23 mars 2016

50 ans après, l’héritage de la Conférence Tricontinentale



Du 3 au 15 janvier 1966 se réunirent à la Havane, à Cuba, quelques 500 délégués, représentant 82 pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, ainsi que des délégations du Parti communiste chinois et du Parti communiste d’Union soviétique. Ce fut la Conférence Tricontinentale, Aussi appelée Conférence de Solidarité avec les Peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine. Date majeure dans l’histoire des luttes anti-impérialistes comme du Mouvement communiste international, initiative audacieuse qui était sur le point de porter un coup fatal à l’impérialisme, la Tricontinentale est pratiquement oubliée de nos jours, même parmi les communistes, ensevelie sous la tyrannie de la domination néocoloniale et l’écrasement dans le sang des luttes qu’elle avait impulsé. De fait, son cinquantième anniversaire n’a pas fait les gros titres de par le monde, même dans la presse communiste. Il faut tout de même signaler la très intéressante série consacrée à la Tricontinentale et à son héritage qui fut organisée à Genève par l’Atelier – histoire en mouvement, association dont le but est de faire vivre la mémoire des luttes pour l’émancipation de la classe ouvrière, des femmes et des peuples opprimés. Alors qu’était cette conférence qui s’est déroulée il y a 50 ans et que représente son héritage de nos jours ?

Pour répondre à cette question, il faut remonter quelque peu en arrière, aux origines du Mouvement communiste international. Les fondateurs, Marx et Engels, s’ils n’ont pas énormément traité la question nationale et coloniale pour elle-même, ont néanmoins formulé toutes les bases théoriques nécessaires pour la lutte anti-impérialiste et de libération nationale. Des bases qui furent, et c’est un euphémisme, passablement laissées de côté par les dirigeants de la Deuxième Internationale, composée en ce temps uniquement de partis nés dans les métropoles impérialistes, avec toutes les conséquences que cela implique. De fait, durant toute l’existence de la Deuxième Internationale, une ambiguïté fondamentale demeura sur la question des colonies et des peuples soumis à l’oppression coloniale. En pratique, les dirigeants droitiers faisaient tout leur possible pour esquiver la question. En réalité, ils étaient déjà quant au fond acquis à l’impérialisme de « leur » pays, ce qui deviendra parfaitement apparent lors du déclanchement de la Première Guerre mondiale.

Lénine et le Parti bolchevik ont à juste titre fermement dénoncé cette attitude opportuniste et en ont prédit bien à l’avance les conséquences fatales. Lénine a amplement théorisé la nécessité de l’articulation de la lutte pour l’émancipation de classe des travailleurs et de la lutte pour l’émancipation nationale des peuples que l’impérialisme opprime. Après la Révolution d’octobre, l’Internationale communiste nouvellement formée fit un effort important pour que toute ambiguïté dans les partis communistes au sujet des colonies de « leur » pays cesse et qu’ils s’engagent pour la cause de la libération nationale des peuples colonisés. En 1927 se tient à Bruxelles le Congrès international des peuples, organisé par l’Internationale communiste, rassemblant des partis communistes ainsi que des organisations issues des pays occupés par l’impérialisme. La Ligue mondiale anti-impérialiste pour la libération des peuples, première organisation anti-impérialiste mondiale et qui apporte un soutien réel aux luttes de libération nationale est créée à cette occasion. Des futurs leaders des luttes pour l’indépendance nationale, comme par exemple Jawaharlal Nehru, s’y retrouvent et y entament le parcours qui fera d’eux ce qu’ils sont devenus. Remarquons que l’on est en 1927, en pleine période « stalinienne ». Il est d’usage parmi les propagandistes bourgeois, ainsi que de leurs épigones de « gauche » de présenter cette période comme une ère de ténèbres simpliciter. Ils montrent surtout par là qu’ils sont les dignes héritiers de l’idéologie coloniale pour laquelle le sort des peuples non-occidentaux est quantité négligeable…

La victoire éclatante de l’URSS sur le Troisième Reich hitlérien apporte un discrédit irréversible à l’idéologie colonialiste, que les nazis avaient rendu désormais inacceptable en l’appliquant à des populations européennes, ainsi qu’un changement des rapports de force à l’échelle planétaire, mettant l’impérialisme provisoirement sur la défensive. Les luttes d’indépendance nationale commencent à être couronnées de succès et la décolonisation commence, en Asie d’abord, en Afrique ensuite. Un processus difficile et douloureux, tant les puissances impérialistes n’ont jamais rien concédé de leur plein gré, tant elles ont utilisé des moyens criminels sans nombre pour tenter de freiner l’irrésistible mouvement d’émancipation nationale, tant les peuples ont payé de leur sang la moindre parcelle de liberté gagnée de haute lutte. Et ce n’était pas tout encore que d’accéder à l’indépendance politique formelle si l’on n’acquérait pas aussi l’indépendance économique. Les chaînes du colonialisme étaient bien souvent remplacées par celles du néocolonialisme, moins visibles, mais pas moins brutales pour autant. Les pays d’Amérique latine étaient, eux, indépendants formellement depuis bien longtemps, mais en pratique gémissaient dans une oppression néocoloniale atroce imposée par les Etats-Unis et leur sinistre doctrine Monroe. Ils représentaient pour les pays nouvellement indépendant d’Asie et d’Afrique l’avenir que l’impérialisme leur réservait s’ils ne se donnaient pas les moyens de prendre leur destin en main.

La conscience de la nécessité pour les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine de coordonner leurs luttes pour se débarrasser de ce qui restait du colonialisme stricto sensu et du néocolonialisme s’imposa largement dès les années 50. Le projet de convoquer une conférence tricontinentale fut élaboré conjointement par le militant anticolonialiste marocain Mehdi Ben Barka, Ernesto Che Guevara, Hô-Chi Minh et le révolutionnaire cap-verdien Amilcar Cabral. Ainsi que l’avait dit Mehdi Ben Barka la Tricontinentale est, telle Cuba, l’union de deux courants: «Celui surgi avec la révolution socialiste d’octobre et celui des révolutions nationales libératrices.» La Havane est donc choisie comme siège.

La Conférence Tricontinentale se tint finalement en janvier 1966 à la Havane. Mehdi Ben Barka ne put y être présent, enlevé et secrètement assassiné qu’il fut par les services secrets français à Paris peu avant, étant donné la menace qu’il représentait pour l’impérialisme mondial. Le Che aussi fut absent à la conférence, pourtant il en est paradoxalement la figure la plus connue. De cette conférence on se rappelle le plus souvent est son célèbre Message à la Tricontinentale, aisément accessible sur internet. Le célèbre slogan « créer deux, trois, de nombreux Vietnam » en est issu. Ainsi que Che Guevara le dit :

« Comme nous pourrions regarder l’avenir proche et lumineux, si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissaient sur la surface du globe, avec leur part de morts et d’immenses tragédies, avec leur héroïsme quotidien, avec leurs coups répétés assénés à l’impérialisme, avec pour celui ci l’obligation de disperser ses forces, sous les assauts de la haine croissante des peuples du monde ! […] Toute notre action est un cri de guerre contre l’impérialisme et un appel vibrant à l’unité des peuples contre le grand ennemi du genre humain : les Etats-Unis d’Amérique du Nord. Qu’importe où nous surprendra la mort ; qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une main se tende pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et des nouveaux cris de guerre et de victoire. »

La Conférence Tricontinentale proprement dite, quant à elle, prit une série de décisions importantes et se donna les moyens de les appliquer : désignation des USA comme ennemi principal, dénonciation du pillage du Tiers-Monde et du néocolonialisme, soutien à la lutte héroïque du peuple vietnamien, lutte contre le régime de l’apartheid, coordination des luttes anti-impérialistes…A la suite de la Conférence Tricontinentale, furent accomplies des actions décisives pour le soutien mutuel aux luttes anti-impérialistes, pour mettre l’impérialisme en échec, certaines nécessairement secrètes, d’autres au grand jour, dont les plus célèbres demeurent l’engagement de combattants cubains en Afrique, qui apporta une contribution décisive à la défaite du régime de l’Apartheid et de ses tentatives d’ingérence. On l’oublie facilement aujourd’hui, jusqu’au milieu des années 70, c’était le camp du progrès qui était à l’offensive, et celui de la réaction en recul. Une victoire de la révolution mondiale semblait à portée de main, et sans doute était possible…La Tricontinentale, c’est aussi un important travail théorique, un travail d’analyse très minutieux de la situation des pays en lutte pour leur émancipation qui n’a rien perdu de son intérêt ni de son actualité de nos jours. Par exemple, les experts de la Tricontinentale ont compris les mécanismes de l’asservissement grâce à la dette publique illégitime…avant même que l’impérialisme ne mette ces mécanismes à profit.

Pour briser ce défi pour son existence même, l’impérialisme eut recours à des moyens d’une brutalité pratiquement inédite : assassinat en série des dirigeants, écrasement dans le sang de toutes les luttes de libération qu’il était possible d’écraser, sans aucun scrupules pour l’utilisation des armes de destruction massive et des pires dictature fascistes, qui n’on rien à envier à celles du NSDAP, renforcement des chaînes du néocolonialisme par la mise en esclavage en bonne et due forme que constituent les dits « plans d’ajustement structurel » du FMI, lavage de cerveau enfin grâce à la propagande néolibérale omniprésente. Le mouvement né de la Tricontinentale ne fut pas en mesure de résister à cette contre-offensive et fut brisé. L’URSS non plus ne sur relever le défi, et s’engagea dans un  repli révisionniste qui aboutit bientôt à l’élection du traître Gorbatchev à la tête du Parti et du pays.


Le triomphe, au moins provisoire, de l’impérialisme semblait complet. Mais c’est justement pour cela que l’héritage de la Tricontinentale est précieux, qui faut l’étudier, afin d’apprendre des luttes révolutionnaires du passé pour ne pas échouer dans celles de l’avenir, afin cette fois de non seulement mettre l’impérialisme en échec, mais de le briser définitivement.

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