23 décembre 2020

Des origines scolastiques de l’économie politique

 


L’économie politique est communément considérée comme une invention moderne, ayant pour origine l’école des physiocrates. Ce n’est pas inexact, si on considère l’économie politique comme une discipline scientifique à part entière, distincte et consciente de sa propre singularité. Mais la pensée économique a des origines plus anciennes. La pensée médiévale, en ce qui la concerne, a encore aujourd’hui souvent mauvaise réputation. « Scolastique » est couramment utilisé comme synonyme de ratiocination stérile. Une telle réputation est toutefois infondée, et certaines des catégories les plus fondamentales de l’économie politique ont leur origine dans la pensée – philosophie, théologie, droit canon – scolastique.

 

En commençant par le concept de « valeur ». Karl Marx remarque dans le Livre I du Capital qu’Aristote avait presque découvert la nature de la valeur, en tant que mesure du temps de travail, mais s’est arrêté à mi-chemin, et finit par dire que si la monnaie sert bien d’équivalent universel permettant d’échanger des marchandises différentes comme si elles étaient équivalentes (alors qu’elles n’ont rien en commun), ce n’est que par convention. Ce qui a empêché Aristote d’aller jusqu’au bout du raisonnement, c’est qu’il vivait dans une société esclavagiste qui reposait précisément sur l’inégalité entre le travail libre et le travail servile, ce qui le rendait incapable de concevoir la notion d’un travail abstrait, exactement équivalent d’un autre.

 

C’est au Moyen Age, première « économie de marché » (dont tous les membres étaient reliés par le marché), que des progrès décisifs dans la pensée économique allaient être accomplis. C’est sous la plume d’Albert le Grand, membre de l’ordre dominicain, philosophe et théologien du XIIIème siècle, évêque de Regensburg, et qui joua un rôle crucial dans l’acculturation du corpus aristotélicien et de ses commentateurs grecs et arabes nouvellement traduits et la renaissance d’une pensée scientifique en Europe, que l’on trouve la première attestation connue du terme de « valeur ».

 

Commentant un passage de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote – « Or c’est vrai aussi dans le cas des autres métiers. Il seraient en effet supprimés depuis longtemps si ce que le producteur produit en quantité et en qualité n’était pas précisément ce dont le bénéficiaire éprouve le besoin en quantité et en qualité. Car ce n’est pas entre deux médecins que se forme une association d’échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c’est-à-dire, plus généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais qu’il faut mettre sur un pied d’égalité »* – Albert utilise le concept de « valeur », absent du texte du Stagirite, pour l’expliquer. Par là, il en change le sens : là où pour Aristote il s’agissait d’égaliser des personnes, qui en fait ne sont pas égales, Albert y substitue un rapport entre choses, qui doivent être échangée à valeurs égales.

 

C’est à un auteur un peu postérieur à Albert le Grand, franciscain celui-ci, Pierre de Jean Olivi que reviendra la primauté d’une analyse du concept de valeur, et une tentative de détermination des conditions qui permettent de la fixer. Dans son Traité des contrats, il distingue tout d’abord la valeur intrinsèque d’une chose – un être animé a intrinsèquement plus de valeur qu’un être inanimé, par exemple –, et la valeur qu’elle a pour nous, qui seule constitue sa valeur marchande. Ensuite, s’interrogeant sur quels critères est fixé le juste prix d’une marchandise selon l’évaluation commune, il en cite quatre, d’ailleurs non mutuellement exclusifs, et non clairement hiérarchisés entre eux : (1) la valeur d’usage (l’utilité d’une chose, et l’agrément que nous aurions à la posséder), (3) sa rareté relative (proto théorie de l’offre et de la demande), (2) le labeur, l’industrie et le risque nécessaire à sa production (intuition, mais qui reste confuse, de la valeur-travail), (4) gradation selon l’ordre des offices (le travail d’un chevalier vaut plus que celui d’un roturier). Certes, cela ne fait pas encore une théorie des prix, et en pratique, c’est le consensus de la communauté des marchands qui permet de déterminer le juste prix, mais on ne peut pas nier que nous assistons là à un début remarquable de la pensée économique.

 

Un autre concept fondamental s’il en est, celui de « capital ». On le retrouve pour la première fois sous la plume d’Olivi. Le mot est attesté en Occitan dès le XIIème siècle, mais Olivi est le premier à en faire un concept théorique. Lisons les lignes suivantes : « En outre, de tels marchands exposent leur argent, ainsi que leurs personnes, puis les marchandises achetées par leur argent, à de nombreux risques, et ils ne sont pas certains que les marchandises achetées leur permettrons de retrouver leur capital. Or s’ils n’étaient industrieux dans l’estimation subtile des valeurs des biens, de leurs prix et leurs utilités, ils ne seraient pas aptes à cet office »** . Le concept de capital fait ici son entrée en scène dans la pensée économique. Olivi justifie ici la légitimité qu’ont les marchands à vendre leurs marchandises plus cher qu’ils ne les ont achetées. Il ne s’agit ici que du capital commercial, le capital industriel n’existait pas encore. Mais le concept de capital – en tant qu’argent investi dans une opération commerciale, destiné à engendrer un profit (une sorte de plus-value) au prix du risque – est clairement défini, et distingué de l’argent en tant que simple dépense. D’où la licéité du prêt à intérêt pour une opération commerciale, à distinguer de l’usure, prohibée par l’Eglise. Le risque, d’ailleurs, est un autre concept clé de la pensée économique. En latin « resicum », il s’agit d’un décalque de l’arabe, qui est aussi attesté pour la première fois sous la plume d’Olivi. Son Traité des contrats est intéressant en outre par les pratiques commerciales ayant cours au XIVème siècle qu’il décrit : des pratiques contractuelles et assurantielles extrêmement sophistiquées, et même une sorte de titrisation avant l’heure.

 

C’est un membre de l’ordre franciscain qui est l’auteur du Traité des contrats, avons nous dit. Ce détail n’est sans importance. Prima facie, on ne s’attendrait pas que l’ordre fondé par saint François d’Assise ait contribué à l’émergence de l’économie politique, encore moins à une apologie de l’économie de marché. Et pourtant, justement parce qu’ils étaient des « professionnels de la pauvreté », les franciscains ont cherché à cataloguer précisément les différents mode de posséder. En tant qu’ordre monastique nouveau et urbain, ils étaient en contact étroit avec la bourgeoisie émergente. Aussi ont-ils fini par théoriser et légitimer les pratiques économique de cette nouvelle classe sociale, et à faire l’apologie d’une économie de marché totale comme créatrice de lien social, de réciprocité, de participation des êtres humains à l’œuvre de la création ; et ont même imaginé une sorte d’accession au salut par l’activité économique. Ils ne pensaient sans doute pas qu’ils allaient contribuer par là à une diffusion massive d’une pauvreté parfaitement involontaire…Pierre de Jean Olivi fut à la fois un de ces penseurs du marché, et un défenseur intransigeant de la pauvreté franciscaine. C’est une histoire passionnante, étudiée dans Richesse franciscaine, de Giacomo Todeschini.

 



Il faudrait prendre garde à ne pas commettre l’erreur d’attribuer aux théologiens franciscains une problématique plus moderne que la leur. Ils n’avaient nullement l’intention de fonder une science économique. Leur propos était celui de la théologie morale : déterminer si les pratiques commerciales en usage dans les villes de leurs temps – une époque où le mode de production féodal se transformait rapidement, engendrant ce qui aller devenir le capitalisme – étaient religieusement licites. Un propos qui tient plus de la casuistique, utile pour la confession, que de l’analyse économique à proprement parler. Le but d’Olivi par exemple n’était nullement de construire une théorie des prix, mais simplement de donner des critères pour pouvoir trancher si un prix est abusif ou non.

 

C’est pourtant cette sorte d’économie politique théologienne qui servit d’idéologie légitimant son activité aux yeux de la bourgeoisie naissante, et qui marqua durablement la pensée bourgeoise, même après qu’elle cessa d’être explicitement religieuse. Un sous-texte de nature théologique reste encore explicitement présent chez Adam Smith. La main invisible du marché n’est ainsi pas autre chose qu’une version laïcisée de la divine Providence.

 

L’intérêt de cette préhistoire de la pensée économique moderne n’est pas exclusivement académique. On y retrouve les origines d’un courant de pensée qui se fait aujourd’hui un peu discret mais qui fut longtemps une troisième idéologie majeure entre le libéralisme et le socialisme, et qui est loin d’avoir disparu : la doctrine sociale de l’Eglise ; et son incarnation politique : la démocratie chrétienne.

 

Certes, en choisissant de changer de nom pour devenir « Le Centre », le PDC ne veut plus assumer cette histoire, ni s’embarrasser d’une idéologie que pratiquement plus personne n’y connaît ni ne comprend. Il renonce par là au fondement doctrinal qui donnait un sens à son centrisme pour ne plus conserver qu’une versatilité sans principes. Cela n’implique nullement toutefois que les idées dont ce parti c’est naguère réclamé aient perdu toute influence.

 

Nous espérons en tout cas avoir convaincus nos lecteurs de l’importance de la pensée médiévale dans l’histoire des idées, une importance qui n’est pas uniquement historique.

 

 

*Aristote, Ethique à Nicomaque, traduction et présentation par Richard Bodéüs, GF Flammarion, Paris, 2004, 1133 a 14 sq., p. 248

 

**Pierre de Jean Olivi, Traité des contrats, présentation, édition critique, traduction et commentaire par Sylvain Piron, Les Belles lettres, Paris, 2012, I, 71, p. 139

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