24 octobre 2017

Intervention à la commémoration pour les 30 ans de l’assassinat de Thomas Sankara, le 15.10.17



Nous avons choisi d’intituler la commémoration de ce soir : « on peut tuer un homme mais pas ses idées ». Ce titre n’a pas été choisi au hasard. Il fait référence à un des tout derniers discours publics de Thomas Sankara. Le 8 octobre 1987, moins d’une semaine avant son assassinat, le président du Burkina Faso prononçait une allocution pour l’ouverture d’une exposition consacré à Che Guevara, 20 ans après, jour pour jour, qu’il fut abattu par les sbires de la CIA.

Thomas Sankara avait dit notamment à cette occasion : « C’est vrai, on ne tue pas les idées. Les idées ne meurent pas. C’est pourquoi Che Guevara – qui était un concentré d’idées révolutionnaires et de don de soi – n’est pas mort parce qu’aujourd’hui vous êtes venus [de Cuba] et nous nous inspirons de vous. »

Ce discours fut prémonitoire. Tout ce que Sankara dit ce jour-là du Che devait devenir vrai de lui également.  Quelques jours plus tard, Thomas Sankara tombait sous les balles  des assassins tirant sur l’ordre de Blaise Compaoré, son plus proche allié, qui choisit de le trahir, de trahir la révolution, d’y mettre fin pour se rallier au carcan du néocolonialisme et s’enrichir aux dépens de son peuple. Mais si Compaoré parvint à tuer et l’homme que fut Thomas Sankara, et même la révolution qu’il avait conduit, il ne put tuer ses idées, ni son souvenir (et ce n’est pas faute d’avoir essayé). Car on ne tue pas les idées. Le peuple burkinabé n’a pas oublié Sankara, ni la Révolution Démocratique et Populaire. En 2014, Blaise Compaoré était enfin chassé du pouvoir par un soulèvement populaire. L’histoire ne se souviendra de lui que comme d’un criminel et d’un pion de l’impérialisme (l’Etat néocolonialiste français ne l’a pas oublié non plus, qui a envoyé un hélicoptère pour l’extrader, ni la classe dirigeante de Côté d’Ivoire, qui lui a accordé la nationalité ivoirienne pour avoir été le caniche obéissant de Felix Houphouët-Boigny).

On vit en revanche refleurir les portraits de Thomas Sankara, devenu, comme le Che, une figure quasiment légendaire pour les révolutionnaires, en Afrique, mais pas seulement. Le fait que vous soyez si nombreux ce soir pour rendre hommage à sa mémoire suffit à prouver l’intérêt très vif que suscite de nos jours la figure de Thomas Sankara parmi tous ceux qui aspirent à un autre monde.

Un intérêt qui est pleinement justifié. Ce n’est d’ailleurs pas seulement les portraits de Thomas Sankara qui refleurissent, mais aussi des éditions de ses discours. A juste titre, tant toutes les paroles de Thomas Sankara résonnent aujourd’hui plus que jamais d’une actualité brûlante, tant il est indispensable pour tout révolutionnaire de les étudier. La première chose à dire est que la pensée et l’action de Thomas Sankara s’inscrit dans la continuité de toutes les luttes révolutionnaires des peuples pour leur libération, pour un avenir meilleur.

Ainsi que Thomas Sankara l’avait déclaré, devant l’Assemblée générale de l’ONU, le 4 octobre 1984 : « Notre révolution au Burkina Faso est ouverte aux malheurs de tous les peuples. Elle s’inspire aussi de toutes les expériences des hommes depuis le premier souffle de l’humanité. Nous voulons être les héritiers de toutes les révolutions du monde, de toutes les luttes de libération des peuples du tiers monde ».

Profitons de l’occasion pour dire que le Parti du Travail s’inscrit également dans cet héritage révolutionnaire des luttes de tous les peuples pour leur émancipation, et tout particulièrement dans cette séquence ouverte par la Grande Révolution Socialiste d’Octobre, qu’il a toujours apporté un soutien, à la mesure de ses moyens, à tous les mouvements de lutte de par le monde pour la libération nationale, contre l’impérialisme et pour le socialisme. A ce titre, la Révolution Démocratique et Populaire de Thomas Sankara fait partie de notre héritage théorique et politique, et il est de la plus haute importance pour nous d’en préserver la mémoire.

Si l’action de Thomas Sankara prouve quelque chose, c’est que c’est possible. Même dans les conditions objectives apparemment les plus défavorables, même quand toute la planète semble être contre vous, une action révolutionnaire résolue et conséquente est possible. Si la volonté y est, un peuple quel qu’il soit, s’il est prêt à ne compter que sur ses propres forces et lutter jusqu’au bout, peut accomplir une révolution victorieuse, rompre les chaînes du néocolonialisme et du capitalisme, et bâtir une société nouvelle.

Avant la révolution, la Haute-Volta était un pays parmi les plus pauvres de la planète, essentiellement agricole, un petit pays de moins de 8 millions d’habitants, menacé par la désertification, touché par un analphabétisme de masse atteignant plus de 90% de la population, quasiment dépourvu d’industrie. Il semblait ne posséder aucun avantage objectif pour une révolution réussie, seulement des difficultés inouïes. Et pourtant, en seulement quatre ans de révolution, pratiquement sans aucun soutien matériel extérieur, les succès furent remarquables. Grâce à des travaux de construction de barrages et de retenues d’eau par la mobilisation de masse, grâce à la diffusion de techniques agricoles plus modernes, l’autosuffisance alimentaire fut atteinte et la disette vaincue. Une industrie légère commençait à se développer. Le progrès social fut remarquable également : campagnes de vaccination et d’alphabétisation, développement d’un système de santé public, construction de logements…Peu avant l’assassinat de Thomas Sankara, un plan quinquennal était à l’étude. Preuve que la révolution avait réussi à trouver les moyens nécessaires pour une accumulation primitive, malgré les ressources très limitées du pays, et donc la voie d’un développement endogène en faveur du peuple. En ne peut douter que des résultats extraordinaires auraient pu être atteints, si le coup d’Etat de Blaise Compaoré n’avait pas brutalement mis fin à la révolution.

Mais Thomas Sankara ne fut pas seulement un révolutionnaire particulièrement remarquable. La révolution qu’il dirigea fut la dernière d’avant le renversement du socialisme en URSS. Le monde dans lequel il eut à lutter, les défis auxquels la révolution au Burkina Faso fut confrontée, étaient déjà très largement les nôtres. A ce titre, il est, plus que d’autres grands révolutionnaires, notre contemporain. A ce titre, sa pensée a beaucoup à nous apprendre, pour nos luttes d’aujourd’hui.

Sankara devait lutter à une époque où le colonialisme avait laissé la place à une nouvelle forme de domination impérialiste – le néocolonialisme – ce dans la plupart des cas du moins. N’oublions pas que le colonialisme proprement dit existe toujours aujourd’hui, et que le peuple palestinien et le peuple sahraoui ont encore à lutter pour s’en libérer. Reste le fait que, plus que d’autres avant lui, Thomas Sankara comprit bien les rouages du néocolonialisme et les tâches requises pour rompre avec cette nouvelle forme d’oppression. Un des instruments clés du néocolonialisme est la dette extérieure, qui n’est qu’un moyen d’asservissement à perpétuité d’un peuple par l’endettement. Or Thomas Sankara est resté à jamais célèbre pour son discours prononcé le 29 juillet 1987 à Addis-Abeba, à la Conférence de l’Organisation de l’unité africaine. Il convient d’en citer un extrait, pratiquement in extenso :

« La dette, c’est encore le néocolonialisme ou les colonialistes qui se sont transformés en assistants techniques. En fait, nous devrions dire en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des bailleurs de fonds. Un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffirait à créer le développement chez d’autres. Ces bâilleurs de fonds nous ont conseillés, recommandés. On nous a présenté des dossiers et des montages fiduciaires alléchants. Nous nous sommes endettés pour 50 ans, 60 ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant 50 ans et plus. »

« La dette sous sa forme actuelle est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers, faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier – c’est-à-dire l’esclave tout court – de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale. Ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser […] La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord, si nous ne payons pas, nos bâilleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également. »

Thomas Sankara avait également affirmé à cette occasion que les pays africains devaient s’unir pour refuser de rembourser la dette extérieure, faute de quoi il ne serait sans doute plus de ce monde au sommet suivant de l’OUA. C’est, hélas, ce qui est arrivé. Il n’empêche que son discours garde de nos jours une actualité brûlante, et pas seulement pour les pays du Tiers monde d’ailleurs. Du temps de Sankara, les peuples d’Europe pouvaient ne pas se sentir concernés par les formes d’oppression néocoloniales, puisqu’ils pouvaient croire qu’ils n’auraient jamais à les subir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des pays entiers, la Grèce, le Portugal, et d’autres…ont été traités comme des dominions coloniaux par les eurocrates et la classe dirigeante allemande au nom d’une dette frauduleuse auprès de banques et qu’il est impossible de rembourser. Les Européens gagneraient beaucoup de nos jours à lire Thomas Sankara.

Thomas Sankara eut également à faire face à un problème on ne peut plus actuel : le saccage de notre planète par le capitalisme au nom du profit immédiat et qui menace la survie même, à un terme moins lointain qu’on ne pourrait le penser, de notre espèce. Le problème le plus grave qui touche le Burkina Faso à cet égard est la désertification, l’avancée du désert suite à des déboisements irresponsables au nom d’un intérêt illusoire à court terme. La Révolution Démocratique et Populaire au Burkina Faso a aussi – en seulement quatre ans d’existence – atteint des résultats extraordinaires en matière de reboisement et de préservation des ressources naturelles du pays. Et, contrairement à une certaine écologie politiquement correcte et aseptisée en vogue aujourd’hui en Occident, Thomas Sankara ne séparait pas la question écologique du combat contre le capitalisme et l’impérialisme. Ainsi qu’il le disait en 1986, sur un plateau de la télévision française :

« Nous estimons que la responsabilité de ce fléau n’incombe pas seulement à ces hommes et à ces femmes qui vivent au Burkina Faso mais également à tous ceux qui, loin de chez nous, provoquent de façon directe ou indirecte des perturbations climatiques et écologiques. […] Oui, la lutte contre la désertification est un combat anti-impérialiste ».

A cet égard aussi il est important de lire, ou de relire, Thomas Sankara.

Il y aurait encore bien d’autres choses à dire sur Thomas Sankara et sa pensée, comme sa lutte contre l’impérialisme, pour la façon dont il osa dire brillamment la vérité face à face à François Mitterrand, ou encore son combat pour l’émancipation des femmes. Mais il vaudrait la peine d’en parler pendant des heures. Aussi, vais-je m’arrêter là, et passer  à la conclusion.

Thomas Sankara avait dit en 1985 quelque chose qui pourrait être considéré comme son testament politique : « Je souhaite simplement que mon action serve à convaincre les plus incrédules qu’il y a une force, qu’elle s’appelle le peuple, qu’il faut se battre pour et avec ce peuple… Peut-être dans une autre temps apparaîtrons nous comme des conquérants de l’inutile, mais peut-être aurons-nous ouvert une voie dans laquelle d’autres s’engouffreront allègrement, sans même réfléchir ; un peu comme lorsque l’on marche… Et notre consolation sera réelle, à mes camarades et à moi-même, si nous avons pu être utiles à quelque chose, si nous avons pu être des pionniers. A condition bien sûr que nous puissions recevoir cette consolation là où nous serons… Je souhaite qu’on garde de moi le souvenir d’un homme qui a mené une vie utile pour tous… »


Il est de la responsabilité de ceux qui vivent aujourd’hui que Thomas Sankara n’ait pas lutté en vain, que le souvenir en soit perpétué et inspire les combats et les révolutions futures dont nous avons tant besoin.

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