29 juin 2018

Le Manifeste du Parti communiste, un programme de 1848 pour le monde d’aujourd’hui



{Présentation à la journée de formation et de débat organisée par le Parti du Travail le 5 mai 2018, pour les 200 ans de la naissance de Karl Marx}

Paru à Londres en 1848, en allemand, sous couverture verte et sans nom d’auteur, le Manifeste du Parti communiste est l’œuvre la plus célèbre de Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895), les fondateurs du socialisme scientifique. Il s’agit sans conteste non seulement de l’ouvrage le plus célèbre du corpus marxiste, mais aussi une des œuvres les plus massivement diffusées de la littérature mondiale – le texte politique le plus influent depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen d’après l’historien britannique Eric Hobsbawn : très régulièrement réédité en tirages importants et dans un nombre incalculable de langues ; on en trouve ainsi plusieurs éditions à la fois dans les librairies en Suisse. Un tel intérêt ininterrompu pour un programme vieux de 170 ans d’un mouvement politique que tous les propagandistes de l’idéologie dominante s’acharnent à présenter comme définitivement mort et enterré, ne peut s’expliquer par un intérêt seulement historique. Il témoigne éloquemment du fait que les idées qui sont celles du Manifeste sont loin d’être mortes, et que tant de gens le lisent parce qu’ils cherchent des réponses à leurs interrogations on ne peut plus actuelles dans ses pages.

Un texte fondateur

Et cet intérêt est pleinement justifié. Le Manifeste du Parti Communiste n’est pas seulement un texte remarquable par sa clarté et la beauté de son écriture, il est également – ainsi que le dit le Manuel d’éducation politique du Parti Suisse du Travail – un texte fondateur, qui contient, sous une forme condensée et systématique, plusieurs des principes de base essentiels du marxisme ; ce qui fait du Manifeste une excellente introduction au marxisme :

« Le Manifeste du Parti Communiste est le premier texte constituant un programme du communisme scientifique. Avec  une maîtrise extraordinaire du langage, Marx et Engels y condensent toutes les découvertes scientifiques et toutes les expériences pratiques – aussi bien leurs propres expériences que celles de toute la classe ouvrière – qu’ils ont accumulées dans les années allant de 1843 à 1848. Ils donnent un exposé condensé et systématique des fondements de leur théorie: matérialisme dialectique et historique, économie politique, doctrine de la lutte des classes et du socialisme scientifique. » (Manuel d’éducation politique du Parti Suisse du Travail)

Je vais tenter de montrer dans la suite de mon exposé que plusieurs des principes du marxisme-léninisme, dont on a parfois fait des innovations de Lénine, voire de Staline, sont en fait déjà inscrits dans le texte du Manifeste.

Lénine partageait l’avis des auteurs du Manuel d’éducation politique du Parti Suisse du Travail. Ainsi, dans son Article sur F. Engels, de 1896 :

« Cette plaquette vaut des tomes: son esprit fait vivre et se mouvoir, jusqu’à nos jours, l’ensemble du prolétariat organisé et combattant du monde civilisé. »

Et dans celui de 1913, sur Karl Marx :

« Cet ouvrage expose avec une clarté et une rigueur remarquable la nouvelle conception du monde, le matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique, science la plus vaste et la plus profonde de l’évolution, la théorie de la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l’histoire mondiale au prolétariat, créateur d’une société nouvelle, la société communiste.

L’intérêt de lire et de relire le Manifeste aujourd’hui est aussi d’aller à l’encontre d’une certaine relecture de Marx par des intellectuels bourgeois, qui admettent volontiers la grandeur de Marx en tant que penseur, et la justesse de nombre de ses analyses économiques, mais cela à condition de le dépouiller du marxisme, de se débarrasser de tout ce qui fut trop directement politique et révolutionnaire dans son œuvre, d’en faire une lecture « critique », afin de n’en garder qu’une version aseptisée et méconnaissable, et de ce fait devenue acceptable pour l’ordre établie. Or, il faut le rappeler, Karl Marx fut avant tout un révolutionnaire et un organisateur de la classe ouvrière. D’où l’intérêt de relire le Manifeste, œuvre dont la profondeur théorique est injustement méconnue. Comme le dit Mario Tronti, dans Ouvriers et capital, paru en 1966 :

« Trop d’intellectuels universitaires, dits « sérieux », sont disposés à la rigueur à admirer le Marx scientifique du Capital, mais ferment les yeux et font les dégoutés devant les pages crues et toutes politiques du Manifeste. Celui-ci demeure pour nous un modèle d’intervention pratique du point de vue ouvrier dans la lutte de classes. »
Circonstances et portée du Manifeste

Ainsi que le précisent Marx et Engels dans la préface de la réédition du Manifeste de 1872, « La Ligue des Communistes, association ouvrière internationale qui, dans les circonstances d’alors, ne pouvait être évidemment que secrète, chargea les soussignés, délégués au Congrès tenu à Londres en novembre 1847, de rédiger un programme du Parti, à la fois théorique et pratique, et destiné à être diffusé ». La Ligue des Communistes, précédemment appelée Ligue des Justes, était une organisation secrète, principalement formée de réfugiés politiques allemands dans plusieurs pays d’Europe, et que Marx et Engels convainquirent de renoncer à ses vues antérieures, sentimentalement humanistes et mystiques, pour adopter un programme de classe, communiste et révolutionnaire au sens moderne du terme. Pour celles et ceux d’entre vous qui resteront pour regarder le film Le jeune Karl Marx, on y voit bien les circonstances dans lequel le Manifeste fut rédigé. La petite Laura, fille de Marx dont on y voit la naissance, est la future Laura Lafargue, épouse du socialiste français Paul Lafargue et traductrice du Manifeste en français. C’est sa traduction qui a acquis depuis une certaine canonicité, et reste aujourd’hui encore la version standard en français.

C’était juste à l’aube du Printemps des peuples – les exemplaires du Manifeste étaient en cours d’impression quand les premiers ouvrier montaient sur les barricades à Paris. Le texte du Manifeste circula alors à quelques milliers d’exemplaires et en plusieurs langues. C’en fut provisoirement fini lorsque la révolution fut un peu partout écrasée, et fit place à la contre-révolution. « Il paraissait voué à l’oubli », d’après le mot d’Engels. La Ligue des Communistes elle-même fut dissoute, n’étant plus en mesure de fonctionner face à la répression. Le travail qu’elle avait accompli fut néanmoins décisif pour l’évolution ultérieur du mouvement ouvrier, et le Manifeste allait devenir le programme de l’avenir :

« Le Manifeste n’a pas joué un très grand rôle dans le développement de la révolution de 1848. Les idées qu’il exprimait étaient très en avance sur la conscience du prolétariat, et les communistes représentaient à l’époque une infime minorité. Mais il venait à point nommé. En juin 1848, la classe ouvrière parisienne montait sur les barricades et sa lutte était maintenant ouvertement dirigée contre la bourgeoisie. L’histoire allait montrer que la question posée désormais était l’antagonisme entre le travail et le capital. Le prolétariat trouvait au moment où il entrait sur la scène politique l’arme décisive qui le mènerait à la victoire. On sait quel rôle le Manifeste a joué par la suite et celui qu’il joue encore dans le monde. Rarement texte n’a connu une telle audience et n’a connu une telle efficacité. Il est un des accoucheurs du monde contemporain.
(Emilio Bottigelli, Genèse du socialisme scientifique, Editions sociales, 1967)

Les auteurs du Manifeste ont eu le double coup de génie de renoncer à la forme du catéchisme, prévue à l’origine et qui aurait peut-être eu plus de succès dans l’immédiat, au profit de celle qui allait en faire un classique immortel ; ainsi que celui que de décrire l’histoire du capitalisme de façon abstraite, de décrire son évolution logique plutôt que d’en rester à la surface de la contingence des événements, et de pousser cette logique jusqu’au bout. Ils ont ainsi pu mettre en lumière des tendances qui étaient loin d’être généralisées à leur époque, voire seulement naissantes, ou alors qui n’étaient clairement constatables qu’en Angleterre. De fait, le texte du Manifeste semble plus parler de notre monde que de celui de 1848. Il est en réalité à certains égards plus actuel qu’il ne le fut au moment de sa rédaction.

Quelques commentaires sur le Manifeste

Le Manifeste se divise en 5 parties, de longueur inégale : un bref et célèbre prologue, et 4 chapitres ; I. « Bourgeois et prolétaires », le chapitre le plus long, un exposé historique d’une grande richesse théorique, et d’un grande actualité, de la genèse du mode de production capitaliste, du développement corrélatif du prolétariat en son sein, des contradictions structurelles de ce mode de production, et de la nécessité historique de la révolution communiste qui seule peut résoudre lesdites contradictions ; II. « Prolétaires et communistes », l’exposition proprement dite des objectifs du « Parti communiste » et de son programme, ainsi que la réfutation des objections que la bourgeoisie y adresse ; III. « Littérature socialiste et communiste », une critique des courants autres que celui dans lequel s’inscrivent Marx et Engels et qui se réclament « socialistes » ou « communistes », seuls des auteurs d’avant 1847 étant évidemment pris en compte ; et IV « Position des communistes à l’égard des divers partis d’opposition », brève conclusion, contenant quelques remarques tactiques conjoncturelles, mais toujours utilisables par analogie, et dont les derniers mots sont particulièrement célèbres.

Bien qu’il soit bref, le texte du Manifeste est particulièrement dense d’un point de vue théorique. Il mériterait un commentaire approfondi. Je devrai me contenter de quelques remarques, inévitablement incomplètes et sélectives.

Préambule

Le Manifeste s’ouvre par un des incipit les plus célèbre de la littérature mondiale :

« Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne.

Quelle est l'opposition qui n'a pas été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l'opposition qui, à son tour, n'a pas renvoyé à ses adversaires de droite ou de gauche l'épithète infamante de communiste ?

Il en résulte un double enseignement.

Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d'Europe.

Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances; qu'ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même. »

Le syntagme de « spectre communiste » était fréquent dans la presse réactionnaire de ce temps, qui voyait dans le communisme quelque chose comme une monstrueuse conspiration, de nature mal définie, et source d’effroi pour tous les conservateurs. Les choses n’ont guère changé de nos jours – il suffit de regarder par exemple la relecture de la Révolution d’Octobre comme conspiration d’une minorité de révolutionnaires professionnels, ce qui est tout à fait faux ; ou celle des révolutions suivantes comme étant des coups montés des services secrets soviétiques – et le temps que passent les idéologues bourgeois à s’acharner sur un ennemi prétendument vaincu suffit à prouver qu’ils continuent de le craindre. L’objectif – opposer le programme du Parti à tous les mensonges de la bourgeoisie – ne saurait être plus actuel.

I. Bourgeois et prolétaires

Ce premier chapitre consiste en une analyse historique, menée en terme de lutte des classes et selon la méthode du matérialisme historique – qui est déjà développée et brillamment appliquée dans le Manifeste, mais il faudrait un peu plus de temps pour le montrer – de la genèse du capitalisme, du développement de la bourgeoisie au sein de la société féodale, ce jusqu’au point où elle renverse l’ordre féodal périmé, bâtit un monde à son image. Mais, le capitalisme engendre à son tour des contradictions qui à terme le condamnent. Son développement donne en particulier naissance à une nouvelle classe, radicalement opprimée et dénuée de toute propriété – les prolétaires – destinés à le renverser, et à mettre ainsi fin à toute oppression d’une classe par une autre. L’incipit de ce premier chapitre est presque aussi célèbre que celui du Manifeste lui-même :

« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande  et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. »

Une classe étant : « Une classe est le groupe d’hommes qui ont des rapports sociaux identiques avec les autres membres de la société, parce qu’ils jouent le même rôle dans la production ». (Karl Marx)

La bourgeoisie « classe des capitalistes modernes, propriétaires des moyens de production sociale et qui emploient le travail salarié » (Friedrich Engels, note pour l’édition anglaise de 1888), joue dans l’histoire un rôle éminement révolutionnaire, ce en apportant un progrès matériel inimaginable par le passé, en développant les forces productives de la société à un point inouï ; ce également par son rôle critique, en dissolvant toutes les illusions et faux-semblants religieux et politiques de l’Ancien Régime, et ne laissant comme lien entre les êtres humain que les froids rapports de marché, qui rendent apparente l’oppression qui étaient cachée et obligent à la regarder avec lucidité. La bourgeoisie réalise une centralisation économique et politique des Etats, impose son mode de production à toute la planète, qu’elle unifie économiquement. Elle produit un monde à son image. On trouve ainsi dans le Manifeste des pages étonnamment modernes, qui analysent de façon remarquable la mondalisation capitaliste, seulement embryonnaire en 1848, en voie d’achèvement à notre époque :

« Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. »

Mais, la bourgeoisie est victime de son succès. Le mode de production capitaliste devient à un moment dépassé pour les forces productives dont il a permis le développement. Il est alors victime de crises de plus en plus graves, qui témoignent de son caractère périmé, inadapté au stade d’évolution de la société :

« Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. […] Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. »  

C’est une tendance pour décerner laquelle au milieu du XIXème siècle – alors que le capitalisme était encore un mode de production ascendant, commençant à peine à évincer des formations socio-économiques antérieures dans bien des pays – il fallait avoir le génie de Marx et d’Engels. C’est au contraire une analyse d’une actualité brûlante pour notre époque.

Le développement du capitalisme est également corrélatif de celui de la classe vouée à l’enterrer : les prolétaires, c’est-à-dire : «  la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés de leurs propres moyens de production, sont obligés, pour subsister, de vendre leur force de travail » (F. Engels, note pour l’édition anglaise de 1888). Les exigences de profit du capital, les lois de la concurrence, tendent fatalement à pressurer les salaires au niveau de survie et même en-deçà (la théorie de la plus-value n’est pas encore complétement développée par Marx en 1848, mais elle est brillamment esquissée). La subsistance du capitalisme devient insoutenable, car incompatible avec celle des classes autres que la bourgeoisie. Le prolétariat n’a rien à perdre, aucune propriété ni aucun intérêt particulier à défendre. Mais le niveau d’unification de la société atteinte par le capitalisme facilite son organisation. Il ne peut s’émanciper qu’en renversant la propriété bourgeoise, en renversant toute domination et toute exploitation d’une classe par une autre, et ouvrant ainsi la porte à une société libérée de la division en classe. Tel est sa mission historique, dont la réalisation est « inévitable ».

Le texte du Manifeste retrace ainsi brillamment en tout cas une tendance qui n’a jamais été autant d’actualité – malgré tous les bavardages sur la désindustrialisation, le salariat n’a jamais été autant répandu sur la planète, ni la concentration d’autant de richesses en aussi peu de moins. La réalisation de cette tendance est par contre visiblement beaucoup moins inévitable qu’on ne pouvait l’espérer au XIXème siècle. C’est le défi que nous pose l’histoire.

II. Prolétaires et communistes

Ce deuxième chapitre définit ce qu’est le « Parti communiste » au nom duquel est rédigé le Manifeste, et quels sont ses objectifs. Certes, en 1848, il n’y avait guère de partis politiques structurés autour d’un appareil centralisé, tel qu’on entend le terme de parti de nos jours ; et « parti » signifiait plutôt quelque chose comme un courant d’opinion, une tendance informelle. Les liquidateurs de toute obédience, qui voudraient voir les partis communistes historiques se dissoudre dans on ne sait quelle soupe indigeste, citent à l’appui de leur propos le passage suivant :

« Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. »

Il s’agit bien entendu d’un argument d’autorité fallacieux ; et totalement idiot. Il va de soi qu’il n’existait pas encore de Parti communiste structuré du temps de la rédaction du Manifeste, et que la petite organisation secrète (un millier de personnes, pour la plupart des réfugiés politiques allemands, sur plusieurs pays) qu’était la Ligue des Communistes ne pouvait sérieusement prétendre à ce rôle. Il est clair aussi que Marx et Engels voulaient se démarquer des sectes socialistes préexistantes, et de leur foi dogmatique dans un projet tout fait, déterminé a priori, par leurs fondateurs. Mais, d’une part, de par leur action à la tête de la Ière Internationale, puis de la IIème dans le cas d’Engels, les auteurs du Manifeste, ont accompli un travail organisationnel majeur précisément pour faire exister ce type de parti – que le Parti du Travail représente encore de nos jours – et d’autre part, plusieurs passages du Manifeste qui suivent anticipent d’une façon très claire plusieurs des principes fondateurs d’un parti communiste, tels qu’ils allaient être définis par Lénine, et fixés par la IIIème Internationale. Ainsi :

« Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. » 

C’est l’idée d’internationalisme prolétarien qui est là définie rigoureusement.

« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. » 

C’est l’idée d’un parti d’avant-garde qui est déjà inscrite en filigrane du texte du Manifeste.

« Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat. » 

L’objectif de la révolution en vue de la conquête du pouvoir politique par le parti du prolétariat est clairement posé.

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. 

Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux. L'abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu'ici n'est pas le caractère distinctif du communisme. »

C’est enfin l’idée du socialisme scientifique comme fondement idéologique du Parti communiste qui est là anticipée

Cela, c’est pour la conception même du Parti. Pour ce qui est de son programme politique, il peut être résumé par la formule suivante :

« En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée. » 

Mais il faut bien la comprendre. Il ne s’agit là que d’abolir la propriété privée bourgeoise, la propriété privée capitaliste sur le produit du travail d’autrui, qui ne profite qu’à une infime minorité, et laisse la majorité dans une absolue précarité :

« Vous êtes saisis d'horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C’est précisément parce qu'elle n'existe pas pour ces neuf dixièmes qu'elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu'à la condition que l'immense majorité soit frustrée de toute propriété. En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c'est bien ce que nous voulons ». 

Il s’agit d’abolir seulement une propriété privée qui n’a rien d’individuel, d’abolir le capital, qui est un rapport social, qui met en mouvement un travail social, mais au bénéfice exclusif de quelques exploiteurs seulement. L’abolition de ce rapport social rendra possible que le travail qui est social soit considéré comme tel par la société, et serve au bien commun, pas au seul profit d’une minorité. Il ne s’agit nullement d’abolir la propriété individuelle de biens de consommation, l’appropriation individuelle des fruits de son propre travail – Marx et Engels sont explicites sur ce point ; c’est d’ailleurs eux qui ont fait disparaître l’ascétique et archaïque slogan de la « communauté des biens ». Quant à la propriété privée des petits bourgeois, des paysans et des petits entrepreneurs, qui aura survécu à l’expropriation par le grand capital jusqu’à la révolution socialiste, le Manifeste est muet sur ce qu’il en adviendra.

Suivent des réponses à des objections présentes par la propagande bourgeoise contre le communisme : à savoir, que les communistes voudraient supprimer la famille, la patrie et la religion. A mon avis, on a trop faire dire à ces arguments, il est vrai brillants et persuasifs. En particulier, le Manifeste ne dit pas qu’il n’y aura plus de famille, plus de mariage monogame, et plus d’éducation des enfants par leurs parents sous le communisme. On a, il me semble, traité à tort ces arguments comme s’ils étaient démonstratifs, alors qu’il ne s’agit que d’arguments dialectiques, au sens où Aristote entend ce terme, à savoir d’arguments qui partent de prémisses non pas vraies et nécessaires, mais seulement probables, en l’occurrence des prémisses soutenues par les propagandistes bourgeois. Le résultat de cette argumentation dialectique est de réfuter lesdits arguments adverses, en montrant que la bourgeoisie non seulement se contredit – puisque sa pratique réelle contredit honteusement les prémisses qu’elle prétend soutenir – mais qu’elle est purement et simplement hypocrite. Ces arguments ne permettent de déduire rien de plus, en particulier pas ce qui adviendra ou non sous le socialisme. Reste le passage sur la patrie, que certains ont abondamment utilisé comme argument d’autorité pour nier l’idée même de nation, d’affirmer que la révolution peut seulement être mondiale :

« Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot.

Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qu'ils entraînent.

Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation.

Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation. »

A l’inverse, Kim Jong Il aurait noté en marge de son exemplaire du Manifeste : « c’est faux, les prolétaires ont une patrie ». Jean Jaurès a critiqué le Manifeste exactement pour les mêmes raisons. De nouveau, on en fait trop dire à ce passage, qui dit simplement que la bourgeoisie n’a pas le droit d’accuser les communistes de déposséder les ouvrier de leur patrie, puisqu’elle l’a déjà fait en en prenant la tête pour ses seuls intérêts. La suite du passage dément d’ailleurs l’exégèse en termes de nihilisme national. Un autre passage du Manifeste dit également que :

« La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d'abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. »

L’engagement de Marx et d’Engels, engagement politique et théorique, en faveur des luttes de libération nationale, que ce soit des Irlandais ou des Polonais, prouve d’ailleurs qu’ils ne considéraient pas la question nationale comme une non-question. Le texte du Manifeste ne récuse pas la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays – qui est une thèse de Lénine, formulée dans son article « Sur le slogan des Etats-Unis d’Europe ». Mais il est vrai que la question nationale était peu élaborée théoriquement par les fondateurs du marxisme ; ce sera plutôt le fait de leurs héritiers.

Enfin, Marx et Engels prévoient un programme concret suivant pour une révolution victorieuse :

« Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie.

Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'Etat, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives

Cela ne pourra naturellement se faire, au début, que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier.

Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les différents pays. » 

Les auteurs du Manifeste prévoient un programme indicatif, adapté d’après eux aux pays les plus développés d’Europe :

1.      Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.
2.      Impôt fortement progressif.
3.      Abolition de l'héritage.
4.      Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
5.       Centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'Etat et qui jouira d'un monopole exclusif.
6.      Centralisation entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.
7.      Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
8.       Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.
9.      Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
10.   Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc.

C’est assez clair : il est question dans ces lignes de « dictature du prolétariat », de « dictature démocratique du peuple », d’usage de « mesures despotiques » pour briser la résistance des exploiteurs renversés, d’une discipline militaire assumée par la classe ouvrière victorieuse aux premiers stades de la révolution pour en assurer le succès, et d’une planifcation centralisée entre les mains de l’Etat socialiste. Ce ne sont là nullement des inventions staliniennes, mais des thèses de Marx et d’Engels, inscrites dans le texte du Manifeste. Il ne s’agit certes pas d’articles de foi – ce qui serait un concept fort étranger au marxisme – et Marx et Engels disaient eux-mêmes, dans la préface de 1872, que le Manifeste était désormais dépassé sur bien des points, notamment pour ce qui est du programme en 10 points, qui aurait été rédigé bien autrement désormais (mais la thèse de la dictature du prolétariat a plutôt été précisée, radicalisée même, qu’abandonnée, par les fondateurs). Quoiqu’il en soit, ce sont des thèses qui doivent être prises au sérieux, et discutées comme les thèses marxistes qu’elles sont. Elles ne peuvent en aucun cas être simplement balayées d’un revers de la main.

Le chapitre II se termine par une première formulation de la distinction entre socialisme et communisme – distinction qui est bien de Marx et Engels, même si la terminologie n’est pas encore fixée – et se clôt par l’énonciation du véritable but de la révolution communiste, qui correspond en fait à la valeur central sous-jacente à la démarche critique de Marx, celle de liberté, mais de liberté pour toutes et tous ; de liberté véritable, de liberté positive, de libération des forces sociales objectives qui aliènent l’être humain, pour qu’il puisse acquérir la maîtrise de son destin (contrairement à la pseudo-liberté négative de Friedrich Von Hayek, dont il n’a aucun scrupule de reconnaître qu’elle ne profite qu’à une petite minorité, et qu’elle n’a rien d’agréable pour tous les autres, et qu’elle peut très bien être celle de mourir de faim) :

« Les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l'ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l'antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe.

A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. »

III. Littérature socialiste et communiste

Je ne dirais rien sur ce point, dans la mesure où ce chapitre est sans doute le moins actuel puisqu’il critique des auteurs que seuls quelques universitaires lisent encore. La typologie des courants « socialistes » qui, faute d’être prolétariens et révolutionnaires, échouent à être véritablement socialistes, notamment parce que leur inspiration réelle est la nostalgie d’un passé révolu – le « c’était mieux avant » – plutôt que de regarder vers l’avenir, garde, de par sa systématicité, un intérêt réel, au prix toutefois de quelques inférences par analogie.

IV. Position des communistes à l’égard des divers partis d’opposition

Après quelques considérations tactiques, conjoncturelles, mais qui, par analogie, gardent toujours un intérêt actuel – on y trouve notamment des anticipations de la théorie léniniste de la transformation de la révolution bourgeoise en révolution socialiste et celle de la doctrine du front commun – le Manifeste se clôt par sa célèbre conclusion :

« Les communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.

PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! »

Actualité du Manifeste en 2018

En guise de conclusion, je me contenterai d’une citation du cinéaste britannique Ken Loach :

« La première chose à dire à propos du Manifeste est : lisez-le ! Nombre de ses déclarations s’appliquent autant aujourd’hui qu’au moment où il a été écrit. L’exigence incessante de main-d’œuvre toujours moins chère et la recherche par le capital de placements les moins coûteux ont provoqué une instabilité planétaire que Marx et Engels ne pouvaient qu’imaginer. La politique étrangère agressive des Etats-Unis a conduit à des guerres illégales pour imposer la suprématie US. Deux questions se font jour : la classe ouvrière est-elle toujours une classe révolutionnaire et comment pourra-t-elle prendre conscience de son potentiel ? Je suggère de répondre “oui“ à la première question. Aussi éclatés, désorganisés et vulnérables que des groupes de travailleurs peuvent l’être, ils ont toujours le pouvoir d’interrompre le système.


La seconde question est le rocher sur lequel les mouvements socialistes se sont brisés depuis la rédaction du Manifeste. Celle de choix politiques de la direction de la classe ouvrière. Nous avons désespérément besoin d’un nouveau mouvement politique. »

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