08 octobre 2018

Les luttes de classe à Rome

Livre : docteur en science politique (Université de Yale), auteur de nombreux ouvrages traduits dans des dizaines de langues, Michael Parenti signe un livre remarquable, présentant du point de vue des classes populaires les événements des dernières décennies de la République romaine.

Nul ne l’ignore : ce que l’on appelle la culture classique, la connaissance des grands auteurs de l’antiquité gréco-romaine, est, depuis la Renaissance au moins, une partie considérée essentielle de la culture générale. Aussi, l’histoire et la pensée politique des Anciens a abondamment nourri les penseurs de la modernité et sert encore largement de référence de nos jours. Or, il n’est pas inutile de le souligner, les textes qui nous sont parvenus de cette époque sont tous ou presque de la plume d’intellectuels issus des classes possédantes des sociétés grecque et romaine. Ils n’en sont que très logiquement imprégnés de leur point de vue de classe. Les intérêts, et idéologies les exprimant, des classes dominantes à travers les âges présentant d’importantes similitudes structurelles, il n’est pas étonnant que la vision du monde de l’oligarchie antique ait été reçue avec sympathie par les intellectuels issus de la bourgeoisie. Mais, de ce fait, non seulement nous voyons souvent l’histoire du passé avec les yeux de sa classe dominante, mais c’est son idéologie qui, sous couvert de culture classique, passe insidieusement dans le sens commun. Il n’est de ce fait pas d’une importance négligeable pour les communistes d’étudier cette période de l’histoire, qui est d’une actualité politique plus brûlante qu’il n’y paraît. C’est le défi qu’a relevé Michael Parenti, présentant l’histoire des dernières années de la République romaine du point de vue de ceux qui dans l’histoire traditionnelle n’apparaissent que tels que décrits par les écrivains aristocrates qui les toisent de haut : les classes populaires romaines.

Historiographie traditionnelle et actualité politique

Une historiographie traditionnelle, depuis longtemps passée dans la culture populaire, nous dit qu’un groupe de sénateurs assassina Jules César aux Ides de mars de l’année 44 avant notre ère afin de défendre la République, la démocratie, la Constitution, que les évidentes prétentions monarchiques de César menaçaient. Tout l’enjeu aurait consisté dans la forme du gouvernement : démocratie parlementaire ou monarchie. Dans cette vision de l’histoire, les figures clés du parti sénatorial conservateur, qui se nommait lui-même les optimates (les meilleurs) – Brutus, Cicéron, Caton, etc. – apparaissent invariablement comme des héros pleins d’abnégation et de vertu, menant un combat purement désintéressé pour la liberté. Et la plèbe romaine passe invariablement pour une vile populace oisive, tournant ses sympathies au gré du vent, dénuée de toute morale, assoiffée uniquement de distribution de pain et des jeux sanglants de l’amphithéâtre, panem et circenses ! Ses tribuns les plus courageux, les plus déterminés, ne passent souvent pour des démagogues, des aventuriers sans scrupules ni principes.

Ce n’est pas là qu’un débat de spécialistes. Le mépris des aristocrates romains pour la plèbe, on le retrouve quasiment à l’identique dans les discours des politiciens bourgeois sur les « assistés », qui « abusent des prestations », qui « coûtent trop cher ». La polémique contre les « démagogues », les « populistes » est reprises à l’identique par tous les représentants des classes possédantes contre toute exigence de justice sociale, même minimales. Et, tout représentant des classes populaires qui parvient au pouvoir et l’utilise, non pas comme ses prédécesseurs au service de l’oligarchie, mais pour imposer un changement des règles du jeu, se voit accuser de… « césarisme » ; accusation typique à l’encontre de feu Hugo Chavez et de Nicolas Maduro. Face à eux, l’opposition oligarchique, et authentiquement fasciste, vénézuélienne, peut se draper dans la toge de Brutus et de Cicéron, de défenseurs désintéressés de la « démocratie ».

César, les optimates et la plèbe

Or, Michael Parenti le montre bien, il n’y a aucune raison de se mettre sur la défensive face à l’étiquette sensément infâmante de « césarisme », pas plus qu’à prendre pour argent comptant les baux discours des défenseurs « désintéressés » de la « liberté » et de la « démocratie ». La République romaine, pour ce qui la concerne, n’avait rien d’une démocratie. Son sénat était une assemblée de notables issus de l’oligarchie. Ses magistrats, des aristocrates élus au suffrage censitaire. La véritable passion qui animait les optimates n’était nullement la défense de la Constitution (non-écrite) de la République – ils n’ont jamais hésité à la transgresser lorsqu’il en allait de leur intérêt – mais celle de leur liberté à eux, celle de faire tout ce qu’ils voulaient : piller les provinces conquises, comme leurs concitoyens, en toute impunité. Les dernières décennies de la République ont largement consisté en un combat désespéré des classes populaires romaines contre la tyrannie des optimates, qui, dans toute leur vertu républicaine, n’ont jamais hésité à faire assassiner par des escadrons de la mort tous les tribuns de la plèbe qui montraient de la détermination à lutter pour des réformes, même très modérées.

Si ces mêmes optimates assassinèrent Jules César, ce n’est nullement parce qu’il aspirait à la monarchie. Les mêmes encensèrent Sylla, dictateur perpétuel, parce qu’il servait leurs intérêts, et nommèrent, en situation de difficulté, Pompée consul sans co-consul, donc de facto dictateur. Si César était devenu intolérable à leurs yeux, c’est parce qu’il était en quelque sorte un dirigeant populaire, s’appuyant sur la plèbe, et avait l’intention d’utiliser son titre de dictateur pour imposer un programme de réformes visant à une minimale distribution des richesses (réforme agraire, réduction des dettes, travaux publics) et de réduction de la toute puissance de l’oligarchie sénatoriale, de façon à rendre le système un peu moins intolérable. Cela ne faisait pas de César, lui-même un aristocrate, un révolutionnaire – son programme de réformes aurait préservé l’essentiel des privilèges de l’oligarchie. Mais c’en était déjà trop pour les optimates.

Du reste, une vingtaine d’années après la mort de César, la même élite sénatoriale allait confier une monarchie de fait, quoique ne disant pas son nom, à Octave, son fils adoptif, devenu l’empereur Auguste. Pas seulement parce que les proscription auront nettoyé le sénat de tous ses adversaires, mais aussi et surtout parce que le nouvel empereur n’avait rien ou presque repris du programme de réformes de son père adoptif, et n’avait d’autre ambition que de perfectionner la superstructure étatique, à son profit, comme à celui de l’oligarchie. L’abandon de la sacro-sainte « liberté » républicaine au profit d’une monarchie absolue permit à l’élite romaine de briser toutes les aspirations démocratiques de la plèbe et de perpétuer ainsi  sa domination pour encore cinq siècles.

Pour reprendre la conclusion de Michael Parenti : «  quand les meilleures pages de l’histoire seront enfin écrites, elles ne le seront pas par des princes, des présidents, des premiers ministres ou des experts, ni même par des professeurs, mais par le peuple lui-même. Malgré tous ses défauts et ses insuffisances, le peuple est tout ce que nous avons. C’est qu’en effet, le peuple c’est nous ». Un livre que nous ne pouvons que vous conseiller.


Alexander Eniline


Michael Parenti, L’assassinat de Jules César, une histoire populaire de l’ancienne Rome, Editions Delga, Collection Histoire, Paris, 2017

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