Livre :
docteur en science politique (Université de Yale), auteur de nombreux ouvrages
traduits dans des dizaines de langues, Michael Parenti signe un livre
remarquable, présentant du point de vue des classes populaires les événements
des dernières décennies de la République romaine.
Nul ne l’ignore : ce que l’on appelle la
culture classique, la connaissance des grands auteurs de l’antiquité
gréco-romaine, est, depuis la Renaissance au moins, une partie considérée
essentielle de la culture générale. Aussi, l’histoire et la pensée politique
des Anciens a abondamment nourri les penseurs de la modernité et sert encore
largement de référence de nos jours. Or, il n’est pas inutile de le souligner,
les textes qui nous sont parvenus de cette époque sont tous ou presque de la
plume d’intellectuels issus des classes possédantes des sociétés grecque et
romaine. Ils n’en sont que très logiquement imprégnés de leur point de vue de
classe. Les intérêts, et idéologies les exprimant, des classes dominantes à
travers les âges présentant d’importantes similitudes structurelles, il n’est
pas étonnant que la vision du monde de l’oligarchie antique ait été reçue avec
sympathie par les intellectuels issus de la bourgeoisie. Mais, de ce fait, non seulement
nous voyons souvent l’histoire du passé avec les yeux de sa classe dominante,
mais c’est son idéologie qui, sous couvert de culture classique, passe
insidieusement dans le sens commun. Il n’est de ce fait pas d’une importance
négligeable pour les communistes d’étudier cette période de l’histoire, qui est
d’une actualité politique plus brûlante qu’il n’y paraît. C’est le défi qu’a
relevé Michael Parenti, présentant l’histoire des dernières années de la
République romaine du point de vue de ceux qui dans l’histoire traditionnelle
n’apparaissent que tels que décrits par les écrivains aristocrates qui les
toisent de haut : les classes populaires romaines.
Historiographie
traditionnelle et actualité politique
Une historiographie traditionnelle, depuis longtemps
passée dans la culture populaire, nous dit qu’un groupe de sénateurs assassina
Jules César aux Ides de mars de l’année 44 avant notre ère afin de défendre la
République, la démocratie, la Constitution, que les évidentes prétentions
monarchiques de César menaçaient. Tout l’enjeu aurait consisté dans la forme du
gouvernement : démocratie parlementaire ou monarchie. Dans cette vision de
l’histoire, les figures clés du parti sénatorial conservateur, qui se nommait
lui-même les optimates (les
meilleurs) – Brutus, Cicéron, Caton, etc. – apparaissent invariablement comme
des héros pleins d’abnégation et de vertu, menant un combat purement désintéressé
pour la liberté. Et la plèbe romaine passe invariablement pour une vile
populace oisive, tournant ses sympathies au gré du vent, dénuée de toute
morale, assoiffée uniquement de distribution de pain et des jeux sanglants de
l’amphithéâtre, panem et circenses !
Ses tribuns les plus courageux, les plus déterminés, ne passent souvent pour
des démagogues, des aventuriers sans scrupules ni principes.
Ce n’est pas là qu’un débat de spécialistes.
Le mépris des aristocrates romains pour la plèbe, on le retrouve quasiment à
l’identique dans les discours des politiciens bourgeois sur les
« assistés », qui « abusent des prestations », qui
« coûtent trop cher ». La polémique contre les
« démagogues », les « populistes » est reprises à
l’identique par tous les représentants des classes possédantes contre toute
exigence de justice sociale, même minimales. Et, tout représentant des classes
populaires qui parvient au pouvoir et l’utilise, non pas comme ses
prédécesseurs au service de l’oligarchie, mais pour imposer un changement des
règles du jeu, se voit accuser de… « césarisme » ;
accusation typique à l’encontre de feu Hugo Chavez et de Nicolas Maduro. Face à
eux, l’opposition oligarchique, et authentiquement fasciste, vénézuélienne,
peut se draper dans la toge de Brutus et de Cicéron, de défenseurs
désintéressés de la « démocratie ».
César,
les optimates et la plèbe
Or, Michael Parenti le montre bien, il n’y a
aucune raison de se mettre sur la défensive face à l’étiquette sensément
infâmante de « césarisme », pas plus qu’à prendre pour argent
comptant les baux discours des défenseurs « désintéressés » de la
« liberté » et de la « démocratie ». La République romaine,
pour ce qui la concerne, n’avait rien d’une démocratie. Son sénat était une
assemblée de notables issus de l’oligarchie. Ses magistrats, des aristocrates
élus au suffrage censitaire. La véritable passion qui animait les optimates n’était nullement la défense
de la Constitution (non-écrite) de la République – ils n’ont jamais hésité à la
transgresser lorsqu’il en allait de leur intérêt – mais celle de leur liberté à
eux, celle de faire tout ce qu’ils voulaient : piller les provinces
conquises, comme leurs concitoyens, en toute impunité. Les dernières décennies
de la République ont largement consisté en un combat désespéré des classes
populaires romaines contre la tyrannie des optimates,
qui, dans toute leur vertu républicaine, n’ont jamais hésité à faire assassiner
par des escadrons de la mort tous les tribuns de la plèbe qui montraient de la
détermination à lutter pour des réformes, même très modérées.
Si ces mêmes optimates assassinèrent Jules César, ce n’est nullement parce qu’il
aspirait à la monarchie. Les mêmes encensèrent Sylla, dictateur perpétuel,
parce qu’il servait leurs intérêts, et nommèrent, en situation de difficulté,
Pompée consul sans co-consul, donc de
facto dictateur. Si César était devenu intolérable à leurs yeux, c’est
parce qu’il était en quelque sorte un dirigeant populaire, s’appuyant sur la
plèbe, et avait l’intention d’utiliser son titre de dictateur pour imposer un
programme de réformes visant à une minimale distribution des richesses (réforme
agraire, réduction des dettes, travaux publics) et de réduction de la toute
puissance de l’oligarchie sénatoriale, de façon à rendre le système un peu
moins intolérable. Cela ne faisait pas de César, lui-même un aristocrate, un
révolutionnaire – son programme de réformes aurait préservé l’essentiel des
privilèges de l’oligarchie. Mais c’en était déjà trop pour les optimates.
Du reste, une vingtaine d’années après la
mort de César, la même élite sénatoriale allait confier une monarchie de fait,
quoique ne disant pas son nom, à Octave, son fils adoptif, devenu l’empereur
Auguste. Pas seulement parce que les proscription auront nettoyé le sénat de
tous ses adversaires, mais aussi et surtout parce que le nouvel empereur
n’avait rien ou presque repris du programme de réformes de son père adoptif, et
n’avait d’autre ambition que de perfectionner la superstructure étatique, à son
profit, comme à celui de l’oligarchie. L’abandon de la sacro-sainte
« liberté » républicaine au profit d’une monarchie absolue permit à
l’élite romaine de briser toutes les aspirations démocratiques de la plèbe et
de perpétuer ainsi sa domination pour encore
cinq siècles.
Pour reprendre la conclusion de Michael
Parenti : « quand les meilleures pages de l’histoire seront enfin
écrites, elles ne le seront pas par des princes, des présidents, des premiers
ministres ou des experts, ni même par des professeurs, mais par le peuple lui-même.
Malgré tous ses défauts et ses insuffisances, le peuple est tout ce que nous
avons. C’est qu’en effet, le peuple c’est nous ». Un livre que nous ne
pouvons que vous conseiller.
Alexander
Eniline
Michael Parenti, L’assassinat de Jules César,
une histoire populaire de l’ancienne Rome, Editions Delga, Collection Histoire,
Paris, 2017