09 avril 2015

Réforme sociale ou révolution, quelle contribution d’un gouvernement Syriza à ce débat ?



La force du symbole que représente le vote clair du peuple grec en faveur d’un parti de gauche radicale et contre la tyrannie austéritaire des technocrates de l’UE, la solidarité sans faille que nous devons manifester avec les travailleurs grecs, le soutien, plus critique et circonspect peut-être, que nous devons accorder à Syriza, ne doivent pas nous empêcher de nous poser les questions qui légitimement se posent et qui ont une importance primordiale pour l’avenir de nos luttes. Car, il faut en être conscient, l’expérience gouvernementale de Syriza aura nécessairement un impact majeur pour toute la gauche radicale, y compris les partis communistes. Dans le numéro précédent de l’Encre Rouge, nous avions discuté du processus en cours en Grèce selon une approche strictement politique et sous l’angle de la réalisabilité du programme gouvernemental de Syriza eu égard à la stratégie adoptée face à l’UE. La question que nous avions posée – trahison ou façon de gagner du temps ? – devrait trouver une réponse claire vers le mois de juillet.

Mais cette fois-ci nous voudrions discuter une autre question, dont l’importance n’est en réalité pas moins immédiate : quelles conclusions au plan idéologique doivent être tirées du fait qu’un parti de gauche radicale est arrivé au gouvernement par les urnes ainsi que de la façon dont il gouverne. Pour le dire plus clairement, on en revient à la question désormais traditionnelle et structurante pour tous les courants politiques issus de la Deuxième internationale : réforme sociale ou révolution ? Question à vrai dire soulevée dès les origines du mouvement socialiste, mais posée pour la première fois explicitement en ces termes lors de la controverse entre Rosa Luxemburg et Edouard Bernstein. Ainsi qu’une autre question, qui est logiquement liée à la première : quel type de parti pour suivre la stratégie qu’on pense la bonne. Les implications pratiques sont en réalité immédiates. Si d’aucuns prennent comme exemples à suivre Syriza et Podemos, qu’ils mettent sur le même plan, alors qu’il s’agit de deux partis très différents à tous points de vue, c’est en tout cas pour dire que le modèle de parti dont nous avons besoin aujourd’hui ce n’est en tout cas pas le Parti communiste. On argue parfois également du fait que Syriza était à l’origine une coalition formée de plusieurs organisations issues de la gauche radicale, qui ont fini par fusionner en un parti unique qui garde néanmoins une grande hétérogénéité interne, pour réveiller une fois de plus  le spectre d’un projet de regroupement au sein d’une même structure de toutes les forces à la gauche du PS. Que devons nous penser de tels arguments ? Voyons ce qu’il en est d’un peu plus près.


Syriza affirme que son but final est bien la construction d’une société socialiste, tout en donnant du socialisme une définition pas exactement orthodoxe, du moins eu égard à notre propre tradition. Ainsi qu’il est dit dans la Déclaration de fondation de Syriza, adoptée en juillet 2013 : « Pour nous, le socialisme est une forme d’organisation de la société basée sur la propriété sociale – non-étatique –, et l’administration des moyens de production, tout en requérant la démocratie à tous les niveaux et dans tous les aspects de la vie publique, de façon à ce que les travailleurs puissent planifier, contrôler et protéger la production à travers des organes élus par eux, mettant la production au service de la satisfaction des besoins sociaux. En même temps, néanmoins, le socialisme n’est pas pour nous une copie des modèles qui ont été des tentatives d’application de telles idées, mais ont fini les mésinterpréter, les distordre, et finalement, pour de nombreuses et complexes raisons, se sont effondrés de l’intérieur ». En même temps, Syriza se revendique aussi du réformisme, bien qu’il y ait une importante minorité interne qui ne soit pas d’accord avec cela. Ainsi que le dit Yannis Varoufakis, ministre grec des finances, dans une interview accordée à l’Humanité le 17 mars 2015 : « Il y a une tradition réformiste de la gauche démocratique, nous nous y inscrivons ». Ce n’est pas avec la revendication du socialisme que Syriza a gagné les élections, le but étant alors de rassembler tous les Grecs qui refusent l’austérité, même s’ils n’ont pas pour autant (encore) adopté des idées anticapitalistes. Mais l’exercice du gouvernement et de la majorité parlementaire (ce serait une grave erreur réformiste que d’en inférer l’exercice du pouvoir) par Syriza, si ce parti continue à suivre la stratégie qu’il a suivie jusqu’à alors, peut-il contribuer à créer les conditions d’un passage au socialisme ? Ou tout au moins permettre un certain aménagement du capitalisme dans l’intérêt des classes populaires ? C’est du moins le but que propose – à titre provisoire, dans l’attente de jours meilleurs – Yannis Varoufakis, dans un article du Guardian, qui est lui-même l’adaptation d’un discours prononcé à Zagreb en 2013 : « Pour ma part, je ne suis pas prêt à faire se lever un vent nouveau, qui gonflera les voiles de cette version postmoderne des années 30. Si cela signifie qu’il nous faille, à nous, les marxistes à l’inconstance bien utile, essayer de sauver le capitalisme européen de lui-même, qu’il en soit ainsi. Paspar amour du capitalisme européen, ni de la zone euro, ni de Bruxelles, ou encore de la Banque Centrale Européenne, mais simplement parce que nous voulons minimiser le nombre inutile d’êtres humains, victimes de cette crise ». Varoufakis se revendique dans l’article en question d’un « marxisme fantasque ». Il s’agit en effet pour le moins d’un marxisme bien singulier.

Alors, une stratégie réformiste peut-elle amener au socialisme ? L’enseignement des classiques du marxisme nous invite à répondre clairement non. Ainsi que l’écrivait Rosa Luxemburg, dans Réformes sociales ou révolution : "Quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l'encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l'instauration d'une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l'ancienne société […] non pas la suppression du salariat, mais le dosage en plus ou en moins de l'exploitation." Il n’existe pas plus à ce jour d’exemple d’un processus réformiste d’édification du socialisme. Le Venezuela ne l’a à ce jour pas édifié. On pourrait certes citer Salvador Allende, bien qu’il ait été renversé par un coup d’Etat. Mais Allende, bien qu’il soit parvenu à la présidence par les urnes, n’était pas exactement un réformiste. En effet, il déclarait : « Je crois que nous avons utilisé les réformes qui ouvrent la voie à la révolution. Nous avons maintenant la prétention (et cela je vais le dire avec modestie) d’instaurer une voie différente et de prouver que l’on peut faire ces transformations profondes qui constituent la voie de la révolution. Nous avons dit que nous allons créer un gouvernement démocratique national, révolutionnaire et populaire qui mènerait  au socialisme, car le socialisme ne s’impose pas par décrets. Toutes les mesures que nous avons prises sont des mesures qui conduisent à la révolution ». Aucun ministre de Syriza n’a rien dit de semblable, du moins à ce jour.

Est-il au moins possible d’humaniser le capitalisme, de relancer l’économie grecque, de convaincre les structures de l’UE d’adopter un modèle un peu plus social et un peu plus soutenable pour les peuples ? Ce serait une grave illusion que de se fixer un objectif pareil. Il n’est absolument pas possible d’humaniser le capitalisme, ni même d’en revenir à une sorte de « compromis des trente glorieuses », puisque les conditions qui le rendaient possible, à savoir une haute conjoncture sur une longue période, ne sont plus et ne reviendront pas. Le capitalisme contemporain est empêtré dans la crise systémique probablement la plus grave de son histoire, malade de sa financiarisation frauduleuse à outrance, englué dans une crise de surproduction catastrophique, sujet à des contradictions plus profondes que jamais. Tenter de l’assainir par quelques bricolages keynésiens est tout simplement vain. Espérer convaincre, ou contraindre, les élites en place à adopter une autre politique que le néolibéralisme est illusoire. Le rapport des forces aujourd’hui ne le permettrait pas. Et puis, la bourgeoisie ne peut faire quelques concessions limitées qu’en phase d’expansion. Ses crises, elle ne peut les résoudre autrement qu’en les faisant payer au peuples, ou par la guerre. Enfin, transformer l’UE de l’intérieur, démocratiser cette dictature néolibérale et technocratique, réformer cette structure verrouillée et irréformable, est clairement impossible.

Du reste, l’expérience gouvernementale de Syriza depuis deux mois laisse songeur et ne va pas sans susciter d’importantes inquiétudes et critiques au sein même de Syriza. Le parlement grec a certes pu, malgré les pressions des bureaucrates de l’UE, voter une loi pour faire face à l’urgence humanitaire et apporter un soutien indispensable aux plus démunis et à pris des mesures contre l’évasion fiscale, mais le gouvernement a dû dans le même temps s’engager, en échange de prêts européens sans lesquels les banques grecques et l’Etat grec se retrouveraient rapidement en cessation de paiement, à soumettre tous ses projets de réformes, dont le but est toujours l’excédant budgétaire, aux « trois institutions » (BCE, Commission européenne et FMI…le nouveau nom de l’ancienne troïka) et à n’entreprendre aucune démarche unilatérale. La Grèce a certes gagné le droit d’au moins choisir elle-même quelles réformes elle entend proposer à ses créanciers, mais Syriza a dû ajourner sine die pour le moment la plupart de ses promesses électorales. Les instances de l’UE ont fait preuve de toute l’arrogance impériale que l’on pouvait attendre de leur part, et ont clairement signifié qu’il n’y avait rien à négocier : aucune autre politique que le néolibéralisme et l’austérité n’est autorisée dans la zone euro. Par ses manœuvres dilatoires, par ses pressions diverses et variées, par des décisions qui consistent en véritables actes de guerre économique, les fameuses « institutions » n’ont que trop montré que leur but n’a jamais été de négocier, mais de faire plier la Grèce par la force, de l’étouffer économiquement et financièrement, de contraindre le nouveau gouvernement à mener la même politique que ses prédécesseurs.

Pour le moment, s’il y a bien une chose que les deux mois de gouvernement Syriza illustrent, c’est malheureusement la marge de manœuvre quasiment nulle dont dispose tout gouvernement de gauche radicale qui voudrait appliquer une politique réformiste au sein de l’UE en respectant les règles du jeu. Le gouvernement dit vouloir surtout gagner du temps. C’est certes louable, mais gagner du temps dans quel but ? Alexis Tsipras a encore une fois exprimé récemment qu’il était confiant dans l’issue des négociations avec les « institutions ». Mais il est clair que les technocrates bruxellois sont bien décidés à faire plier la Grèce par n’importe quel moyen, qu’ils ont l’avantage, et que si d’aventure on joue à un jeu où l’adversaire est également l’arbitre, on est sûr de perdre. Du reste, jusque là, c’est clairement les technocrates néolibéraux qui sont gagnants au jeu de négociations. Ils ont déjà contraint le gouvernement grec à faire avaliser toutes ses réformes par la troïka renommée pour l’occasion, à ajourner la plupart de ses promesses électorales, à s’engager à rembourser une dette que tout le monde sait frauduleuse et impossible à rembourser, et à renoncer à revenir sur les privatisations, voire à en étudier de nouvelles. Des responsables gouvernementaux ont été obligés de reconnaître que les négociations ont été autrement plus dures que prévu et les interlocuteurs d’en face bien moins ouverts à la discussion qu’escompté. Il serait illusoire d’espérer gagner à un jeu où l’on est à l’évidence en train de perdre, et continuer ainsi pourrait même avoir un effet catastrophiquement démobilisateur. Ainsi que le dit Stathis Kouvelakis, professeur d’économie et membre du Comité central de Syriza : « Par ailleurs, l’argument du « temps gagné » relèvent en l’occurrence de l’illusion. Pendant ces quatre mois de supposé « répit », Syriza sera en réalité obligé de se mouvoir dans le cadre actuel, donc de le consolider en mettant en œuvre  une bonne part de ce que la Troïka (relookée en « Institutions ») exige, et en « reportant » l’application des mesures-phares de son programme, celles qui lui auraient justement permis de « faire la différence » et de cimenter l’alliance sociale qui l’a porté au pouvoir. Ce « temps gagné » risque fort en effet de s’avérer comme du « temps perdu », qui déstabilisera la base de Syriza tout en permettant aux adversaires (notamment à l’extrême-droite) de regrouper leurs forces et de se présenter comme les seuls partisans d’une « vraie rupture avec le système ». Du reste, il ne semble pas que le gouvernement grec en aura la possibilité très longtemps de toute façon. A ce qu’il semble, les fameuses institutions auraient refusé le troisième plan de réformes proposé par Athènes, et basé essentiellement sur une hausse de l’imposition des hauts revenus et la lutte contre l’évasion fiscale. Les créanciers eux veulent à tout prix imposer au gouvernement grec un nouveau démantèlement des retraites et  du droit du travail, ainsi qu’une hausse de la TVA, comme conditions sine qua non de la poursuite du plan d’ « aide » européen : l’austérité ou rien. Deux options se dessinent donc à très brève échéance : la capitulation ou la rupture.

Inutile de dire à quel point une capitulation aurait un impact catastrophique. Si en revanche Syriza fait le choix de la rupture, ce que nous espérons, il ne sera en tout cas pas suffisant de seulement déchirer les traités européens, refuser de payer la dette illégitime, et en revenir à la drachme dans un cadre capitaliste. Cela ne suffirait pas, avec toutes les mesures keynésiennes que le gouvernement pourrait mettre en œuvre, à relancer l’économie grecque. Pour cela, une rupture beaucoup plus radicale avec l’ordre établi s’impose. Or une telle rupture porte un nom : il s’agit d’une révolution socialiste. Certes, c’est difficile et risqué dans le cas d’un petit pays à l’économie sinistrée qu’est la Grèce, mais il ne faut pas oublier que rester dans un cadre capitaliste, étant données les conditions actuelles, ne manquerait pas de faire tomber la Grèce à l’état de misère et de sous-développement des pays les moins développés. Et une révolution socialiste, seule notre tradition permet véritablement de la penser, et a fortiori la mettre en œuvre. Nous devons donc y rester fidèles, plutôt que de nous amuser avec des gadgets post-modernes comme l’Europe sociale ou un grand regroupement de toute la gauche au sein d’une même organisation.

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