15 novembre 2021

Initiative sur la justice : NON à l’initiative privée d’un multimillionnaire, qui n’apporte au-cune avancée démocratique

 


Actuellement, le Tribunal fédéral (TF) est élu par l’Assemblée fédérale, les postes de juges étant répartis au prorata de la représentation des principaux partis au parlement (ce qui exclut donc le membres des petits partis, comme les juristes sans appartenance politique, de la possibilité de siéger au Tribunal fédéral). Ces juges sont élus pour des mandats de six ans, renouvelables. L’initiative propose que les juges au TF soient tirés au sort, parmi des candidats sélectionnés par une commission nommée à cette fin par le Conseil fédéral. Les juges désignés pourraient siéger jusqu’à l’âge de 70 ans de façon inamovible, et ne pourraient être révoqués que pour manquements graves, ou incapacité manifeste à continuer d’exercer leur fonction.

 

N’ayant aucun juge fédéral issu de ses rangs, le Parti du Travail n’a aucun intérêt propre à défendre dans cette affaire. Nous appelons néanmoins à voter NON à cette initiative. Ce, pour trois raisons.

 

Une initiative oligarchique

 

L’initiative pour la justice ne vient pas d’une revendication populaire un tant soit peu massive. Aucune organisation représentative ne la porte. Il s’agit de la lubie d’un seul homme, un multimillionnaire, Adrian Gasser, qui a payé des entreprises de récolte de signatures pour faire aboutir son initiative. C’est aussi lui qui paye pour un affichage massif pour son initiative. Qu’un bourgeois puisse ainsi se payer son initiative populaire fédérale – alors qu’en faire aboutir une de-mande des centaines de militants et un travail acharné pour des gens normaux – est non seulement un biais de la démocratie, mais foncièrement anti-démocratique, oligarchique en son essence. Une telle initiative mérite d’être rejetée pour cette seule raison. Les entreprises de récolte de signatures devraient d’ailleurs être interdites, comme biaisant la démocratie.

 

M. Gasser n’est pas non plus n’importe quel millionnaire. Nous lui devons une reconnaissance partielle du droit de grève. Mais c’est bien malgré lui. En 1994, il avait licencié la totalité de ses ouvriers en grève, pour les réembaucher à des conditions moins favorables. Même la droite avait trouvé que ça allait trop loin, aussi une loi fut votée pour interdire à l’avenir de telles pratiques. Cela permit qu’une partie de la droite finisse par voter l’inscription du droit de grève (même limité) dans la Constitution. Ce qui en fait un ennemi patenté de la classe ouvrière, dont toute proposition mérite d’être rejetée.

 

Dépolitiser la justice ?

 

Le but principal de l’initiative est de retirer le choix des juges fédéraux au parlement, pour dissocier cette fonction de l’appartenance à un parti politique. Ce afin de garantir la séparation des pouvoirs, et d’aboutir à une justice non-politique, soustraite aux pressions des partis sur « leurs » juges, pour qu’ils votent selon la ligne de leur parti. Comme exemple de « pression » on cite celui d’un juge UDC dont son parti a essayé d’empêcher la réélection…mais qui fut réélu malgré tout. Preuve que les « pressions » ne sont pas aussi fortes que ça.

 

Y a-t-il un problème de sépara-tion des pouvoirs avec le système actuel ? Peut-être. Est-ce que la séparation des pouvoirs est un principe essentiel ? Sans aucun doute. Certes, c’est un principe d’origine libérale, face auquel la tradition marxiste fut souvent sceptique ; arguant, justement, qu’en dernière instance, le pouvoir de la classe dirigeante demeure indivis. Les pays socialistes ont même théorisé comme exemple de supériorité de leur système politique sur le parle-mentarisme bourgeois la non-séparation des pouvoirs, leurs assemblées parlementaires n’étant pas seulement parlemen-taires, mais des assemblées agissantes, faisant appliquer les lois qu’elles votaient. Soit, mais l’histoire du socialisme réel, les violations de la légalité socialiste qui eurent malheureusement lieu, plaident en faveur du fait qu’il serait erroné de négliger des principes libéraux de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, pour la seule raison qu’ils sont libéraux. Même sous le socialisme, les individus doivent pouvoir être protégés contre l’arbitraire de la part de l’État. Et la séparation des pouvoirs consti-tue une prévention contre l’abus de pouvoir. Cela dit, y a-t-il un vrai problème de séparation des pouvoirs en Suisse ? D’un con-trôle abusif de l’Assemblée fédérale sur le Tribunal fédéral ? Pas vraiment.

 

Mais le problème serait en tout cas le même avec la commission spéciale nommée par le Conseil fédéral. Selon quels critères les membres de ladite commission seraient sélectionnés ? Il est difficile à imaginer qu’aucun critère de nature politique n’entrerait en jeu. Qui plus est, ces éventuels critères politiques – qui influenceraient certainement le choix des candidatures présélectionnées – serait soustrait à quelque con-trôle démocratique que ce soit, puisqu’il serait à la discrétion du Conseil fédéral. On risquerait donc d’aboutir à un tribunal réellement politisé – et pas dans le bon sens évidemment – ce d’autant que les juges y siègeraient quasiment à vie. Tout le contraire de la démocratie en somme, plutôt le type de technocratie autoritaire – et défendant des intérêts de classe bien déterminés – que le néolibéralisme affectionne. L’élection, par le parlement en l’occurrence, garantit au moins une certaine forme de légitimité démocratique. Une démocratie représentative véritable présuppose d’ailleurs non seulement l’élection des représentants, mais aussi une durée raisonnablement brève des mandats, et (c’est une revendication classique du mouvement ouvrier) le droit de révocation de la part des représentés.

 

En revanche, il est totalement faux de soutenir que l’exercice de la justice ne soit pas politique, qu’il faille le dépolitiser. Les tribunaux ne font pas qu’appliquer la loi. La loi ne peut jamais être totalement exhaustive, et laisse inévitablement aux juges une marge d’interprétation. La jurisprudence du Tribunal fédéral est d’ailleurs une des trois sources du droit, avec la loi et la doctrine. On peut difficilement considérer que les opinions politiques des juges n’y aient aucune part. L’exemple des USA est certes extrême, mais le fait que le droit étatsunien change du tout au tout selon la majorité au sein de la Cour suprême montre à quel point l’exercice du droit est politique. Il existe également différentes normes légales, parfois en contradictions entre elles, et la décision desquelles priment (au hasard, le droit de propriété ou les accords de libre-échange sur les droits humains) est profondément politique.

 

Le tirage au sort, une avancée démocratique ?

 

Il existe de nos jours à gauche une mode d’idéaliser le tirage au sort pour la désignation d’assemblées représentatives, en lieu et place de l’élection, comme – si ce n’est la panacée de la démocratie – du moins une avancée démocratique.

 

Cette mode s’appuie sur une idéalisation de la démocratie telle qu’elle existait dans l’Antiquité à Athènes. Passons sur l’objection facile : l’antique Athènes était une société esclavagiste, où seuls les hommes libres et athéniens d’origine étaient citoyens, soit 10% de la population seulement ; et ces citoyens pouvaient trouver le temps de s’adonner à la politique précisément parce que d’autres travaillaient pour eux. Mais peut-être que ce système serait universalisable, pour toutes et tous, et non une minorité ?

 

Il s’agit à notre avis d’une illusion, basée sur une méconnaissance de la façon dont le système athénien fonctionnait réellement. Il n’était pas aussi « démocratique » qu’il n’en avait l’air. Certes, la démocratie athénienne combinait la souveraineté en dernière instance de l’Assemblée populaire (où tous les citoyens votaient selon le principe « un homme une voix ») et du tirage au sort pour certaines fonctions à responsabilité. Cette combinaison était censée garantir la possibilité pour chaque citoyen de participer à l’exercice du pouvoir et d’empêcher qu’une élite politique ne se forme, confisquant le pouvoir à son profit. Remarquons que cette combinaison forme un tout : injecter du tirage au sort dans un système sans Assemblée populaire ne le rendra pas démocratique. Ensuite, les fonctions tirées au sort l’étaient parmi tous les citoyens, et pour des mandats très courts – un an généralement – et non renouvelables. Tout le contraire de juges nommés quasiment à vie, désignés parmi des candidats présélectionnés.

 

Et une élite politique existait malgré tout. Les véritables dirigeants de la démocratie athénienne, les stratèges, étaient élus, pour des mandats renouvelables. C’était tous des nobles, des eupatrides. Le véritable chef d’Athènes au sommet de sa gloire, Périclès, resta aux commandes de l’État jusqu’à son décès en cours de mandat des suites de la peste. Sa disparition laissa un vide, puisqu’il était aussi indispensable à sa démocratie que le Grand roi de Perse ne l’était à sa monarchie. Même l’Assemblée était moins démocratique qu’elle n’en avait l’air. Certes, c’était « un homme une voix ». Mais, en pratique, peu de citoyens y prenaient régulièrement la parole. C’étaient toujours les mêmes, qui avaient reçu une formation, coûteuse, en rhétorique. Inutile de préciser qu’ils étaient tous eupatrides. Quant aux tribunaux athéniens, ils étaient tirés au sort. Mais il s’agissait de jurys populaires, jugeant sur la base de lois simples et connues de tous, non d’une cour suprême établissant une jurisprudence. Athènes possédait une cour suprême, l’Aréopage (et non « Aéropage », mot qu’on entend parfois, mais qui n’existe pas), composée d’anciens magistrats, et donc au recrutement aristocratique. Mais il n’avait plus qu’une autorité morale durant l’âge d’or de la démocratie athénienne.

 

Bref, il est vain de chercher des solutions faciles aux problèmes d’aujourd’hui dans une Antiquité mal connue.

 

Une connaissance un tant soit peu sérieuse de l’histoire réelle nous incite plutôt et être pour le moins méfiant face à la mode du tirage au sort en vogue aujourd’hui à gauche. L’exemple athénien montre en effet que penser que le fait de tirer les assemblées représentatives au sort plutôt que de les élire, garantirait une expression démocratique véritable et nous débarrasserait d’une caste de politiciens au service de la bourgeoisie, et rendrait le pouvoir au peuple, est pour le mieux naïf. Le vrai problème est en effet que le suffrage universel n’empêche pas qu’une majorité de la population vote en pratique pour des partis qui ne représentent les intérêts que d’une infime minorité. Croire que le tirage au sort nous libérerait de l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie est pour le mieux illusoire.

 

Cette mode est même contreproductive dans la mesure où elle serait de nature à faire négliger à la classe ouvrière sa principale et seule arme pour renverser ladite hégémonie : l’organisation en son propre parti politique, appelé à exercer le pouvoir et à changer la société. Comme l’écrivait Friedrich Engels : « Pour que le prolétariat soit suffisamment fort pour vaincre au moment décisif, il faut – Marx et moi-même avons défendu cette position depuis 1847, – il faut qu’il constitue un parti singulier, distinct de tous les autres et opposé à eux, un parti de classe conscient de l’être ». Cette mode est d’ailleurs surtout prônée par des milieux anarchisants.

 

L’initiative pour la justice aura au moins eu la vertu de servir d’occasion pour discuter toutes ces questions politiques. Pour le reste, elle n’en a aucune. C’est pourquoi il faut la rejeter.

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