un processus de longue haleine ; et le socialisme représente une époque historique entière – il ne faudrait pourtant jamais perdre cet horizon de vue, ne serait-ce que comme idéal régulateur, comme mesure permettant d’évaluer si l’on va bien dans le bon sens, si l’on est en train de progresser en direction du communisme – car le risque, dans le cas contraire, pourrait être de rétrograder vers le capitalisme.
Quant aux rapports entre marché et socialisme, il s’agit d’une question complexe et difficile. Le choix d’une « économie de marché à orientation socialiste » par le PCV a permis un développement économique conséquent et un progrès social spectaculaire. De ce fait, ce choix était justifié, et sans doute nécessaire après la disparition de l’URSS et de la plupart des États socialistes. Ce serait une erreur de parler aujourd’hui de socialisme sans prendre en compte les expériences réelles de socialisme, dans leurs différences et leurs particularités, aussi devons-nous étudier l’expérience des pays qui fait le choix de combiner – selon diverses modalités – socialisme et marché, dont le Vietnam. La question se pose de façon différente en Suisse. Une Suisse socialiste n’aurait en effet pas besoin d’une phase de développement pour rattraper un retard économique, mais devrait se poser la question de la propriété petite bourgeoise – celle de paysans, indépendants, petits entrepreneurs, artisans – et de comment l’intégrer au socialisme.
Les rapports entre marché et socialisme posent toutefois d’importantes questions théoriques. Il est indiscutable que, dans la phase de transition du capitalisme au socialisme, des éléments présocialistes, différentes formes de propriété et des rapports de marché ont inévitablement une large place. Il est à ce titre juste de dire que « l’économie de marché à orientation socialiste est caractérisée par la pluralité de formes de propriété et de composantes économiques. Les différentes composantes économiques régies par la loi coexistent sur le même pied d’égalité, se coopèrent et se concurrencent loyalement ». C’est d’autant plus juste que le Vietnam est encore sur la voie vers le socialisme, que l’édification du socialisme n’y est pas encore achevée.
En va-t-il de même pour le socialisme, une fois que sa construction est, pour l’essentiel, achevée ? La notion de « socialisme de marché » est-elle correcte scientifiquement ? La question est complexe. Étant lui-même un stade de transition, bien qu’aussi dans une certaine mesure un mode de production autonome, le socialisme conserve certains traits hérités du capitalisme, notamment plusieurs formes de propriétés, des éléments de marché, un rôle existant pour la loi de la valeur. Pour combien de temps et jusqu’à quel point ? Il est peut-être utile de réétudier un concept un peu oublié sans doute – puisque l’URSS a disparu peu de temps après l’avoir introduit – mais qui reste théoriquement intéressant : le « socialisme développé ». Le stade d’évolution atteint par la société soviétique dans les années 1970 avait été analysée comme « socialisme développé » par le PCUS. Ce syntagme a souvent été mal compris et interprété comme un terme d’apologétique, destiné à qualifier l’URSS de société pleinement développée, moderne et prospère. Tel n’est pas sa signification, et il s’agit d’une catégorie scientifique et non apologétique. « Socialisme développé » signifie société devenue en quelque sorte pleinement socialiste, qui ne compte plus (ou seulement marginalement) d’éléments non-socialistes (capitalistes ou précapitalistes), et qui fait système : un système socialiste cohérent et fonctionnant selon ses lois internes, qui lui sont propres. Une analyse appuyée sur un passage des Grundrisse de Karl Marx (ce qui, dans le texte de Marx, porte sur le capitalisme, s’applique mutatis mutandis, au socialisme une fois parvenu à maturité) :
« Si dans le système bourgeois achevé, chaque rapport économique présuppose l’autre dans sa forme économique – bourgeoise et qu’ainsi chaque terme posé est en même temps présupposition d’un autre, il en va de même pour tout système organique. En tant que totalité, ce système organique lui-même a aussi ses présuppositions, et son développement en une totalité consiste précisément à se subordonner tous les éléments de la société, ou à se créer à partir d’elles les organes qui lui font encore défaut. C’est ainsi qu’il devient totalité historiquement. Ce devenir qui le constitue en totalité est un moment de son procès, de son développement ».
On ne peut « améliorer » un tel système par l’adjonction d’éléments de nature étrangère, qui présupposent d’autres lois, comme des éléments de marché. Cela aurait plutôt pour effet de faire dysfonctionner tout le système. L’introduction inconsidérée d’éléments de marché lors de la perestroïka a eu précisément de tels effets désorganisateurs et destructifs, permit le siphonage de fait des ressources de l’économie étatique par des entreprises privées déguisées en coopératives, et mena in fine à la restauration du capitalisme dans les pires conditions. Donc on peut en déduire que socialisme et capitalisme forment bien deux systèmes distincts, fonctionnant selon des lois distinctes et incompatibles, et que le syntagme de « socialisme de marché » constitue une solution plus verbale que réelle. Il est bien possible que le PCUS ait en réalité surestimé le degré de développement atteint par le socialisme en URSS – sans parler des projections de passage au communisme dans un avenir proche, visiblement irréalistes – mais cette séquence historique, et la théorisation à laquelle elle a donné lieu, doit être étudiée de près, puisque, malgré tout, il s’agit du stade le plus avancé de progression dans le socialisme que l’humanité ait jamais atteint.
L’évaluation suivante donnée par le camarade Nguyen Phu Trong est entièrement scientifique et correcte : « Notre Parti est pleinement conscient que le Vietnam se trouve actuellement en transition vers le socialisme. Pendant ce temps, des facteurs socialistes se sont formés, établis et développés, en concurrence avec des facteurs non socialistes, y compris des facteurs capitalistes dans un certain nombre de domaines. Cette concurrence s’avère d’autant plus compliquée et drastique que le Vietnam a adopté le développement de l’économie de marché, la politique d’ouverture et d’intégration internationale ». Il importe qu’à la fin ce soient les facteurs socialistes qui l’emportent, car dans le cas contraire ce seraient les facteurs capitalistes qui le feraient.
Nous saluons la volonté du PCV de « construire une société civilisée et moderne dans laquelle les intérêts légitimes des citoyens et la dignité humaine sont préservés, le niveau de connaissances, les qualités morales, physiques, esthétiques de la population ne cessent de se rehausser », une société où « l’être humain, placé au centre de toute stratégie de développement, doit être à la fois la finalité et le moteur du renouveau ». Cette vision du socialisme rejoint entièrement la nôtre, de même que le souci de la protection de la nature et de la réalisation de l’égalité homme-femme.
Nous devons saluer tout particulièrement l’importance que le PCV accorde à la culture. Comme l’écrivait Constantin Tchernenko, dernier secrétaire général du PCUS à avoir porté avec honneur son titre, dans « Stratégie léniniste dans le travail de direction », paru dans la revue Kommounist en 1981, il s’agit d’une tâche politique absolument centrale et incontournable pour l’émancipation de l’humanité et la construction d’une société nouvelle :
« Ce travail conserve aussi toute son importance, car la vie reçoit sans cesse de nouvelles générations, y compris d’ouvriers qui, pour devenir des créateurs conscients de leur destin, doivent étudier à fond l’expérience idéologique, politique et morale de toutes les générations précédentes de combattants pour le socialisme et le communisme. Cette expérience – théoriquement interprétée et systématisée – est incarnée dans notre science marxiste-léniniste. Chaque nouvelle génération doit l’étudier profondément, transformer les connaissances acquises en profonde conviction, en position active dans la vie. Il n’est pas seulement question d’étudier l’idéologie scientifique, mais aussi de faire siennes toutes les richesses spirituelles accumulées par l’humanité. Et cela n’est pas une tâche civilisatrice, purement culturelle, mais une tâche politique. Sans la résoudre, a enseigné Lénine, il est impossible de devenir un véritable communiste ».
Nous ne pouvons qu’approuver la thèse selon laquelle « la nature du socialisme réside dans l’exercice de la démocratie. Cette dernière est à la fois l’objectif et la motivation du socialisme. L’établissement de la démocratie socialiste et la garantie du pouvoir réel du peuple constituent la tâche d’importance vitale et de longue haleine de la révolution vietnamienne ».
Il est exact que la démocratie bourgeoise n’est pas la démocratie simpliciter, qu’elle n’est que la forme sous laquelle en pratique c’est la bourgeoisie qui exerce son pouvoir, et que la démocratie socialiste doit en être qualitativement différente. Comme le disait Thomas Sankara : « Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas, par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre, et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas un système réellement démocratique ». Il n’est pas inutile d’ailleurs de rappeler, aujourd’hui que le syntagme de « démocratie libérale » est devenu un truisme, que libéralisme et démocratie furent longtemps distincts et même opposés, que les libéraux souhaitaient réserver le pouvoir à une élite « éclairée » (et surtout aisée), qu’ils préféraient (généralement) une monarchie constitutionnelle à la république, et qu’ils ne se résignèrent à accepter le suffrage universel que tardivement et de mauvaise grâce, sous la pression des luttes populaires.
Même en Suisse, malgré l’existence d’une démocratie plus réelle et plus avancée qu’ailleurs, malgré l’existence de contrepoids réels que sont les instruments de la démocratie semi-directe, le pouvoir effectif demeure pour la plus grande part concentré entre les mains de la bourgeoisie, et beaucoup de décisions importantes sont de fait soustraites au débat démocratique. Le PST estime néanmoins qu’une dimension démocratique des institutions suisses est une réalité, et a explicitement établi comme stratégie à sa Conférence nationale qui eut lieu à Genève en 1963 de prendre ces institutions comme point de départ pour un passage au socialisme :
« Le Programme montre le chemin au socialisme, la voie d’un large rassemblement populaire des travailleurs en lutte pour la défense de leurs moyens d’existence, de leur liberté et de la dignité humaine. Cette voie nationale qui conduira notre peuple à une Suisse socialiste ne peut partir que des institutions démocratiques en vigueur dans notre pays. Ce sont là en effet les premières bases sur lesquelles la classe ouvrière et les alliés qu’elle se fera doivent se fonder pour pouvoir passer pacifiquement et par étapes, grâce à la lutte et à l’action populaires, à une forme de société supérieure ».
Cette stratégie reste pour l’essentiel la nôtre aujourd’hui. Il serait difficile du reste d’en suivre une autre dans les conditions de la Suisse. Nous luttons pour faire prévaloir les aspects démocratiques du système sur ses aspects oligarchiques, d’étendre, de renforcer la place dévolue à la démocratie semi-directe, de soumettre à la délibération démocratique des domaines qui lui sont actuellement soustraits (le domaine de l’économie, de l’entreprise entre autres).
La démocratie sous le socialisme doit naturellement avoir des caractéristiques différentes que sous le capitalisme, et il est correct de penser qu’elle doit rechercher le consensus et la réalisation d’intérêts communs plutôt que la compétition entre intérêts privés (qui est la transposition des contradictions antagoniques objectives de la formation économico-sociale capitaliste dans sa superstructure politique). Cela n’empêche pas pourtant que, même sous le socialisme, l’individu doit être protégé de l’arbitraire éventuel d’agents de l’État, et que la démocratie, même consensuelle, exige une liberté dans les délibérations démocratiques et la garantie de l’exercice effectif des droits démocratiques par les citoyens. C’est pourquoi, la tâche de construire un État de droit socialiste, qualitativement différent d’un État de droit libéral, est essentielle, et nous ne pouvons que saluer la volonté du PCV de la réaliser.
Un rôle central et incontournable, tant dans la lutte de classe sous le capitalisme, que dans la révolution et la construction du socialisme, jusqu’à la victoire finale du communisme, est dévolu au parti communiste, forme supérieure d’organisation des travailleurs – aussi vrai que la meilleure arme que les travailleurs puissent opposer à la bourgeoisie, c’est la force de leur organisation. Nous considérons que la définition de ce qu’un parti communiste est censé être adoptée par le IIème Congrès du Komintern reste pour l’essentiel valable, et nous efforçons d’être à la hauteur de ces exigences :
« Le Parti communiste est une partie de la classe ouvrière, la partie la plus avancée, la plus consciente et, par conséquent, la plus révolutionnaire. Le Parti communiste est créé sur la base de la sélection naturelle des ouvriers les meilleurs, les plus conscients, les plus dévoués, les plus clairvoyants. Le Parti communiste n’a pas d’autres intérêts que les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière. Il se distingue de toute la masse ouvrière en ce qu’il domine du regard tout le chemin historique de la classe ouvrière dans son ensemble, et qu’il s’efforce de défendre à tous les détours de ce chemin, non pas les intérêts de quelques groupes isolés, ou de quelques corporations, mais les intérêts de la classe ouvrière dans son ensemble. Le Parti communiste est, au point de vue de la politique et de l’organisation, le levier à l’aide duquel la partie la plus avancée de la classe ouvrière dirige toute la masse du prolétariat et du semi-prolétariat dans la bonne voie ».
Les défis que rencontre un parti communiste au pouvoir sont certes très éloignés de ceux auxquels doit faire face à un parti d’opposition comme le nôtre. Si un parti au pouvoir tel le PCV a des facilités que nous n’avons pas, il rencontre aussi les difficultés propres à ce que l’exercice du pouvoir implique. Non la moindre étant les tentations liées à la position de pouvoir, le risque de désidéologisation, d’infiltration d’éléments carriéristes et opportunistes. La vigilance révolutionnaire est de mise face à ce mal, auquel trop de partis communistes ont succombé. Nous sommes convaincus que le PCV sera à la hauteur de sa mission historique, jusqu’au bout.
Mais la réalité d’un parti communiste ce ne sont seulement les difficultés, les risques et les tâches du quotidien. Un parti tel que le nôtre et le vôtre est aussi et surtout dépositaire d’une grande espérance, d’un grand rêve d’avenir. Comme le disait admirablement Constantin Tchernenko, le 28 mai 1984 (« Vivre, travailler et lutter comme l’a enseigné Lénine ») :
« Vous avez probablement entendu dire que le romantisme, les rêves ne sont propres qu’à la jeunesse, que cela passe obligatoirement avec l’âge. On dit que les soucis quotidiens qui accablent ne laissent pas de place aux rêves, à l’aspiration, aux idéaux élevés. Certes, cela arrive à certains individus. Mais ce n’est nullement une loi de la nature. En tout cas, elle n’est pas nécessairement en vigueur et ne peut l’être dans notre pays. »
« Nous vivons d’après un autre principe, d’après le principe des révolutionnaires que nous a légué Lénine qui recommandait aux combattants pour l’édification d’une société nouvelle : « Il faut rêver ! ». Lénine savait toujours, aussi bien dans sa jeunesse qu’à l’âge mûr, jusqu’à ses derniers jours, rêver de façon inspiratrice et communicative. Son rêve principal, celui de l’avenir communiste de notre patrie, reste vivant dans les esprits, les cœurs, les actes du peuple soviétique. Nous ne l’avons jamais abandonné et ne l’abandonnerons jamais ».
Le PCUS finit par oublier ce rêve, et des maux incalculables en ont résulté. Ce rêve, nous souhaitons à tout parti communiste de ne jamais le perdre.
Pour le Parti Suisse du Travail
Alexander Eniline
Membre du Comité directeur