05 octobre 2015

L’aurore de Zimmerwald (1915-2015)



Au début du mois de septembre 1915, on en était déjà à la deuxième année de la Première Guerre mondiale, qui était menée sur trois continents de la planète, les océans et les mers qui les entourent, ainsi que – pour la première fois – dans les airs. Les parties belligérantes utilisaient les armements créés bien avant la guerre, et qui disposaient d’une force de destruction jamais vue auparavant. Dès le début de l’année 1915, les forces armées des deux coalitions rivales ont eu recours aux armes chimiques, bien qu’elles soient interdites par les conventions internationales. La guerre n’épargnait pas plus les populations civiles. Au large des mers et des océans, les sous-marins ne coulaient pas seulement les navires de guerre, mais aussi les bâtiments marchands et de passagers. Dans les villes et les villages occupés on prenait on otage des civils innocents, qu’on fusillait ensuite.

Au centre de l’Europe, les canons se taisaient uniquement dans la Suisse, restée neutre. Dans le petit village de Zimmerwald, situé dans ce pays montagneux, se réunirent début septembre 38 délégués issus de 11 partis marxistes des pays européens afin de prendre part à une Conférence socialiste internationale. Et pourtant, il n’y avait encore pas si longtemps, les congrès de la IIème Internationale, tenus dans les capitales ou les grandes villes d’Europe, réunissaient jusqu’à 1'000 représentants de dizaines de partis sociaux-démocrates de différents pays du monde. Le petit nombre de participants à la rencontre internationale des socialistes et le lieu modeste, choisi pour son déroulement, témoignaient par eux-mêmes de la crise profonde que vivait le mouvement socialiste après le début de la Première Guerre mondiale.

La capitulation des partis de la IIème Internationale

Avant même le début de la Guerre, à mesure que les grandes puissances s’engageaient dans la course aux armements, et que le monde était secoué par des crises internationales, la social-démocratie proclamait invariablement à ses congrès sa résolution  de soulever le prolétariat mondial contre la guerre fratricide qui s’annonçait. Dans la résolution du VIIème Congrès de la IIème Internationale, tenu à Stuttgart en 1907, il était dit : « Au cas où la guerre se produit, il est du devoir des socialistes de faire tout leur possible pour y mettre fin au plus vite et tendre de toutes leurs forces à utiliser la crise économique et politique créée par la guerre pour réveiller la conscience politique des masses populaires et accélérer la chute de la domination de la classe des capitalistes ».

Le manifeste du IXème Congrès de la IIème Internationale, tenu à Bâle en 1912, proclamait : « Que les gouvernements se rappellent clairement que, étant donnée la situation actuelle de l’Europe et l’état d’esprit des consciences dans le milieu de la classe ouvrière, ils ne peuvent pas déchaîner une guerre sans se mettre eux-mêmes en danger…Les prolétaires considèrent comme un crime de tirer les uns sur les autres pour l’accroissement des profits des capitalistes ».

Ces déclarations ne semblaient pas des phrases creuses, puisqu’elles s’appuyaient sur le renforcement du mouvement social-démocrate et l’accroissement de sa popularité. En 1914, les partis sociaux-démocrates comptaient plus de 4,2 millions de personnes dans leurs rangs. Durant les élections parlementaires dans 14 pays du monde, 10,5 millions de personnes ont voté pour les socialistes. Les socialistes avaient alors 646 sièges dans les parlements de 14 pays et plus de 22 mille mandats dans les organes représentatifs locaux.

Les mobilisations de la classe ouvrière sous la direction des sociaux-démocrates dans la lutte pour ses droits, pour la démocratisation de la vie politique, contre la militarisation, devenaient de plus en plus puissantes et plus massives. Le 23 mai 1912, les travailleurs d’Autriche-Hongrie ont marché en rangs, à l’appel des sociaux-démocrates, vers le siège du parlement de Budapest, avec les slogans : « A bas la domination de classe ! », « A bas la bande des comtes ! », « Vive la révolution ! »

La manifestation n’allait pas sans des confrontations avec la police et la construction de barricades. Des mobilisations semblables ont eu lieu le lendemain dans beaucoup de villes de Hongrie (Miskolc, Györ, Pecs, Bratislava, Kosice, Timisoara, Arad, etc.). Le 23 mai 1912 est entré dans l’histoire de la Hongrie comme le « Jeudi rouge ».

Les mobilisations des travailleurs de Catalogne en 1909 ont tourné en combats de barricades avec l’exigence de la mise en place d’un gouvernement républicain (ces événements ont reçu le nom de « Semaine sanglante »). En 1911, durant des mobilisations des travailleurs dans les rues de Vienne eurent lieu des combats de rue. Une grève générale de cinq semaines à Brisbane (Australie) en 1912 était accompagnée d’une prise du pouvoir de facto par les ouvriers, lorsque aucune institution de l’Etat ne pouvait travailler sans l’autorisation du comité de grève.

Les mobilisations en Italie en juillet 1914 ont atteint une ampleur énorme. La fusillade d’une manifestation à Ancône le 7 juillet a provoqué des protestations dans tout le pays. La vie économique de l’Italie s’est retrouvée paralysée en à peine quelques heures. A l’appel des socialistes, des syndicalistes, des anarchistes, des dirigeants syndicaux furent fermées les entreprises industrielles, les magasins, les transports urbains ne fonctionnaient plus, les liaisons ferroviaires étaient interrompues. Des barricades étaient bâties dans les rues de Rome, Milan, Florence, Ancône. Les grévistes s’emparaient des armes. Les institutions gouvernementales étaient assiégées. Plus d’un million de personnes ont pris part aux mobilisation qui ont duré une semaine (ces jours furent appelés la « Semaine rouge »). Ces jours, le rédacteur en chef de l’organe central du Parti socialiste d’Italie – l’Avanti ! – Benito Mussolini proclamait dans ses éditoriaux que « bientôt l’Italie marchera sur la voie du communisme ».

En ce temps, beaucoup au sein du mouvement social-démocrate étaient convaincus qu’une situation prérévolutionnaire se formait dans les pays capitalistes. Prenant la parole au Congrès de Magdebourg du SPD, son militant éprouvé Auguste Bebel disait : « les contradictions de classes ne s’atténuent pas, mais au contraire s’accentuent. Nous allons en direction de temps très, très sérieux ». Il semblait que la révolution prolétarienne, dont le Manifeste du Parti communiste annonçait le caractère inévitable pour la première fois sept décennies de cela, était proche de se produire.

Le début de la Première Guerre mondiale fut un test de la fidélité des sociaux-démocrates envers les engagements pris de solidarité avec les travailleurs des autres pays et de la résolution de transformer la guerre impérialiste en révolution prolétarienne. Néanmoins, la guerre commençante était accompagnée d’une propagande chauvine d’une ampleur jamais vue auparavant, qui a contaminé une large part de la population de tous les pays belligérants. A Londres, Paris, Berlin, Vienne et d’autres capitales des pays belligérants, des foules enthousiastes accompagnaient les soldats au front, convaincues de leur retour rapide en tant que vainqueurs.

Des leaders de beaucoup de partis sociaux-démocrates furent aussi contaminés par la fièvre chauvine. Les députés du SPD au Reichstag et ceux de la SFIO à l’Assemblée nationale ont voté pour les crédits de guerre pour les gouvernements bourgeois de leurs pays. Le leader du Parti ouvrier belge, E. Vandervelde, a non seulement promis de « voter tous les crédits que le gouvernement exigera pour la défense de la nation », mais est également vite devenu ministre du gouvernement de la Belgique.

Après le début de la guerre, sont entrés dans les gouvernements de leurs pays les leaders des socialistes français J. Guesde, M. Sembat, et A. Thomas, un des leaders du Parti travailliste de Grande-Bretagne A. Henderson. Les dirigeants du Parti social-démocrate autrichien ont également pris position pour leur gouvernement. On pouvait lire dans l’organe central du parti – le journal Arbeiter Zeitung : « Désormais quand … la patrie allemande est en danger, la social-démocratie prend position pour la défense de la patrie …Jamais encore un parti politique n’avait agi de manière aussi désintéressée que la social-démocratie allemande ».

Benito Mussolini, qui encore au début de l’automne 1914 condamnait la guerre dans ses articles comme « une affaire strictement capitaliste », au mois de novembre quittait le Parti socialiste et fondait le journal Il popolo d’Italia, dans lequel il appelait le gouvernement de son pays à déclarer la guerre à l’Autriche-Hongrie et à conquérir le Trieste, la Dalmatie et d’autres territoires. Et après la fin de la guerre, Mussolini prit la tête du mouvement fasciste qu’il avait créé.

La social-démocratie européenne laissa tomber une chance historique, lorsqu’il n’était pas seulement possible d’empêcher le déclanchement de la guerre mondiale, mais aussi se faire lever des travailleurs de nombreux pays pour des mobilisations révolutionnaires de masse. La trahison de la social-démocratie européenne fut précédée par une mutation au niveau des idées au sein de ses rangs. Le choix de la collaboration avec la bourgeoisie, au début soutenu seulement par des révisionnistes comme Bernstein, qui appelaient à renoncer aux idées révolutionnaires, fut depuis longtemps adopté tacitement par les principaux dirigeants de la IIème Internationale. Le début de la guerre mondiale a seulement révélé leur trahison de classe.

La capitulation sans réserves des leaders de la social-démocratie fut la première grande victoire de la bourgeoisie de tous les pays dans la guerre mondiale, suite à quoi des millions de prolétaires furent désarmés au niveau des idées et trahis. Au lieu de la participation dans les combats révolutionnaires contre la classe des capitalistes et ses mercenaires, les leaders sociaux-démocrates ont conduit les travailleurs d’Europe sur les champs de bataille contre leurs propres frères de classe.

Seule une minorité de personnalités notables de la social-démocratie d’Europe occidentale conserva sa fidélité aux principes de l’internationalisme prolétarien. Contre les crédits de guerre ont voté deux députés représentant le parti social-démocrate au parlement serbe. Le 10 septembre Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring et Clara Zetkin ont publié une déclaration, dans laquelle ils condamnaient la position de la direction du SPD. Et bientôt Liebknecht, Luxemburg et Zetkin furent emprisonnés pour propagande anti-guerre.

« Transformons la guerre des peuples en guerre civile ! »

Dés le tout début de la Première Guerre mondiale, le Parti bolchevik prit position contre la guerre impérialiste. Cette position fut déterminée par Lénine le 6 septembre 1914 dans son discours à une réunion d’un groupe de bolcheviks russes à Berne. Les thèses de cette intervention furent à la base du Manifeste du Comité central du Parti bolchevik. Lénine y démasquait les objectifs de pillage des fauteurs de guerre. Condamnant la capitulation des chefs de la IIème Internationale, Lénine déversa le feu de la critique non seulement sur les sociaux-chauvins déclarés, mais aussi sur les soi-disant centristes, avec Karl Kautsky pour chef de file. Condamnant la guerre, Kautsky et ses partisans se limitaient à des appels aux gouvernements des pays belligérants, les implorant de conclure la paix. Les centristes ont renoncé à appeler à la révolution prolétarienne contre le système capitaliste, dont la faillite était démontrée par la guerre mondiale. Lénine avança le slogan : « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Le Manifeste du Comité central soulignait que « doivent promouvoir une politique de défaite de leur gouvernement impérialiste non seulement les révolutionnaires russes, mais aussi les partis révolutionnaires de tous les pays belligérants ».

Lénine mena un intense travail pour souder les rangs des bolcheviks dans l’émigration. Il participa à des débats publics, polémiquant avec Plekhanov et Martov. Dans le même temps, Lénine fit des efforts pour organiser des collaborations avec les internationalistes de différents partis socialistes du monde. Lénine correspondait activement  avec les socialistes hollandais de gauche H. Gorte, A. Pannekoek et d’autres, qui avaient créé un groupe autour du journal la Tribune. Lénine noua des liens avec des représentants de la jeunesse révolutionnaire de Norvège et de Suède, qui en ce temps publiaient trois quotidiens. La gauche suédoise avait 13 siège au parlement. Lénine créa des contacts avec les socialistes-« tesniaks » bulgares, dirigés par G. Dimitrov et D. Blagoev, ainsi qu’avec les sociaux-démocrates de Serbie. Il témoignait d’un soutien permanent à K. Liebknecht, R. Luxemburg et aux autres socialistes allemands, qui s’étaient unis dans l’Union Spartakiste.

Au printemps 1915 se tint à Berne la Conférence internationale des femmes et la Conférence internationale de la jeunesse socialiste, durant lesquelles les bolcheviks ont avancé leurs projets de résolutions. L’une d’entre elles, proposée par Inès Armand à la conférence des femmes, avait été écrite par Lénine. L’autre (préparée pour la conférence de la jeunesse) avait été rédigée d’après ses indications. Bien que ces résolution n’aient pas été adoptées, elles ont influé sur la façon de penser des délégués aux conférences qui avaient soutenu des positions internationalistes.

En été 1915, Lénine se livra à un échange d’opinions avec des dirigeants de groupes internationalistes de plusieurs pays et arriva à la conclusion qu’était « possible une déclaration internationale de principes de gauche ». Lénine écrivit un projet de résolution des sociaux-démocrates de gauche pour la première Conférence socialiste internationale, dans lequel il soulignait le fait que les socialistes, sans renoncer à aucun des moyens légaux de lutte, doivent la mettre au service du but principal – la préparation de la révolution prolétarienne, qui ouvrira la voie à la paix et à la liberté des peuples. Développant la conscience politique des travailleurs, il est nécessaire de soutenir et de porter toute mobilisation révolutionnaire, viser à transformer la guerre impérialiste en « guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme ».

Le projet de résolution, préparé par Lénine, fut envoyé pour discussion aux socialistes de gauche de Suisse, de Hollande, d’Allemagne, d’Angleterre, de Suède, de Norvège et d’autres pays. Alors Lénine disait : « Une déclaration internationale commune des marxistes de gauche serait diablement importante ! Une déclaration claire des « gauches » de plusieurs pays aurait une importance gigantesque ».

Peu avant l’ouverture de la conférence ont commencé à arriver des réponses au projet de résolution de Lénine. N. Kroupskaïa écrivit : « Nous avons reçu maintenant des résolutions de la jeunesse de Norvège…avec les hollandais de gauche (les tribunistes) a lieu en permanence une correspondance amicale…toute l’union balkanique est de gauche ».

Avant la conférence, Lénine écrivit l’opus Le socialisme et la guerre, dans laquelle il définit les tâches du Parti bolchevik au sein du mouvement socialiste international. L’avenir proche, écrivait Lénine, montrera si les conditions pour une nouvelle Internationale sont mûres. Si oui, les bolcheviks adhéreront avec plaisir à une IIIème Internationale, purifiée de l’opportunisme.  Si ce n’est pas le cas, il faudra pour cette purification un certain temps. « Et alors notre parti sera l’opposition extrême au sein de la vielle Internationale – jusqu’à ce que dans différents pays ne soit créée la base pour l’union internationale des travailleurs, fondées sur le marxisme révolutionnaire ».

Ce travail, édité sous forme de brochure, fut traduit en plusieurs langues et diffusée parmi les socialistes d’Europe. Elle fut distribuée à tous les délégués qui vinrent à Zimmerwald.

« Les pensées sont plus éclatantes que n’importe quel incendie, la voix est plus forte que toutes les canonnades »

D’après les souvenirs de L.N. Stahl (Zaslavskaya), la veille du départ à la conférence, Lénine s’y préparait avec assiduité : « Il ne pouvait pas dormir des nuits entières du fait de son anxiété, et, comme un veilleur, faisait les cent pas sur la grande terrasse, située à côté de sa chambre ». Stahl n’oublia pas les propos que Lénine tint alors : « Il n’est pas possible de vivre calmement, lorsque tant de sang prolétarien est versé pour les intérêts des classes capitalistes ».

La veille de l’ouverture de la conférence, Lénine réunit les délégués qui formèrent après cela la « gauche de Zimmerwald ». En faisaient partie 8 des 38 participants à la conférence : V.I. Lénine et G.E. Zinoviev (POSDR), Ya.V. Berzin (Lettonie), Karl Radek (Pologne), Julian Borhart (Allemagne), Fritz Platten (Suisse), Karl Hoglund (Suède), Ture Nerman (Norvège). Néanmoins, la direction de la conférence se retrouva entre les mains des centristes (Robert Grimm, Constantino Lazzari, Christian Rakovski). L.D. Trotski, qui représentait le groupe en émigration « Nache Slovo », se ligua également avec les centristes.

Durant la conférence, ouverte le 5 septembre, la gauche proposa son projet de résolution et le projet de Manifeste aux travailleurs d’Europe, dans lesquels était démasqué le mensonge officiel sur le fait que la guerre mondiale serait menée au nom de la défense de la démocratie. Dans ces documents est souligné le fait que la liquidation du capitalisme avec toutes ses contradictions n’est possible que « grâce à l’organisation socialiste des pays capitalistes les plus avancés, ce pourquoi les conditions objectives étaient déjà mûres ». Le projet exigeait que les ministres sociaux-démocrates démissionnent de leurs fonctions et que les députés socialistes utilisent la tribune parlementaire pour aider « la classe ouvrière à recommencer la lutte de classe ». Le projet de Manifeste aux travailleurs d’Europe proclamait : « Vous devez sortir dans la rue, lancer aux visage des classes dominantes le slogan : c’en est assez des massacres ! » Le projet de résolution contenait le slogan : « Pas de paix civile, mais guerre civile ! »

Vladimir Maïakovski traduisit le pathos de ces appels dans son poème Vladimir Ilitch Lénine. Le poète écrivait : « Parmi toute la maison de fous seul Zimmerwald se dressa sobre. Depuis là Lénine avec une poignée de camarades se leva au dessus du monde et leva le feu de la pensée plus éclatant que n’importe quel incendie, la voix plus forte que toutes les canonnades ».

Néanmoins, aussi persuasifs que fussent ses arguments, la majorité des délégués à la conférence n’étaient pas prêts à soutenir Lénine et ses partisans. Le centriste Georg Ledebur s’exclamait : « Nous ne sommes pas réunis ici…pour la fondation de la IIIème Internationale !... Nous ne pouvons pas aller plus loin que l’appel à continuer la lutte de classe par les méthodes habituelles, utilisées en conditions de paix…c’en serait aussitôt terminé avec des gens diffusant un tel manifeste ! » Lénine répliqua à Ledebur : « Vous suivez le mauvais exemple de Kautsky…sur paroles la reconnaissance de la révolution à venir, dans les faits – le renoncement à parler d’elle ouvertement aux masses, appeler à elle, tracer les moyens de lutte les plus concrets, dont la masse fait l’expérience et qu’elle légalise au cours de la révolution ».

Bien que la conférence n’ait pas adopté les projets de documents proposés par la gauche, nombre de points issus d’eux entrèrent dans le Manifeste de la Conférence de Zimmerwald. Dans son article Un premier pas, publié dans le journal le Social-démocrate, Lénine constatait que dans le manifeste est tracée « toute une série des pensées essentielles du marxisme révolutionnaire ».

Dans le même temps, Lénine critique le manque de cohérence et les non-dits du manifeste. Bien que la guerre y fût caractérisée comme impérialiste, les auteurs se sont dérobés à la constatation que dans une série de pays du monde s’étaient déjà formées les conditions pour un passage au socialisme. Bien que le manifeste accusa les leaders de la IIème Internationale de violation de leur devoir pour avoir voté les crédits de guerre et même nommé des membres de leurs partis au sein des gouvernements bourgeois, proclamant la « paix civile », on n’y trouvait pas d’élucidation des causes d’une telle mutation.

Malgré tout, Lénine considérait que les bolcheviks et les représentants de la gauche d’Europe occidentale ont agi correctement en signant le manifeste, puisqu’il constituait un pas en avant dans la lutte contre l’opportunisme, pour la rupture d’avec lui. Lénine écrivait : « Ce serait sectaire de renoncer à faire ce pas en avant avec la minorité des Allemands, des Français, des Suédois, des Norvégiens, des Suisses, lorsque nous gardons une entière liberté et une entière possibilité de critiquer les insuffisances et d’en exiger plus ».

Sur le chemin qui débuta à Zimmerwald

Les quatre jours que dura la conférence et la préparation pour elle ont exigé de Lénine une énorme dépense d’énergie. N.K. Kroupskaïa se rappelait, que « le lendemain du retour d’Ilitch de Zimmerwald », le couple est allé à la montagne. « Ilitch s’est soudain allongé par terre, dans une position inconfortable, presque sur la neige, et s’est endormi. Des nuages sont accourus, ensuite se sont dispersés, une vue magnifique sur les Alpes est apparue…,et Ilitch dort, comme mort, ne bouge pas, a dormi plus d’une heure. Zimmerwald, apparemment, a bien usé ses nerfs, lui a pris beaucoup de forces. Il a fallu plusieurs jours de promenade à la montagne…, pour qu’Ilitch revienne à lui ».

Les efforts de Lénine à la conférence se justifiaient-ils et les discussion houleuses qui eurent lieu méritaient-elles ses émotions ? C’est à peine s’il aurait pu hésiter à répondre par la positive à ces questions. Tirant le bilan du développement du mouvement socialiste international durant la première année de la guerre, Vladimir Ilitch écrivait : « Au mois de septembre 1914 le manifeste de notre Comité central était comme isolé …Au mois de septembre 1915, nous nous unissons au sein de tout un groupe de gauche international, soutenons notre tactique, faisons entrer toute une série de nos idées dans le manifeste commun, participons à la création de la CSI » (CSI : commission socialiste internationale)

Lénine a correctement évalué la Conférence de Zimmerwald comme étant un premier pas vers la renaissance du marxisme révolutionnaire, renié par les sociaux-traîtres de la IIème Internationale. Bien que ce soient les centristes qui aient dominé à la conférence, et qu’ils ont ensuite pris la tête de la CSI, ils n’ont pas pu opposer à la gauche d’arguments valables durant la préparation du manifeste, si ce n’est de lâches allusions au chauvinisme dominant alors dans la société. A Zimmerwald les partis et groupes de gauche, étant restés fidèles aux idées révolutionnaires des fondateurs du communisme scientifique, ont acquis une reconnaissance dans le mouvement socialiste international comme étant sa force la plus dynamique.

En même temps, la Conférence de Zimmerwald a montré que le détachement de tête du marxisme révolutionnaire était le parti créé et dirigé par Lénine . L’abnégation des léniniens dans leur défense des principes du marxisme fut démontrée au monde entier durant le procès des députés bolcheviks à la Douma, qui ont refusé de soutenir les assignations à la guerre. En novembre 1914, suite au verdict du tribunal, ils furent déportés en Sibérie. Reconnaissant qu’après le début de la guerre « le travail de notre parti est devenu 100 fois plus difficile », Lénine, dans son article Qu’a prouvé le tribunal sur la fraction ouvrière social-démocrate de Russie ?  affirmait en même temps que « dès les premiers mois de la guerre l’avant-garde consciente des travailleurs de Russie s’est unie dans les faits autour du Comité central et de l’Organe central ».

Lénine soulignait à titre particulier le rôle de la Pravda dans le renforcement des rangs du parti. Il montra que la Pravda éduqua des milliers de travailleurs conscients, desquels sera formé, malgré toutes les difficultés, un nouveau collectif de dirigeants – un Comité central russe du parti. Quelques temps après il écrivait : « Près de 4000 travailleurs achetaient la Pravda, beaucoup plus la lisaient.  Même si la guerre, la prison, la Sibérie, le bagne n’en laisse qu’un cinquième, ou même un dixième. Il est impossible de détruire cette couche. Elle est vivante. Elle est imprégnée d’esprit révolutionnaire et d’anti-chauvinisme. Elle seule se dresse parmi les masses populaires et au fond d’elles, en sa fonction de prêcher l’internationalisme des travailleurs, des exploités, des opprimés. Elle seule est restée debout dans la débâcle générale. Elle seule mène les couches semi-prolétariennes hors du social-chauvinisme des cadets, des troudoviks, de Plekhanov, de Nacha Zaria, vers le socialisme…Il faut travailler avec cette couche, il faut maintenir son unité face aux social-chauvins, en suivant cette seule voie peut se développer le mouvement ouvrier de Russie en direction de la révolution sociale, et non du type national-libéral « européen ».

Les slogans patriotiques, avec lesquels les classes dirigeantes de la Russie envoyaient à l’abattoir des millions d’hommes, servaient de couverture pour le renforcement de la dépendance du pays à l’égard des puissances occidentales d’Europe et d’Amérique. La Russie bourgeoise, prônant l’idéologie libérale, et ceux, qui ont trahi les idées du marxisme révolutionnaire, accusaient alors les bolcheviks d’antipatriotisme (comme, d’ailleurs, ils le font encore aujourd’hui). Dans son article De la fierté nationale des Grands-Russes, écrit en décembre 1914, Lénine expliquait comment il faut comprendre le patriotisme et comment le combiner avec l’internationalisme. 

Posant la question brulante (« Est-ce que le sentiment de fierté nationale nous est étranger, à nous prolétaires grands-russes conscients ? »), Lénine y répondait avec assurance : « Bien sûr que non ! Nous aimons notre langue et notre patrie… »
Ces mots répondaient à la vision du monde personnelle de Lénine, à sa façon de penser. N.K. Kroupskaïa écrivait à la mère de Lénine depuis l’émigration au sujet de l’importance qu’avait pour Vladimir Ilitch une communication permanente avec la langue et la culture russe : « C’est à peine si Volodia n’a pas appris par cœur Nadson et Nekrasov, le volume d’occasion d’Anna Karénina est relu  pour la centième fois…Ici on ne peut se procurer un livre russe nulle part. Parfois nous lisons avec envie des annonces des bouquinistes sur les 28 tomes d’Ouspenski, les 10 tomes de Pouchkine…Volodia est quelque part devenu, comme exprès, un grand « romancier ». Et un nationaliste acharné », – rajoutait en plaisantant Nadejda Konstantinovna. Elle informait qu’à des expositions de peintres étrangers « on ne pouvait pas attirer même avec un gâteau » Lénine « mais qu’il avait ramassé…chez des connaissances un catalogue de la Galerie Tretiakov qu’ils avaient jeté et s’y plongeait maintes et maintes fois ».

Expliquant dans son article les raisons principales de la « fierté nationale des Grands-Russes », Lénine écrivait : « Nous sommes fiers du fait…que la classe ouvrière grande-russe créa en 1905 un parti révolutionnaire de masse puissant…Nous sommes pleins de sentiments de fierté nationale, car la nation grande-russe…a créé une classe révolutionnaire, …a prouvé qu’elle est capable de donner à l’humanité de grands exemples de lutte pour la liberté et le socialisme ».

La justesse de ces mots fut de nouveau confirmée par les événements ultérieurs. La Conférence de Zimmerwald montra non seulement aux socialistes des autres pays, mais aussi aux membres du Parti bolchevik, qu’ils ont pris place à l’avant-garde de ceux qui n’ont pas renoncé au marxisme révolutionnaire. Les bolcheviks ont pu avec honneur remplir la mission que l’histoire leur avait confiée. Une année et demi après la clôture de la conférence, 24 mille bolcheviks sortis de la clandestinité et libérés de leurs prisons, ont, ainsi que Lénine l’avait prédit, soulevé le « mouvement ouvrier de Russie vers la révolution sociale ».

La victoire de la révolution socialiste en Russie signifiait la continuation du chemin qui avait commencé à Zimmerwald. La gauche de Zimmerwald, créée par Lénine, allait être le modèle de la IIIème Internationale, communiste, dont le premier congrès eut lieu à Moscou en mars 1919, trois ans et demie après la réunion d’un groupe de socialistes dans un petit village suisse. Les appels de Lénine, prononcés par lui à Zimmerwald, ont fait écho après plusieurs décennies dans les victoires des révolutions en Chine, mais aussi dans une série de pays d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Malgré les défaites, que le mouvement communiste international a subi après la chute de l’URSS et des pays socialistes d’Europe, les partis marxistes-léninistes de nombreux pays du monde continuent la lutte pour le triomphe des idées de la révolution socialiste et de l’internationalisme prolétarien.

Youri Iemelianov

Paru in, la Pravda n°97(30303) des 4-7 septembre 2015
La Pravda est aujourd’hui l’organe central du Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF)
Youri Iemelianov est un historien communiste reconnu en Russie

Traduction Alexander Eniline

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire