10 février 2018

Le libéralisme hier et aujourd’hui, contre-histoire d’une idéologie réactionnaire



Synthèse du cours donné à la journée de formation du Parti du Travail du 16.12.17

Définition du libéralisme, vrai et faux

Idéologie incontestablement dominante de nos jours dans les pays capitalistes occidentaux, au point d’y être une véritable pensée unique, le libéralisme est pourtant souvent mal connu de certains parmi ceux qui s’en réclament, et surtout par celles et ceux qui le subissent. Il tire sans aucun doute possible sa force, son caractère quasi-totalitaire, de sa présence évanescente. Il est pourtant de la plus haute importance, pour celles et ceux qui luttent contre l’oppression capitaliste, de bien connaître ce courant de pensée et son histoire, afin de pouvoir le combattre efficacement.

Comment définir le libéralisme ? Par souci d’honnêteté intellectuelle, donnons tout d’abord la parole à un de ses théoriciens majeurs : « Tel qu’il se développa à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, le mouvement intellectuel connu sous le nom de « libéralisme » faisait de la liberté le but ultime de la société et de l’individu son ultime entité. A l’intérieur, ce mouvement prônait le laisser-faire comme moyen de réduire le rôle de l’Etat dans le domaine économique, et par conséquent, d’accroître celui de l’individu; à l’extérieur, il voyait dans le libre-échange l’instrument qui permettrait de créer entre les nations un lien pacifique et démocratique. De même, il était favorable, en matière politique, au développement du gouvernement représentatif et des institutions parlementaire, à la réduction des pouvoirs arbitraires de l’Etat, et à la protection des libertés civiles des individus. » (Milton Friedman, Capitalisme et liberté).

Pour compléter cette définition de Milton Friedman, classiquement on distingue entre un libéralisme politique, fondé sur les principes des droits individuels inaliénables (dont le droit de propriété est partie intégrante, si ce n’est la plus essentielle), de l’Etat de droit, du règne de la loi (plutôt que d’un pouvoir arbitraire que quelque autorité que ce soit, fût-ce le peuple souverain), et de la démocratie parlementaire (en principe), et un libéralisme économique, d’après lequel, pour garantir la liberté et la prospérité maximale pour tous, le marché doit être libre, fondé sur une concurrence libre et non faussée, le rôle de l’Etat devant se limiter à garantir la liberté du marché. Alors, comme par magie, les intérêts individuels sont censés converger pour le bien de tous. C’est la fameuse « main invisible » (doctrine à l’origine explicitement fondée sur des spéculations de nature théologique, fait que les idéologues libéraux aujourd’hui préfèrent oublier). La justice veut que l’on remarque que les théoriciens libéraux récusent généralement cette distinction, car, d’après eux, le libéralisme forme un tout, un et indivisible.

Ainsi décrit, le libéralisme constitue le paradigme idéologique commun de tous les partis gouvernementaux suisses ; sans restrictions ou presque pour le PLR (le slogan des JLR étant « plus de liberté, moins d’Etat ! ») ; avec quelques restrictions, au nom de quelques vestiges de conservatisme catholique pour le PDC, et des éléments, parfaitement démagogiques et incohérents, faut-il le dire, de nationalisme et de conservatisme dans le cas de l’UDC (et encore plus de démagogie pour le MCG ou GEM) ; et avec des très fortes restrictions pour le PS et les Verts. Pour autant, aucun de ces partis, du moins leurs courants mainstream (en faisant abstraction de la minorité marxiste au PS et décroissante chez les Verts), n’est en mesure d’opposer une idéologie cohérente au libéralisme, et se retrouve donc largement prisonnière du paradigme dominant. La gauche réformiste ne conteste généralement que le libéralisme économique, et encore bien souvent au nom d’un économiste qui fut lui-même libéral, quoique particulièrement hétérodoxe, John Maynard Keynes. Le libéralisme politique, en revanche, n’est contesté par presque personne. L’hégémonie du libéralisme est tellement forte de nos jours qu’elle se ressent même parmi les forces de la gauche radicale, qui pourtant sont déterminées à le combattre.

Pourtant, il convient de contester cette définition ci-dessus. Car elle n’est qu’à moitié vraie. Le libéralisme, ce n’est pas exactement la version aseptisée que l’on enseigne dans les écoles et que l’on diffuse dans les médias bourgeois. Idéologie conçue par et pour les élites possédantes, le libéralisme, c’est la liberté, certes, mais pas pour tous (encore moins pour toutes et tous), mais seulement pour les hommes libres, qui peuvent être, selon certaines variantes de la théorie, très peu nombreux…

Les origines du libéralisme

Les origines lointaines, très lointaines, et plus ou moins indirectes, du libéralisme remontent à la nuit des temps. On peut citer à ce titre, sans prétention à l’exhaustivité : les Politiques d’Aristote (de par la défense de la propriété privée et d’un gouvernement constitutionnel, mais aussi, dans les premiers temps du libéralisme du moins, la justification de l’esclavage et de la privation des droits politiques pour les travailleurs) ; le droit romain, qui intéressa tout particulièrement la bourgeoisie naissante de par sa conception quasi-pure de la propriété privée et d’une économie de marché libre ; la libertas des optimates romains, y compris dans sa dimension élitiste et aristocratique ; des courants dissidents au sein même de la théologie catholique aussi tôt qu’au XIVème siècle, des théologiens qui ont théorisé la nécessaire séparation des pouvoirs temporels et spirituels et qui ont pris fait et cause pour l’empereur contre le pape (Guillaume d’Ockham, Marsile de Padoue, Jean de Jandun) ; la Réforme protestante enfin, qui répondait en termes théologiques aux aspirations de la bourgeoisie naissante. Quoiqu’il en soit, le libéralisme émerge progressivement comme critique antiféodale et anti-absolutiste. Il devient l’idéologie de la bourgeoisie montante et s’affirme réellement comme courant de pensée à part entière au XVIIème siècle.

Du libéralisme des fondateurs, celui de John Locke, d’Adam Smith, des Lumières, on enseigne usuellement une image apologétique et acritique : des héros de la Raison et de la Liberté ; qui se sont battus pour la liberté d’expression, de conscience, de réunion ; pour l’Etat de droit, contre l’arbitraire monarchique ; pour des droits individuels inaliénable (y compris, bien entendu le droit de propriété, et la liberté économique qui l’accompagne) ; pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, pour la tolérance, la séparation des pouvoirs, les droits des minorités…bref tous les principes fondateurs les plus sacrés de nos sociétés démocratiques. On est là en plein catéchisme. Il ne s’agit nullement pour nous de nier l’aspect progressiste qu’a eu le libéralisme classique, ni les mérites, bien réels, de John Locke comme philosophe et d’Adam Smith comme économiste ; mais reconnaître les mérites réels du libéralisme ne justifie en rien de lui attribuer des mérites imaginaires, ni de faire l’impasse sur ses parts d’ombre, tout aussi réelles. Voyons par exemple un extrait de la Déclaration d’indépendance des USA, de 1776 :

« Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont crées égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté́ et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernes. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraitront les plus propres à lui donner la sureté́ et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité́, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a montré, e n effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. »

C’est très beau, et c’est signé Thomas Jefferson. Oui mais…tous ces beaux principes ne s’appliquent pas aux esclaves. Or tous les Pères fondateurs des Etats-Unis étaient non seulement des libéraux, mais aussi des planteurs et propriétaires d’esclaves, dont Jefferson bien entendu. L’une des « entraves à la liberté » les plus insupportables aux yeux des Pères fondateurs étaient les restrictions que la couronne britannique imposait en matière d’expansion vers l’Ouest et l’importation d’esclaves. L’indépendance, et l’émancipation pour les hommes blancs qu’elle rendit possible, eut pour corollaire l’intensification de l’esclavage et du génocide des peuples autochtones. Le libéralisme des Pères fondateurs c’est, en bref, la liberté pour les propriétaires d’esclaves, la démocratie pour le peuple des seigneurs, au prix d’une désémancipation radicale pour celles et ceux qui n’en font pas partie. Ce « libéralisme esclavagiste » n’est du reste pas une spécificité américaine. John Locke est ainsi peut-être le dernier grand philosophe à avoir tenté de justifier l’esclavage :

«  Cette liberté par laquelle l’on n’est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l’homme, qu’elle n’en peut être séparée que par ce qui détruit en même temps sa conservation et sa vie. Or, un homme n’ayant point de pouvoir sur sa propre vie, ne peut, par aucun traité, ni par son propre consentement, se rendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir absolu et arbitraire d’un autre, qui lui ôte la vie quand il lui plaira. Personne ne peut donner plus de pouvoir qu’il n’en a lui-même; et celui qui ne peut s’ôter la vie, ne peut, sans doute, communiquer à un autre aucun droit sur elle. Certainement, si un homme, par sa mauvaise conduite et par quelque crime, a mérité de perdre la vie, celui qui a été offensé et qui est devenu, en ce cas, maître de sa vie, peut, lorsqu’il a le coupable entre ses mains, différer de la luit ôter, et a droit de l’employer à son service. En cela, il ne lui fait aucun tort; car au fond, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant et plus fâcheux que n’est la perte de sa vie, il est en sa disposition de s’attirer la mort qu’il désire, en résistant et désobéissant à son maître ». (John Locke, Traité du gouvernement civil)

Tout commentaire est superflu. C’est un aspect de leur histoire que les libéraux d’aujourd’hui préfèrent passer sous silence, mais l’esclavage a été une question embarrassante pour le libéralisme classique. Contrairement à ce à quoi on aurait pu naïvement s’attendre, l’idée que la valeur de liberté prônée par le libéralisme doit s’appliquer à tous, et donc est d’office incompatible avec l’esclavage, n’allait pour le moins pas de soi. Les fondateurs du libéralisme défendaient avant tout le droit inaliénable de propriété, y compris celle du maître d’esclaves. Le droit de propriété inaliénable pour les uns, c’est l’esclavage pour beaucoup d’autres. Un esclavage qui initialement n’avait pas une base raciale. Il y eut, au siècle des Lumières, beaucoup d’esclaves blancs, et même quelques rares maîtres noirs. La justification de l’esclavage au nom du racisme ne vint qu’après, quand celle au nom du droit de propriété n’était plus socialement recevable. Toutefois, des libéraux voyaient bien qu’il y avait comme un problème à défendre la liberté et l’esclavage à la fois…et cherchaient à s’en sortir par toutes sortes de stratégies embarrassées (comme abolir l’esclavage en métropole, et le reléguer dans les colonies, loin des yeux). Adam Smith étaient partisan de l’abolition de l’esclavage, mais en cela il n’était précisément pas libéral, puisque, au nom de la libération des esclaves, il était favorable à l’action d’un pouvoir central despotique, au mépris de l’autogouvernement des hommes libres et propriétaires d’esclaves (cher au libéraux de ce temps). La Confédération sudiste prétendit combattre, durant la Guerre de Sécession, au nom de la Liberté et du libéralisme, contre le centralisme autoritaire de l’Union et de son président Abraham Lincoln, qui foulait aux pieds les principes sacrés du fédéralisme et de la liberté des maîtres sur leurs esclaves. Mais le libéralisme dut évoluer sur ce point. L’Afrique du Sud du temps de l’Apartheid s’inspirait ouvertement de la Confédération sudiste, mais n’était alors plus considérée par personne comme un pays libéral hors de ses frontières. Toutefois, c’est sous la pression d’autres courants, en particulier du socialisme, et des luttes populaires et anticoloniales qu’ils ont inspirés que le libéralisme évolua, pas en vertu de ses principes propres. Pas étonnant dès lors que les libéraux préfèrent taire ces pages peu glorieuses de leur histoire…

Le libéralisme des fondateurs n’était pas non plus « démocratique ». Lorsqu’ils ne prônaient pas franchement un despotisme éclairé, ou une monarchie constitutionnelle, ils étaient en faveur d’une « démocratie » drastiquement restreinte par le suffrage censitaire. Car un homme libre c’était forcément un propriétaire, car, à défaut d’esprit démocratique les fondateurs du libéalisme avaient au moins plus de franchise et moins d’hypocrisie que les libéraux d’aujourd’hui, et admettaient ouvertement que celui qui n’a rien ne pourra non plus tirer aucun bénéfice de sa liberté (car la liberté de mourir librement de faim, ce n’est pas la liberté). Et par propriétaire, il faut comprendre gros propriétaire : pendant une période, en Angleterre, il fallait posséder au moins quatre hectares de terre pour bénéficier des droits politiques. Aux USA, le suffrage universel fut instauré pour tous les hommes blancs dès l’indépendance, mais uniquement au prix de la négation de tous droits pour les Noirs et les Indiens. En Suisse, le suffrage universel masculin date de la première Constitution fédérale de 1848, et fut consenti par les radicaux dans la mesure où ils ne craignaient encore aucune opposition sur leur gauche. Si le suffrage universel fut gagné peu à peu, c’est uniquement grâce aux luttes populaires, dirigées par les premiers partis socialistes, et face à une opposition farouche des libéraux. Il n’était pas encore acquis partout en Europe en 1914.

Le droit de propriété inaliénable ne l’était pas non plus pour tous, loin de là. Sans compter la persistance de l’esclavage, il n’était même pas garanti pour tous les hommes formellement libres, ni même pour la grande majorité d’entre eux. Son triomphe s’accompagna même d’une dépossession par la violence de millions de propriétaires. En effet, ce qui gênait l’élite libérale anglaise dans le droit féodal, c’étaient principalement les limitations qu’il apportait à la propriété privée, LEUR propriété privée. Après la « Glorieuse Révolution », les seigneurs féodaux profitèrent du « règne de la liberté » désormais en vigueur pour convertir leur seigneurie féodale sur leurs terres en propriété privée, et s’approprièrent, avec l’aide du pouvoir coercitif de l’Etat, les terres communales des villages. C’était le mouvement des enclosures. Ne pouvant plus vivre de leur travail, des millions de paysans furent jetés, misérables, sur les routes, pendant que leurs terres étaient converties en pâturages pour les moutons. Cette dépossession de masse fut réalisée avec la bénédiction de John Locke. Pratiqué en Irlande par les propriétaires fonciers britanniques entre 1641 et 1652, le mouvement des enclosures conduisit à une famine de masse, et à une révolte désespérée. Près d’un demi-million d’Irlandais furent massacrés par l’occupant, et 300'000 réduits en esclavage. La population de l’Irlande s’effondra, passant de 1'500'000 habitants à seulement 600'000. Un génocide commis au nom de la Liberté et du droit inaliénable de propriété !

Et ce n’était pas seulement les droits politiques et leur propriété ancestrale sur leurs terres qui étaient refusés aux non-propriétaires, au nom de la Liberté et des droits individuels inaliénables. Leurs droits civils étaient niés également. La Révolution française, ce fut aussi la loi Le Chapelier, interdisant, sous le prétexte hypocrite de la dissolution des corporations médiévales, toute coalition ouvrière. Même le pouvoir révolutionnaire de 1793 n’osa toucher à cette loi. Pendant longtemps, le syndicalisme allait être violemment criminalisé par l’Etat libéral et « démocratique » bourgeois. Des lois similaires existaient en Angleterre, avec le soutien d’Adam Smith, qui préconisait d’interdire toute association ouvrière (même des caisses d’entraide) pour empêcher toute lutte pour la hausse des salaires. Nul besoin de préciser que les associations patronales n’ont jamais été concernées par des interdictions de cette sorte. Du reste, pour que les salaires restent à un niveau de famine, la loi anglaise de ce temps prévoyait un salaire maximum légal pour les ouvriers, d’un montant particulièrement bas évidemment. Et pour « éduquer » les paysans qu’ils avaient violement dépossédés de leurs terres au travail salarié, dans les conditions atroces d’alors, les libéraux anglais de ce temps inventèrent tout un dispositif auquel le pire des totalitarisme n’aurait rien à envier : lois anti-pauvres particulièrement dures, et sans équivalent au Moyen Age, allant des châtiments corporels et des mutilations, et jusqu’à la peine de mort pour récidive de vagabondage ; une mise au travail dans un cadre carcéral dans les workhouses, un enrôlement forcé (dans des conditions tout aussi carcérales) dans la Royal Navy, et des contrats d’esclavage « temporaire » dans les colonies (assez long pour que l’esclave « temporaire » se retrouve de toute manière misérable, vieux et usé à la fin de sa période d’esclavage). Toutes mesures recommandées par John Locke en sa qualité de commissaire royal au commerce. Le libéralisme ouvrit une ère de liberté pour les élites « opprimées » sous la monarchie absolue, mais, si on regarde les choses du point de vue des classes populaires britanniques, le XIIIème siècle représenta sans conteste un âge plus humain, plus civilisé et plus libre que le XVIIème.

XIXème siècle, le libéralisme triomphant

Au XIXème siècle, le libéralisme règne sans partage ou presque sur l’Occident (mais pas vraiment en Allemagne, ou c’est le conservatisme qui s’impose), qui lui même domine la planète. C’est un siècle considéré généralement par les théoriciens néolibéraux comme une sorte d’âge d’or du libéralisme, ou du moins, plus prudemment, comme une première tentative de créer un monde d’hommes libres (qui a en effet fini par engendrer des tendances contraires, et a très mal fini).

Le XIXème siècle, c’est le siècle de ces classiques du libéralisme que sont, parmi d’autres, Alexis de Tocqueville, Jeremy Bentham, Lord Acton…En Suisse, le libéralisme est représenté par le courant majoritaire du Parti radical au pouvoir. James Fazy en est les plus illustre représentant genevois, un libéral classique, et non un quelconque « radical populaire », ainsi que, par exemple, la citation suivante l’atteste :

« Le Français, l’Irlandais, l’Allemand, le Suisse traversent souvent les mers, affrontent la misère et mille dangers pour aller fertiliser des terres en Amérique, plus difficiles à défricher que celles qui restent incultes dans leur propre pays. Dois-je le dire, cela n’est dû qu’à la libre industrie des banques : partout où elle règnera, tout ce qui peut être exploité le sera. Et les banques, établies jusque dans les moindres villages des Etats-Unis de l’Amérique, ont plus influencé l’augmentation de bien-être et de population qui se remarque dans ces contrées, que toutes les autres libertés dont jouissent leurs heureux habitants ».

Nous fermons là cette parenthèse visant quelques escrocs politiques prétendant que l’on peut être, sans incohérence, de gauche en s’inscrivant dans l’héritage de James Fazy.

Le XIXème siècle, c’est le siècle de la révolution industrielle, d’une expansion économique sans équivalence dans l’histoire…au prix d’une misère effroyable et de conditions de travail inhumaines, pour la classe ouvrière. Si, au nom de la liberté, du libre contrat entre deux personnes, les interdictions de toute activité syndicale demeuraient en vigueur, et que les grèves étaient généralement réprimées à balles réelles, à l’intérieur même de l’usine, le patron oubliait opportunément sa démagogie libérale, et faisait régner une discipline militaire, une exploitation quasi esclavagiste des femmes et des enfants. Très peu « libérale » aussi était la pratique du Livret ouvrier, dont la possession étaient imposée à tous les ouvriers, où le patron pouvait inscrire ce qu’il voulait, et qui permettait ainsi de réduire à néant la « liberté » contractuelle de ceux qui osaient lutter pour leurs droits. La liberté des hommes libres pouvait régner parce que la classe ouvrière en était exclue. Si les ouvriers purent peu à peu gagner des droits, et obtenir des améliorations de leurs conditions de vie, c’est grâce à leurs luttes, leurs propres organisations (syndicats et partis), et contre la répression féroce, dans le sang, ordonnée par les responsables libéraux.

Le XIXème siècle, c’est aussi le siècle de la domination incontestée du monde « libre » occidental sur le monde…à travers une conquête coloniale sanglante, mettant en place un système de domination despotique et prédateur, qu’il est difficile, même avec les lunettes les plus idéologiques qui puissent être, de voir comme ayant un quelconque rapport avec une société d’hommes libres, conforme au dogme libéral. Etat de fait embarassant pour les théoriciens libéraux. Non pas sa réalité – ils étaient tous de fervents partisans de la domination coloniale de leur pays respectif – mais pour le justifier. La « solution » trouvée fut de développer des théories racistes, justifiant la domination coloniale tyrannique et sans partage de l’Occident sur le reste du monde. Au nom d’un libéralisme restreignant ainsi l’exercice de la liberté aux seuls hommes libres, faisant partie de la « race des seigneurs », on a pillé, massacré, astreint au travail forcé des millions de personnes ; et cela jusqu’au génocide, qui n’est nullement une invention du XXème siècle. Au nom de la « liberté » de commerce, l’Angleterre mena les Guerres de l’opium contre la Chine, pour forcer l’Empire chinois qui s’y refusait à ouvrir son marché à l’opium britannique, et à la colonisation occidentale. Lorsque les libéraux d’aujourd’hui justifient la criminalisation des fumeurs de cannabis, ou font de la récupération démagogique du problème posé par la présence endémique des dealers à certains endroit, il n’est pas inutile de leur rappeler que les dealers du XIXème siècle, ce furent leurs classiques. Et les dealers d’aujourd’hui ont ont au moins ce mérite par rapport aux libéraux de naguère de ne pas au moins forcer, arme à la main, d’acheter leur poison ceux qui s’y refusent…

Et lesdites théories racistes ne furent pas initialement le fait de l’extrême-droite de l’époque, mais de penseurs qui se revendiquaient du libéralisme. Le fondateur du racisme moderne fut ainsi Arthur de Gobineau, libéral et fervent disciple d’Alexis de Tocqueville. Son maître, s’il était sceptique par rapport aux prétentions biologisantes et pseudo-scientifiques de son disciple, n’en partageait pas moins les idées sur le fond. Ou comme il l’écrivait lui-même :

«  La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme a placé chez nous, par ses vices et son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale est encore le premier chez les sauvages ».

Les crimes de guerre coloniaux les plus infâmes n’étaient pas non plus pour déplaire à Tocqueville, et tant pis pour les droits individuels inaliénables :

«  J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, selon moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre ».

Ainsi, dans les Etat européens libéraux, le libéralisme engendra, avec la bénédiction des penseurs libéraux les plus illustres, ce qui était le contraire de l’idéal libéral : un colonialisme sur une base raciste et violemment nationaliste, un militarisme tapageur, l’inflation d’un Etat bureaucratique, militariste et policier, la compétition de plus en plus dure pour les colonies entre grandes puissances. Dérive qui allait conduire droit à la Guerre.

Le libéralisme à l’âge des extrêmes

Dans les flammes de la Première Guerre mondiale, la société libérale du XIXème siècle se consuma sans espoir de résurrection. Sa faillite était évidente pour tous, tant il était cruellement apparent qu’elle avait engendré la négation même de son idéal proclamé. Le libre-échange, le laisser-faire, a donné naissance à la domination des monopoles, au capitalisme monopoliste d’Etat. L’Etat libéral s’était converti en Léviathan militariste, à une militarisation de toute la société, en un bagne militaire pour lest travailleurs, véritablement totalitaire pendant la Guerre, et pour le plus grand profit d’une petite minorité. Le « doux commerce » déboucha sur la Guerre pour le partage du monde ; le libéralisme des origines sur le nationalisme fanatique. Par dessus le marché, la Guerre ne résolut rien, pas plus pour les vainqueurs que pour les vaincus. Le capitalisme s’enfonça dans la crise la plus grave qu’il avait jamais connu. Et l’exemple glorieux donné par la Grande Révolution Socialiste d’Octobre conduisit à une radicalisation des travailleurs qui faisait trembler la bourgeoisie au pouvoir comme n’avait jamais pu le faire la défunte IIème Internationale.

La bourgeoisie au pouvoir, pour y rester, se voyait contrainte à renoncer à un libéralisme discrédité par la grande dépression, et que la combativité accrue comme jamais auparavant de la classe ouvrière, guidée politiquement par les partis communistes, ne rendait plus acceptable politiquement. La social-démocratie prétendait encore croire à la perspective du socialisme, et n’hésitait pas à l’occasion à adopter une phraséologie vaguement révolutionnaire. Si elle contribuait é désamorcer le risque de révolution, elle pressait à de véritables réformes. Pour faire face à la fois à la pression de la classe ouvrière et à la gravité de la crise, la classe dirigeante fut contrainte de réviser de plus en plus drastiquement le libéralisme économique, à faire appel de plus en plus à l’intervention de l’Etat dans l’économie. La figure la plus emblématique de ce « révisionnisme » fut l’économiste britannique John Maynard Keynes, l’un des rares grands économistes qui ne fit pas seulement la théorie de l’économie, mais la pratiqua (il fit fortune dans la finance afin de pouvoir par la suite se consacrer à son travail d’économiste sans devoir s’inquiéter de gagner sa vie). Ce qui est une raison suffisante de supposer qu’il y comprenait bien plus que ses rivaux néoclassiques, qui n’ont jamais fait rien d’autre que blablater sur la vérité mathématique éternelle d’une économie de marché pure reposant sur une concurrence libre et non-faussée, qui n’existe nulle part ailleurs que dans un ciel des Idées économiques, mais qui devrait servir, va savoir pourquoi, de modèle pour une économie réelle qui ne lui ressemble en rien, tout en étant payés, et bien payés, par des universités appartenant bien souvent à un Etat qu’ils se permettaient de détester par ailleurs.

Keynes, il est utile de le préciser, n’était nullement un social-démocrate, fût-ce au sens les plus réformiste du terme, mais un libéral, quoique particulièrement hétérodoxe, et explicitement du côté de la bourgeoisie, ainsi que la citation suivante l’atteste :

« Comment pourrais-je faire mien un credo qui, préférant la vase aux poissons, exalte le prolétariat grossier au-dessus des bourgeois et de l’intelligentsia qui, quelles que soient leurs fautes, incarnent le bien-vivre et portent en eux les germes des progrès futurs de l’humanité? »

Il proposait néanmoins, au nom des intérêts même de la bourgeoisie, une politique économique particulièrement interventionniste et très peu libérale, au point d’être attractive pour la social-démocratie lorsqu’elle renonça à la perspective du socialisme.

Une autre fraction de la bourgeoisie, irrédentiste et refusant tout compromis, choisit une voie entièrement réactionnaire et non-libérale : le fascisme. Hitler fut le champion de cette bourgeoisie revancharde. Un choix qui lui coûta encore plus cher que la précédente guerre. Son champion fut vaincu, et par l’URSS. Le camp socialiste avait de ce fait notablement étendu, le prestige de l’URSS, du marxisme et la puissance des partis communistes du monde capitaliste étaient à leur apogée. Les idées fascistes étaient désormais considérées comme criminelles et réduites au silence pour un bon moment (excepté dans les pays où des régimes fascistes se sont maintenus), et la bourgeoisie qui avait collaboré avec le Reich discréditée. Pour la classe dirigeante, la situation n’avait jamais été aussi délicate. Bien que toujours hégémonique, la bourgeoisie était contrainte, pour conserver son pouvoir, de faire des concessions, plus importantes que jamais auparavant, du moins dans les métropoles. Il fallait tout changer pour que rien ne change vraiment. L’heure était à des politiques de troisième voie, à une économie toujours capitaliste mais régulée par une planification étatique, à la construction d’un Etat social, à la nationalisation de branches entières de l’économie. Des penseurs alors en vogue, et souvent oubliés aujourd’hui, théorisèrent cet état de fait comme un nouveau modèle de société appelé à durer et à fatalement s’auto-entretenir. Mais il est pourtant clair rétrospectivement qu’il ne s’agissait de rien de plus que d’un compromis temporaire, qui ne pouvait durer longtemps. La crise de 1971 est venue opportunément rappeler qu’une dose de planisme ne peut suffire à résoudre les contradictions intrinsèques du capitalisme, tout au plus à les atténuer pendant quelques temps. Du point de vue de la bourgeoisie, si ce modèle de capitalisme régulé et doublé d’un Etat social a eu le grand mérite de déradicaliser la classe ouvrière et de désamorcer les tendances révolutionnaires dans les pays développés, il n’en était pas moins hautement problématique, pas seulement du fait qu’il supposait une certaine redistribution des revenus, mais aussi et surtout parce qu’il ouvrait la porte du socialisme. Et effectivement, une sortie par le haut des contradictions de ce système, en direction du socialisme, semblait possible. Si cette voie ne fut jamais prise, c’est parce que, dès avant la guerre, des penseurs de la bourgeoisie se sont organisés pour préparer la contre-offensive…

Le néolibéralisme

Contrairement à ce que racontent parfois les gens de droite, menteurs ou ignorants, aujourd’hui, le néolibéralisme n’est pas une invention de gauchistes. C’est un vocable créé par les intéressés pour ses désigner eux-mêmes, ce à l’occasion du « colloque Lippmann », organisé à Paris en 1938 par Louis Rougier, qui allait par la suite devenir ministre du gouvernement de Vichy. Ce colloque réunit des penseurs libéraux – Friedrich Von Hayek, Wilhelm Röpke, Raymond Aron, Ludwig Von Mises, et un certain nombre d’autres – inquiets du recul des idées libérales face au socialisme, au fascisme et au keynésianisme, et désireux d’organiser la riposte. Le colloque est globalement un succès, même si ses participants ne parviennent pas à se mettre d’accord sur tout. La période étant peu propice (on est à un an du déclenchement de la guerre), ils ne se retrouveront de nouveau qu’en 1947, à Mont-Pellerin (près de Montreux). A cette occasion est fondée la société de Mont-Pellerin, dont les membres vont entreprendre un patient travail de reconquête idéologique, auprès des élites et dans leur intérêt. Tant que leurs idées étaient loin d’être majoritaires – et elles étaient à peu près marginales, même au sein de la bourgeoisie, et guère prises au sérieux par les penseurs à la mode des années 50-60 – tant qu’elles représentaient une option possible parmi d’autres, ils ont arboré fièrement l’étiquette de néolibéraux. Mais, après que leurs idées soient devenues hégémoniques dès les années 80-90 ; aujourd’hui qu’elles sont devenues une véritable pensée unique, l’étiquette n’est plus utilisée que par ses adversaires. Le néolibéralisme a acquis une force toute particulière de son caractère omniprésent, diffus. Les néolibéraux aujourd’hui se présentent généralement comme « experts » (en charlatanisme, faudrait-il préciser), dispensateur d’une vérité absolue, d’une science objective. Les idéologies, c’est seulement les idées des autres. On est bien en présence là d’un phénomène de nature totalitaire. Pourtant, c’est bien une idéologie particulière, qui plus est une idéologie délirante, reposant sur des prémisses arbitraires et fantasmatiques, extrémiste, destructrice pour toute société qui se laisserait empoisonner par elle qu’on nous fait passer pour une vérité « neutre » et indiscutable…

En quoi consiste cette idéologie néolibérale ? Il s’agit d’une idéologie de combat, possédant sa cohérence propre, et développée par des penseurs d’une certaine valeur intellectuelle ; une philosophie globale, de la société, du droit…pas seulement une théorie économique ; une philosophie non-dénuée d’une certaine profondeur, quoique toujours au prix d’un caractère coupé de la réalité, de l’usage massif de raisonnements fallacieux, quand ce n’est pas du mensonge éhonté. Ce que l’on retrouve aujourd’hui dans la presse bourgeoise en est la version frelatée. Nous ne prétendons pas la résumer dans toute sa complexité pour la réfuter point par point dans les lignes qui suivent. Il faudrait pour cela écrire des livres entiers enfin de répondre à ceux de Friedrich Von Hayek et de Milton Friedman. Nous conseillerions néanmoins à nos lecteurs de lire ses livres, afin de bien connaître l’idéologie de l’ennemi de classe pour pouvoir mieux la combattre.

Pour donner un résumé rapide de leur doctrine, d’après les néolibéraux, si le capitalisme entre parfois en crise systémique, ce n’est pas du fait de ses propres contradictions, ni d’un manque de régulation, mais au contraire d’un excès de régulation. Seul un marché totalement libre, reposant sur une libre concurrence parfaite et une libre détermination des prix, pourrait être optimal, et in fini garantir la liberté et la prospérité pour tous. Toute tentative de l’Etat de réguler le libre marché est non seulement contre-productive, mais dangereuse, conduisant fatalement sur une pente savonneuse, menant droit au collectivisme, et donc au totalitarisme. En ce sens, socialisme, fascisme et keynésianisme in fine reviennent au même : au totalitarisme (aussi délirante une telle thèse puisse être, c’est bien celle de Von Hayek). L’Etat doit se contenter de poser un cadre juridique à même de garantir une société libre. Toute autre intervention coercitive de l’Etat, toute mesure ayant pour effet d’entraver l’action du marché étant à proscrire, en particulier toute tentative de redistribution, même minimale, des revenus. Les néolibéraux ont attaqué tout ce qui ressemble à un service public ou à de la protection sociale obligatoire : système public des retraites (il faudrait laisser à la responsabilité individuelle de chacun la prévoyance pour ses vieux jours) ; école publique ; système public de santé ; droits syndicaux…en somme un retour simpliciter vers les temps d’Emile Zola et de Charles Dickens. Si on ne les arrête pas assez tôt, les néolibéraux ne vont pas s’arrêter avant d’avoir privatiser chaque service public, liquider chaque acquis social qui ait jamais existé. Les théoriciens néolibéraux admettaient toutefois, dans un dernier reste d’humanité, quelques mesures sociales minimales en faveur des plus pauvres, juste assez pour que la liberté dans une société libre pour bien de ses membres ne se réduise pas à mourir librement d’inanition sans que l’appareil coercitif d’Etat ne vienne pas s’ingérer. Et c’est à peu près tout.

Le fondement philosophique de ce projet de démantèlement de tout ce qui est un tant soit peu public et social, de laisser tout ce qui peut l’être au libre jeu du marché est un principe d « humilité » : une société évoluée est trop complexe pour pouvoir être planifiée par une autorité quelconque. Il convient donc de laisser agir librement les individus, sous la seule supervision des lois anonymes du marché, car l’action libre et indépendante de chacun, dans la limite des informations qu’il est le mieux à même à connaître, sera bien plus profitable pour tous que le point de vue nécessairement limité d’une autorité planificatrice : « Le point important est qu’un homme ne peut embrasser plus qu’un terrain limité, ne peut connaître que l’urgence d’un nombre limité de besoins. (...) il ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de l’humanité. (...) [L’individualisme] part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société... » (Friedich Von Hayek, La route de la servitude). On voit mal toutefois comment cette « humilité » s’accorde si bien avec l’arrogance sans bornes des « experts » néolibéraux ; et de quel droit, eux qui prétendent ne pas pouvoir maîtriser les processus sociaux complexes, ils s’autorisent à détruire ce que d’autres ont bâti.

Il faut toutefois s’attarder quelque peu – puisque la propagande bourgeoise insiste en permanence sur l’équation mensongère libéralisme = démocratie, et donc socialisme = totalitarisme – sur les rapports entre néolibéralisme et démocratie. Contrairement au mythe entretenu par la presse bourgeoise, le néolibéralisme n’a pas plus l’esprit démocratique que le libéralisme classique. Friedrich Von Hayek l’avouait à l’occasion d’une brève digression dans La route de la servitude :

« Nous n’avons toutefois nullement l’intention de faire de la démocratie un fétiche. Il est peut-être vrai que notre génération parle trop de démocratie, et y pense trop, et ne se soucie pas assez des valeurs qu’elle sert. On ne saurait dire de la démocratie ce que Lord Acton a justement dit de la liberté, qu’elle « n’est pas un moyen pour atteindre la fin politique suprême. Elle est en elle-même la fin politique suprême. On en a besoin, non pas pour avoir une bonne administration publique, mais pour garantir la sécurité dans la recherche des fins suprêmes de la société et de la vie privée ». La démocratie est essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle. En tant que telle, elle n’est aucunement infaillible. N’oublions pas non plus qu’il a souvent existé plus de liberté culturelle et spirituelle sous un pouvoir autocratique que sous certaines démocraties, – et qu’il est au moins concevable que sous le gouvernement d’une majorité homogène et doctrinaire, la démocratie soit aussi tyrannique que la pire des dictatures ».

On pourrait certes en faire une lecture charitable, mais enfin, Hayek lui-même disait qu’il s’agit d’une livre politique, et pas seulement d’un livre de philosophie. Il ne s’agit pas de considérations purement théoriques et ce genre de propos doit forcément avoir des conséquences politiques, une réalisation concrète. Et ils en bien eu une : le premier chef d’Etat à imposer les recettes néolibérales dans son pays fut bel et bien un dictateur libéral, le général Augusto Pinochet, de sinistre mémoire.

Friedrich Von Hayek n’eut aucun scrupule à assumer une telle conséquence de sa doctrine. Il dit ainsi au journal chilien Mercurio, en 1981 (en pleine dictature de Pinochet donc) : « Je suis complètement contre les dictatures comme solutions pour le long terme. Mais parfois une dictature peut être nécessaire pour une période de transition. A certains moments, un pays peut éprouver le besoin d’un gouvernement dictatorial. Vous comprenez qu’un dictateur peut régner d’une façon libérale tout comme un démocrate peut régner d’une façon non-libérale. Personnellement je préfère un dictateur libéral à un régime démocratique sans libéralisme... »

Milton Friedman fut du même avis, lui qui accepta avec zèle de travailler pour le dictateur libéral en tant que conseiller économique, préconisant d’appliquer avec dogmatisme, sans aucune forme de modération dont l’existence d’une démocratie, fût-elle bourgeoise, forcerait à faire preuve. Les conséquences sociales et économiques en furent évidemment dramatiques. Il ne faut jamais hésiter à rappeler cette page d’histoire à tous les libéraux qui parlent de démocratie.

Quant à la question des monopoles – problème délicat pour tous libéral – quant au fait qu’une économie fondée sur la libre concurrence engendre fatalement la concentration des capitaux, dont le point culminant est le monopole, et par là sa propre négation, la solution des néolibéraux est simplement de…nier l’existence du problème :

« On peut conclure qu’en 1939, un quart environ de l’économie pouvait être considérée comme administrée ou supervisée par les pouvoirs publics. Des trois quarts restants, un quart au plus – et peut-être seulement 15% – pouvait être regardé comme monopolistique, et trois quarts au moins – et peut-être 85% – pouvaient être considérés comme concurrentiels. Le secteur géré ou supervisé par les pouvoirs publics a évidemment considérablement grandi durant ce dernier demi-siècle. Au sein du secteur privé, d’autre part, il ne semble pas que la part du monopole ait eu tendance à s’accroître, et il se pourrait bien qu’elle ait en fait décru ». (Milton Friedman, Capitalisme et liberté)

Ces propos étaient déjà totalement hypocrites lors de leur rédaction. Ils seraient grotesques aujourd’hui.

L’ordolibéralisme

Il convient de dire, avant de conclure, quelques mots sur une école particulière du libéralisme d’après-guerre : l’ordolibéralisme allemand. On en parle beaucoup en effet depuis que l’Allemagne ait imposé son hégémonie sur l’UE, et l’utilise d’une façon qui soulève une juste indignation. On ne le fait toutefois pas toujours sur la base d’une connaissance sérieuse de cette école ordolibérale.  Les ordolibéraux étaient des économistes libéraux allemands opposés au nazisme dès la fin des années 20, et qui, après l’instauration du nazisme soit tentèrent de mener une discrète opposition à l’intérieur même du régime autant que c’était possible, tentant de lui donner une direction plus favorables au libre marche (Walter Eucken par exemple) ; soit quittèrent l’Allemagne pour leur sécurité (Wilhelm Röpke, notamment, qui vécut longtemps en Suisse). Des opposants qui ne subirent par la répression qui s’abattit sur les communistes et les socialistes, et donc plus ou moins tolérés. Parmi les ordolibéraux, seul Alfred Müller-Armack fut membre du NSDAP par conviction, avant de s’en détourner en 1943, en faveur des thèses libérales (prise de conscience due plus au fait que le nazisme conduisait à l’évidence l’Allemagne à la défaite que des crimes du régime hitlérien). Leur objectif était de reconstituer une économie libérale dans une Allemagne dévastée par le nazisme et la guerre. L’idée majeure de l’ordolibéralisme, qui le distingue par exemple de la pensée de Von Hayek, est que la liberté n’est pas l’ordre naturel de l’économie, qu’une économie libre n’émerge ni ne subsiste spontanément. Il s’agit au contraire d’un équilibre fragile, qui doit être construit par une législation cohérente, et exige des mesures législatives permanentes et des interventions de l’Etat pour le conserver. D’où l’idée d’Ordre (Ordo, en Latin). Les monopoles ne doivent pas être tolérés du fait de l’entrave à la concurrence qu’ils représentent.

Les ordolibéraux prônent une « économie sociale de marché », terme souvent volontairement mal compris, et qui ne fait pas référence à une économie de marché tempérée par des mesures social-démocratisantes. L’idée est en fait que l’économie de marché devienne elle même « sociale », c’est-à-dire à taille humaine, fondée sur les PME, une déprolétarisation par l’accès facilité à la petite propriété, la déconcentration de l’économie par la limitation de la taille des entreprises et leur dispersion, un aspect plus communautaire de la société grâce à la dispersion de la population dans de petites localités. Chez Wilhelm Röpke ce bavardage prend un aspect ouvertement passéiste, chrétien et conservateur. Il propose également, dans Civitas Humana, des sources pour le moins inattendues pour rénover le libéralisme classique : la théologie catholique (Civitas Humana est sensée être le pendant terrestre du De civitate Dei de Saint Augustin, l’Ordo des ordolibéraux, fait référence à l’ordre providentiel de la création augustinien), la théologie protestante, et...le féodalisme – le rôle d’opposition au pouvoir central monarchique et de décentralisation assumé par la noblesse féodale ayant été une garantie de liberté pour tous (sic !).
Dans la RFA d’après-guerre, les ordolibéraux ont eu le coup de génie de parler d’Ordre plutôt que de libéralisme, et de présenter leur libéralisme qui ne disait pas son nom comme la véritable troisième voie, entre le laisser-faire et le planisme. Ils parvinrent à faire adopter plus ou moins leurs idées par la CDU, puis par le SPD d’après 1959. Ils ont contribué ainsi à une reconstruction de l’économie ouest-allemande dans une optique libérale. C’est l’école ordolibérale qui a élaboré la réforme monétaire qui permettait certes d’assainir la situation catastrophique laissée par le régime nazi, au prix toutefois d’une véritable dépossession des petits épargnants (presque toutes leurs économies libellées en Reichsmarks partaient en fumée), au plus grand profit de quelques uns (les biens immobiliers, eux, n’étaient pas dévalués). Ce que l’on appelle communément « économie sociale de marché » ou « capitalisme rhénan » en revanche a été mis en place en grande partie malgré leur opposition par le chancelier Conrad Adenauer (CDU), en guise d’enrobage pour faire passer la pilule du libéralisme. Et Alfred Müller-Armack a été pendant quelques temps négociateurs pour l’Allemagne dans le cadre de ce qui allait devenir la construction européenne et a contribué à lui faire prendre un tournant plus libéral que d’autres pays ne proposaient. Mais il ne faudrait pas pour autant surestimer son rôle : il fut brutalement démis de ses fonctions par Adenauer au bout de quelques années. Le statut de la banque centrale (qui plus est d’une banque centrale européenne) n’a par contre pas du tout été un sujet important pour les ordolibéraux avant les années 90 (il en est bien entendu un aujourd’hui pour le gouvernement allemand et ses idéologues). De nous jours, l’école ordolibérale est toujours influente en Allemagne, même si elle a perdu du terrain face au mainstream néoclassique. Son bilan pratique en revanche, au-delà de tout le bavardage passéiste et pseudo-théologique, est clairement la renaissance de l’impérialisme allemand.

Combattre le libéralisme aujourd’hui

Le néolibéralisme s’est imposé sur pratiquement toute la planète entre les années 80 et 90 du siècle dernier. Il s’agit clairement de l’idéologie dominante aujourd’hui. Né sous la plume de théoriciens incontestablement intelligents et profonds – mais ni désintéressés ni intellectuellement honnêtes – il a trouvé sa réalisation adéquate dans les individus beaucoup moins respectables qu’ont été Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Boris Eltsine (un mafieux alcoolique dégénéré, mais rien n’aurait été possible sans lui). Il a eu assez de temps pour déployer tous ses effets pour que l’on puisse le juger non d’après les raisonnements tordus de Friedrich Von Hayek et Milton Friedman, mais d’après son bilan pratique. Or celui-ci est à tous égards calamiteux. Les néolibéraux nous promettaient la croissance et la prospérité grâce à leurs recettes. Au lieu de cela nous avons connu une croissance basse, marquée par l’instabilité permanente et régulièrement ponctuée de crises graves. Niveau efficacité économique, on n’en n’est pas même aux chevilles de Keynes. Par contre, le néolibéralisme a amené un véritable désastre social. Les politiques de privatisation n’ont été rien d’autres qu’une nouvelle accumulation primitive par dépossession, un pillage organisée des peuples par une oligarchie prédatrice. Le Tiers Monde est dévasté par un libre-échange à sens unique, et gémit sous le joug d’un néocolonialisme d’un genre nouveau. Un néocolonialisme que l’UE sous hégémonie allemande fait subir désormais à des peuples d’Europe dans toute sa brutalité. La négation de toute dimension sociale, de tout ce qui est collectif (« je ne connais pas de société, que des individus » dixit Mme Thatcher) conduit au délitement de la société. La fameuse théorie du ruissellement s’est concrétisé par un « ruissellement » d’un genre particulier : dans les poches des plus riches. Avec une concentration des richesses encore jamais vue dans l’histoire : seulement 8 personnes sur la planète en possède autant que les 50% de ses habitants les plus pauvres ; 82% de la richesse produite dans le monde en 2017 a été accaparée par seulement 1% de sa population. L’objet véritable, le seul qui été visé et qui a été atteint a été la reconstitution d’un pouvoir sans partage des élites, au prix d’un appauvrissement massif de celles et ceux qui n’en font pas partie, d’un avenir de plus en plus sombre pour des pans de plus en plus larges de la population.

C’est ce qu’a avoué un ancien ministre de Thatcher, Sir Alan Budd, pris de quelques remords, dans The New Statesman, du 13.01.13 :

« Beaucoup de personnes ne croyaient pas […], que le monétarisme pouvait combattre l’inflation. Cependant, ils ont reconnu que le monétarisme s’avère très utile pour augmenter le chômage. Et cette augmentation du chômage était plus que souhaitable pour affaiblir la classe laborieuse en entier. […] Dans une terminologie marxiste: une crise du capitalisme a été provoquée à cause de cela. Cette dernière a restauré une armée de réserve industrielle et a permis ainsi aux capitalistes de réaliser de grands profits ».

L’application pratique du néolibéralisme a inévitablement conduit à des écarts importants par rapport à la théorie initiale. Il ne pouvait en aller autrement. Ce qui a été conçue sous la plus de théoriciens comme idéologie de combat visant à convaincre ne pouvait rester identique entre les mains des politiciens et de l’oligarchie. La cohérence doctrinale devait s’effacer face aux intérêts bassement égoïstes. Les USA, qui imposent par la force l’orthodoxie budgétaire et le libre-échange aux autres se permettent ainsi pour eux même une politique protectionniste et une dette publique de plus en plus colossale, qu’ils forcent les autres pays à financer, grâce à l’hégémonie du dollar, et en dernière analyse par leur machine militaire. Les multinationales qui dominent aujourd’hui le monde représentent un stade de monopolisation de l’économie quasi-inimaginable par le passé. Le volet anti-monopoliste du programme néolibéral a été opportunément oublié. L’Etat néolibéral prétendument impartial et fondé sur le seul règne d’une loi impersonnelle n’est rien d’autre qu’une chasse gardées des lobbies : le capitalisme monopolislte d’Etat dans son incarnation la plus écoeurante. Même le minimum de politique sociale préconisé par Von Hayek et Friedman est remis en cause par la voracité des 1%. Les droits individuels inaliénable, la fameuse Liberté à laquelle on chanta tant de couplets hypocrites, ne sont plus que de vains mots devant la dérive policière, quasi-totalitaire des Etats impérialistes.

Et, tout comme le libéralisme du XIXème siècle l’avait fait, sa restauration néolibérale finit par se corrompre en son contraire. Aux USA, le néolibéralisme a tourné en un néoconservatisme hypocritement moralisateur, liberticide et militariste. La construction européenne devient un véritable empire continental despotique. Les peuples résistent – il en va de leur survie élémentaire – face au néolibéralisme. Dès lors, pour imposer leurs recettes empoisonnées à des peuples qui n’en veulent à aucun prix, la seule solution qui s’offre à l’élite néolibérale, c’est la force. Aussi elle peut désormais jeter sa bannière de la Liberté, qui lui a bien servi, par dessus bord. Dans la répression brutale, dans la dérive policière des Etats, dans l’arrogance impériale, dans les aventures militaires, le libéralisme n’est plus qu’une hypocrise sanglante au service de l’oligarchie.


Il n’est dès lors que trop urgent aujourd’hui, pour les communistes, de remettre en cause l’hégémonie idéologique du néolibéralisme, dont les méfaits sautent désormais aux yeux de tous. Il est nécessaire de connaître cette doctrine pour la combattre, pour en renverser l’hégémonie ; car ce combat sur le plan des idées est vital pour pouvoir renverser la domination de l’oligarchie qui règne grâce à cette hégémonie ; pour rendre possible un autre avenir que les ténèbres où la classe dirigeante veut nous mener.

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