Au début du mois de septembre
1915, on en était déjà à la deuxième année de la Première Guerre mondiale, qui
était menée sur trois continents de la planète, les océans et les mers qui les
entourent, ainsi que – pour la première fois – dans les airs. Les parties
belligérantes utilisaient les armements créés bien avant la guerre, et qui
disposaient d’une force de destruction jamais vue auparavant. Dès le début de
l’année 1915, les forces armées des deux coalitions rivales ont eu recours aux
armes chimiques, bien qu’elles soient interdites par les conventions
internationales. La guerre n’épargnait pas plus les populations civiles. Au
large des mers et des océans, les sous-marins ne coulaient pas seulement les
navires de guerre, mais aussi les bâtiments marchands et de passagers. Dans les
villes et les villages occupés on prenait on otage des civils innocents, qu’on
fusillait ensuite.
Au centre de l’Europe, les canons
se taisaient uniquement dans la Suisse, restée neutre. Dans le petit village de
Zimmerwald, situé dans ce pays montagneux, se réunirent début septembre 38
délégués issus de 11 partis marxistes des pays européens afin de prendre part à
une Conférence socialiste internationale. Et pourtant, il n’y avait encore pas
si longtemps, les congrès de la IIème Internationale, tenus dans les
capitales ou les grandes villes d’Europe, réunissaient jusqu’à 1'000
représentants de dizaines de partis sociaux-démocrates de différents pays du
monde. Le petit nombre de participants à la rencontre internationale des
socialistes et le lieu modeste, choisi pour son déroulement, témoignaient par
eux-mêmes de la crise profonde que vivait le mouvement socialiste après le
début de la Première Guerre mondiale.
La capitulation des partis de la IIème Internationale
Avant même le début de la Guerre, à mesure que
les grandes puissances s’engageaient dans la course aux armements, et que le
monde était secoué par des crises internationales, la social-démocratie
proclamait invariablement à ses congrès sa résolution de soulever le prolétariat mondial contre la
guerre fratricide qui s’annonçait. Dans la résolution du VIIème
Congrès de la IIème Internationale, tenu à Stuttgart en 1907, il
était dit : « Au cas où la guerre se produit, il est du devoir des
socialistes de faire tout leur possible pour y mettre fin au plus vite et
tendre de toutes leurs forces à utiliser la crise économique et politique créée
par la guerre pour réveiller la conscience politique des masses populaires et
accélérer la chute de la domination de la classe des capitalistes ».
Le manifeste du IXème Congrès de la
IIème Internationale, tenu à Bâle en 1912, proclamait :
« Que les gouvernements se rappellent clairement que, étant donnée la
situation actuelle de l’Europe et l’état d’esprit des consciences dans le
milieu de la classe ouvrière, ils ne peuvent pas déchaîner une guerre sans se
mettre eux-mêmes en danger…Les prolétaires considèrent comme un crime de tirer
les uns sur les autres pour l’accroissement des profits des
capitalistes ».
Ces déclarations ne semblaient pas des phrases
creuses, puisqu’elles s’appuyaient sur le renforcement du mouvement
social-démocrate et l’accroissement de sa popularité. En 1914, les partis
sociaux-démocrates comptaient plus de 4,2 millions de personnes dans leurs
rangs. Durant les élections parlementaires dans 14 pays du monde, 10,5 millions
de personnes ont voté pour les socialistes. Les socialistes avaient alors 646
sièges dans les parlements de 14 pays et plus de 22 mille mandats dans les
organes représentatifs locaux.
Les mobilisations de la classe ouvrière sous la
direction des sociaux-démocrates dans la lutte pour ses droits, pour la démocratisation
de la vie politique, contre la militarisation, devenaient de plus en plus
puissantes et plus massives. Le 23 mai 1912, les travailleurs
d’Autriche-Hongrie ont marché en rangs, à l’appel des sociaux-démocrates, vers
le siège du parlement de Budapest, avec les slogans : « A bas la
domination de classe ! », « A bas la bande des
comtes ! », « Vive la révolution ! »
La manifestation n’allait pas sans des
confrontations avec la police et la construction de barricades. Des
mobilisations semblables ont eu lieu le lendemain dans beaucoup de villes de
Hongrie (Miskolc, Györ, Pecs, Bratislava, Kosice, Timisoara, Arad, etc.). Le 23
mai 1912 est entré dans l’histoire de la Hongrie comme le « Jeudi
rouge ».
Les mobilisations des travailleurs de Catalogne
en 1909 ont tourné en combats de barricades avec l’exigence de la mise en place
d’un gouvernement républicain (ces événements ont reçu le nom de « Semaine
sanglante »). En 1911, durant des mobilisations des travailleurs dans les
rues de Vienne eurent lieu des combats de rue. Une grève générale de cinq
semaines à Brisbane (Australie) en 1912 était accompagnée d’une prise du
pouvoir de facto par les ouvriers,
lorsque aucune institution de l’Etat ne pouvait travailler sans l’autorisation
du comité de grève.
Les mobilisations en Italie en juillet 1914 ont
atteint une ampleur énorme. La fusillade d’une manifestation à Ancône le 7
juillet a provoqué des protestations dans tout le pays. La vie économique de
l’Italie s’est retrouvée paralysée en à peine quelques heures. A l’appel des
socialistes, des syndicalistes, des anarchistes, des dirigeants syndicaux
furent fermées les entreprises industrielles, les magasins, les transports
urbains ne fonctionnaient plus, les liaisons ferroviaires étaient interrompues.
Des barricades étaient bâties dans les rues de Rome, Milan, Florence, Ancône.
Les grévistes s’emparaient des armes. Les institutions gouvernementales étaient
assiégées. Plus d’un million de personnes ont pris part aux mobilisation qui
ont duré une semaine (ces jours furent appelés la « Semaine rouge »).
Ces jours, le rédacteur en chef de l’organe central du Parti socialiste
d’Italie – l’Avanti ! – Benito
Mussolini proclamait dans ses éditoriaux que « bientôt l’Italie marchera
sur la voie du communisme ».
En ce temps, beaucoup au sein du mouvement
social-démocrate étaient convaincus qu’une situation prérévolutionnaire se
formait dans les pays capitalistes. Prenant la parole au Congrès de Magdebourg
du SPD, son militant éprouvé Auguste Bebel disait : « les contradictions
de classes ne s’atténuent pas, mais au contraire s’accentuent. Nous allons en
direction de temps très, très sérieux ». Il semblait que la révolution
prolétarienne, dont le Manifeste du Parti
communiste annonçait le caractère inévitable pour la première fois sept
décennies de cela, était proche de se produire.
Le début de la Première Guerre mondiale fut un
test de la fidélité des sociaux-démocrates envers les engagements pris de
solidarité avec les travailleurs des autres pays et de la résolution de
transformer la guerre impérialiste en révolution prolétarienne. Néanmoins, la
guerre commençante était accompagnée d’une propagande chauvine d’une ampleur
jamais vue auparavant, qui a contaminé une large part de la population de tous
les pays belligérants. A Londres, Paris, Berlin, Vienne et d’autres capitales
des pays belligérants, des foules enthousiastes accompagnaient les soldats au
front, convaincues de leur retour rapide en tant que vainqueurs.
Des leaders de beaucoup de partis
sociaux-démocrates furent aussi contaminés par la fièvre chauvine. Les députés
du SPD au Reichstag et ceux de la SFIO à l’Assemblée nationale ont voté pour
les crédits de guerre pour les gouvernements bourgeois de leurs pays. Le leader
du Parti ouvrier belge, E. Vandervelde, a non seulement promis de « voter
tous les crédits que le gouvernement exigera pour la défense de la
nation », mais est également vite devenu ministre du gouvernement de la
Belgique.
Après le début de la guerre, sont entrés dans
les gouvernements de leurs pays les leaders des socialistes français J. Guesde,
M. Sembat, et A. Thomas, un des leaders du Parti travailliste de
Grande-Bretagne A. Henderson. Les dirigeants du Parti social-démocrate
autrichien ont également pris position pour leur gouvernement. On pouvait lire
dans l’organe central du parti – le journal Arbeiter
Zeitung : « Désormais quand … la patrie allemande est en danger,
la social-démocratie prend position pour la défense de la patrie …Jamais encore
un parti politique n’avait agi de manière aussi désintéressée que la
social-démocratie allemande ».
Benito Mussolini, qui encore au début de
l’automne 1914 condamnait la guerre dans ses articles comme « une affaire
strictement capitaliste », au mois de novembre quittait le Parti
socialiste et fondait le journal Il
popolo d’Italia, dans lequel il appelait le gouvernement de son pays à
déclarer la guerre à l’Autriche-Hongrie et à conquérir le Trieste, la Dalmatie
et d’autres territoires. Et après la fin de la guerre, Mussolini prit la tête
du mouvement fasciste qu’il avait créé.
La social-démocratie européenne laissa tomber
une chance historique, lorsqu’il n’était pas seulement possible d’empêcher le
déclanchement de la guerre mondiale, mais aussi se faire lever des travailleurs
de nombreux pays pour des mobilisations révolutionnaires de masse. La trahison de
la social-démocratie européenne fut précédée par une mutation au niveau des
idées au sein de ses rangs. Le choix de la collaboration avec la bourgeoisie,
au début soutenu seulement par des révisionnistes comme Bernstein, qui
appelaient à renoncer aux idées révolutionnaires, fut depuis longtemps adopté tacitement
par les principaux dirigeants de la IIème Internationale. Le début
de la guerre mondiale a seulement révélé leur trahison de classe.
La capitulation sans réserves des leaders de la
social-démocratie fut la première grande victoire de la bourgeoisie de tous les
pays dans la guerre mondiale, suite à quoi des millions de prolétaires furent
désarmés au niveau des idées et trahis. Au lieu de la participation dans les
combats révolutionnaires contre la classe des capitalistes et ses mercenaires,
les leaders sociaux-démocrates ont conduit les travailleurs d’Europe sur les
champs de bataille contre leurs propres frères de classe.
Seule une minorité de personnalités notables de
la social-démocratie d’Europe occidentale conserva sa fidélité aux principes de
l’internationalisme prolétarien. Contre les crédits de guerre ont voté deux
députés représentant le parti social-démocrate au parlement serbe. Le 10
septembre Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring et Clara Zetkin ont
publié une déclaration, dans laquelle ils condamnaient la position de la
direction du SPD. Et bientôt Liebknecht, Luxemburg et Zetkin furent emprisonnés
pour propagande anti-guerre.
« Transformons la guerre des peuples en guerre civile ! »
Dés le tout début de la Première Guerre
mondiale, le Parti bolchevik prit position contre la guerre impérialiste. Cette
position fut déterminée par Lénine le 6 septembre 1914 dans son discours à une
réunion d’un groupe de bolcheviks russes à Berne. Les thèses de cette
intervention furent à la base du Manifeste du Comité central du Parti
bolchevik. Lénine y démasquait les objectifs de pillage des fauteurs de guerre.
Condamnant la capitulation des chefs de la IIème Internationale,
Lénine déversa le feu de la critique non seulement sur les sociaux-chauvins
déclarés, mais aussi sur les soi-disant centristes, avec Karl Kautsky pour chef
de file. Condamnant la guerre, Kautsky et ses partisans se limitaient à des
appels aux gouvernements des pays belligérants, les implorant de conclure la
paix. Les centristes ont renoncé à appeler à la révolution prolétarienne contre
le système capitaliste, dont la faillite était démontrée par la guerre
mondiale. Lénine avança le slogan : « transformer la guerre
impérialiste en guerre civile ». Le Manifeste du Comité central soulignait
que « doivent promouvoir une politique de défaite de leur gouvernement impérialiste non seulement les révolutionnaires
russes, mais aussi les partis révolutionnaires de tous les pays
belligérants ».
Lénine mena un intense travail pour souder les
rangs des bolcheviks dans l’émigration. Il participa à des débats publics,
polémiquant avec Plekhanov et Martov. Dans le même temps, Lénine fit des
efforts pour organiser des collaborations avec les internationalistes de
différents partis socialistes du monde. Lénine correspondait activement avec les socialistes hollandais de gauche H.
Gorte, A. Pannekoek et d’autres, qui avaient créé un groupe autour du journal
la Tribune. Lénine noua des liens
avec des représentants de la jeunesse révolutionnaire de Norvège et de Suède,
qui en ce temps publiaient trois quotidiens. La gauche suédoise avait 13 siège
au parlement. Lénine créa des contacts avec les socialistes-« tesniaks »
bulgares, dirigés par G. Dimitrov et D. Blagoev, ainsi qu’avec les
sociaux-démocrates de Serbie. Il témoignait d’un soutien permanent à K.
Liebknecht, R. Luxemburg et aux autres socialistes allemands, qui s’étaient
unis dans l’Union Spartakiste.
Au printemps 1915 se tint à Berne la Conférence
internationale des femmes et la Conférence internationale de la jeunesse
socialiste, durant lesquelles les bolcheviks ont avancé leurs projets de
résolutions. L’une d’entre elles, proposée par Inès Armand à la conférence des
femmes, avait été écrite par Lénine. L’autre (préparée pour la conférence de la
jeunesse) avait été rédigée d’après ses indications. Bien que ces résolution
n’aient pas été adoptées, elles ont influé sur la façon de penser des délégués
aux conférences qui avaient soutenu des positions internationalistes.
En été 1915, Lénine se livra à un échange
d’opinions avec des dirigeants de groupes internationalistes de plusieurs pays
et arriva à la conclusion qu’était « possible une déclaration internationale
de principes de gauche ». Lénine écrivit un projet de résolution des
sociaux-démocrates de gauche pour la première Conférence socialiste
internationale, dans lequel il soulignait le fait que les socialistes, sans
renoncer à aucun des moyens légaux de lutte, doivent la mettre au service du
but principal – la préparation de la révolution prolétarienne, qui ouvrira la
voie à la paix et à la liberté des peuples. Développant la conscience politique
des travailleurs, il est nécessaire de soutenir et de porter toute mobilisation
révolutionnaire, viser à transformer la guerre impérialiste en « guerre
pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir
politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme ».
Le projet de résolution, préparé par Lénine,
fut envoyé pour discussion aux socialistes de gauche de Suisse, de Hollande,
d’Allemagne, d’Angleterre, de Suède, de Norvège et d’autres pays. Alors Lénine
disait : « Une déclaration internationale commune des marxistes de gauche
serait diablement importante ! Une déclaration claire des
« gauches » de plusieurs pays aurait une importance
gigantesque ».
Peu avant l’ouverture de la conférence ont
commencé à arriver des réponses au projet de résolution de Lénine. N.
Kroupskaïa écrivit : « Nous avons reçu maintenant des
résolutions de la jeunesse de Norvège…avec les hollandais de gauche (les
tribunistes) a lieu en permanence une correspondance amicale…toute l’union
balkanique est de gauche ».
Avant la conférence, Lénine écrivit l’opus Le socialisme et la guerre, dans
laquelle il définit les tâches du Parti bolchevik au sein du mouvement
socialiste international. L’avenir proche, écrivait Lénine, montrera si les
conditions pour une nouvelle Internationale sont mûres. Si oui, les bolcheviks
adhéreront avec plaisir à une IIIème Internationale, purifiée de
l’opportunisme. Si ce n’est pas le cas,
il faudra pour cette purification un certain temps. « Et alors notre parti
sera l’opposition extrême au sein de la vielle Internationale – jusqu’à ce que
dans différents pays ne soit créée la base pour l’union internationale des
travailleurs, fondées sur le marxisme révolutionnaire ».
Ce travail, édité sous forme de brochure, fut
traduit en plusieurs langues et diffusée parmi les socialistes d’Europe. Elle
fut distribuée à tous les délégués qui vinrent à Zimmerwald.
« Les pensées sont plus éclatantes que n’importe
quel incendie, la voix est plus forte que toutes les canonnades »
D’après les souvenirs de L.N. Stahl
(Zaslavskaya), la veille du départ à la conférence, Lénine s’y préparait avec
assiduité : « Il ne pouvait pas dormir des nuits entières du
fait de son anxiété, et, comme un veilleur, faisait les cent pas sur la grande
terrasse, située à côté de sa chambre ». Stahl n’oublia pas les propos que
Lénine tint alors : « Il n’est pas possible de vivre calmement,
lorsque tant de sang prolétarien est versé pour les intérêts des classes
capitalistes ».
La veille de l’ouverture de la conférence,
Lénine réunit les délégués qui formèrent après cela la « gauche de
Zimmerwald ». En faisaient partie 8 des 38 participants à la
conférence : V.I. Lénine et G.E. Zinoviev (POSDR), Ya.V. Berzin
(Lettonie), Karl Radek (Pologne), Julian Borhart (Allemagne), Fritz Platten
(Suisse), Karl Hoglund (Suède), Ture Nerman (Norvège). Néanmoins, la direction
de la conférence se retrouva entre les mains des centristes (Robert Grimm,
Constantino Lazzari, Christian Rakovski). L.D. Trotski, qui représentait le
groupe en émigration « Nache Slovo », se ligua également avec les
centristes.
Durant la conférence, ouverte le 5 septembre,
la gauche proposa son projet de résolution et le projet de Manifeste aux travailleurs d’Europe, dans lesquels était démasqué
le mensonge officiel sur le fait que la guerre mondiale serait menée au nom de
la défense de la démocratie. Dans ces documents est souligné le fait que la
liquidation du capitalisme avec toutes ses contradictions n’est possible que
« grâce à l’organisation socialiste des pays capitalistes les plus
avancés, ce pourquoi les conditions objectives étaient déjà mûres ». Le
projet exigeait que les ministres sociaux-démocrates démissionnent de leurs
fonctions et que les députés socialistes utilisent la tribune parlementaire
pour aider « la classe ouvrière à recommencer la lutte de classe ».
Le projet de Manifeste aux travailleurs d’Europe proclamait : « Vous devez
sortir dans la rue, lancer aux visage des classes dominantes le slogan :
c’en est assez des massacres ! » Le projet de résolution contenait le
slogan : « Pas de paix civile, mais guerre civile ! »
Vladimir Maïakovski traduisit le pathos de ces
appels dans son poème Vladimir Ilitch Lénine. Le poète
écrivait : « Parmi toute la maison de fous seul Zimmerwald se
dressa sobre. Depuis là Lénine avec une poignée de camarades se leva au dessus
du monde et leva le feu de la pensée plus éclatant que n’importe quel incendie,
la voix plus forte que toutes les canonnades ».
Néanmoins, aussi persuasifs que fussent ses
arguments, la majorité des délégués à la conférence n’étaient pas prêts à
soutenir Lénine et ses partisans. Le centriste Georg Ledebur s’exclamait :
« Nous ne sommes pas réunis ici…pour la fondation de la IIIème
Internationale !... Nous ne pouvons pas aller plus loin que l’appel à
continuer la lutte de classe par les méthodes habituelles, utilisées en
conditions de paix…c’en serait aussitôt terminé avec des gens diffusant un tel
manifeste ! » Lénine répliqua à Ledebur : « Vous
suivez le mauvais exemple de Kautsky…sur paroles la reconnaissance de la
révolution à venir, dans les faits – le renoncement à parler d’elle ouvertement
aux masses, appeler à elle, tracer les moyens de lutte les plus concrets, dont
la masse fait l’expérience et qu’elle légalise au cours de la
révolution ».
Bien que la conférence n’ait pas adopté les projets
de documents proposés par la gauche, nombre de points issus d’eux entrèrent
dans le Manifeste de la Conférence de
Zimmerwald. Dans son article Un
premier pas, publié dans le journal le Social-démocrate,
Lénine constatait que dans le manifeste est tracée « toute une série des
pensées essentielles du marxisme révolutionnaire ».
Dans le même temps, Lénine critique le manque
de cohérence et les non-dits du manifeste. Bien que la guerre y fût
caractérisée comme impérialiste, les auteurs se sont dérobés à la constatation
que dans une série de pays du monde s’étaient déjà formées les conditions pour
un passage au socialisme. Bien que le manifeste accusa les leaders de la IIème
Internationale de violation de leur devoir pour avoir voté les crédits de guerre
et même nommé des membres de leurs partis au sein des gouvernements bourgeois,
proclamant la « paix civile », on n’y trouvait pas d’élucidation des
causes d’une telle mutation.
Malgré tout, Lénine considérait que les
bolcheviks et les représentants de la gauche d’Europe occidentale ont agi
correctement en signant le manifeste, puisqu’il constituait un pas en avant
dans la lutte contre l’opportunisme, pour la rupture d’avec lui. Lénine
écrivait : « Ce serait sectaire de renoncer à faire ce pas en
avant avec la minorité des Allemands, des Français, des Suédois, des
Norvégiens, des Suisses, lorsque nous gardons une entière liberté et une
entière possibilité de critiquer les insuffisances et d’en exiger plus ».
Sur le chemin qui débuta à Zimmerwald
Les quatre jours que dura la conférence et la
préparation pour elle ont exigé de Lénine une énorme dépense d’énergie. N.K.
Kroupskaïa se rappelait, que « le lendemain du retour d’Ilitch de
Zimmerwald », le couple est allé à la montagne. « Ilitch s’est
soudain allongé par terre, dans une position inconfortable, presque sur la
neige, et s’est endormi. Des nuages sont accourus, ensuite se sont dispersés,
une vue magnifique sur les Alpes est apparue…,et Ilitch dort, comme mort, ne
bouge pas, a dormi plus d’une heure. Zimmerwald, apparemment, a bien usé ses
nerfs, lui a pris beaucoup de forces. Il a fallu plusieurs jours de promenade à
la montagne…, pour qu’Ilitch revienne à lui ».
Les efforts de Lénine à la conférence se
justifiaient-ils et les discussion houleuses qui eurent lieu méritaient-elles
ses émotions ? C’est à peine s’il aurait pu hésiter à répondre par la
positive à ces questions. Tirant le bilan du développement du mouvement
socialiste international durant la première année de la guerre, Vladimir Ilitch
écrivait : « Au mois de septembre 1914 le manifeste de notre Comité
central était comme isolé …Au mois de septembre 1915, nous nous unissons au
sein de tout un groupe de gauche international, soutenons notre tactique,
faisons entrer toute une série de nos idées dans le manifeste commun,
participons à la création de la CSI » (CSI : commission socialiste
internationale)
Lénine a correctement évalué la Conférence de
Zimmerwald comme étant un premier pas vers la renaissance du marxisme
révolutionnaire, renié par les sociaux-traîtres de la IIème
Internationale. Bien que ce soient les centristes qui aient dominé à la
conférence, et qu’ils ont ensuite pris la tête de la CSI, ils n’ont pas pu
opposer à la gauche d’arguments valables durant la préparation du manifeste, si
ce n’est de lâches allusions au chauvinisme dominant alors dans la société. A
Zimmerwald les partis et groupes de gauche, étant restés fidèles aux idées
révolutionnaires des fondateurs du communisme scientifique, ont acquis une
reconnaissance dans le mouvement socialiste international comme étant sa force
la plus dynamique.
En même temps, la Conférence de Zimmerwald a
montré que le détachement de tête du marxisme révolutionnaire était le parti
créé et dirigé par Lénine . L’abnégation des léniniens dans leur défense des
principes du marxisme fut démontrée au monde entier durant le procès des
députés bolcheviks à la Douma, qui ont refusé de soutenir les assignations à la
guerre. En novembre 1914, suite au verdict du tribunal, ils furent déportés en
Sibérie. Reconnaissant qu’après le début de la guerre « le travail de
notre parti est devenu 100 fois plus difficile », Lénine, dans son article
Qu’a prouvé le tribunal sur la fraction
ouvrière social-démocrate de Russie ? affirmait en même temps
que « dès les premiers mois de la guerre l’avant-garde consciente des
travailleurs de Russie s’est unie dans les faits autour du Comité central et de
l’Organe central ».
Lénine soulignait à titre particulier le rôle
de la Pravda dans le renforcement des
rangs du parti. Il montra que la Pravda
éduqua des milliers de travailleurs conscients, desquels sera formé, malgré
toutes les difficultés, un nouveau collectif de dirigeants – un Comité central
russe du parti. Quelques temps après il écrivait : « Près de
4000 travailleurs achetaient la Pravda,
beaucoup plus la lisaient. Même si la
guerre, la prison, la Sibérie, le bagne n’en laisse qu’un cinquième, ou même un
dixième. Il est impossible de détruire cette couche. Elle est vivante. Elle est
imprégnée d’esprit révolutionnaire et d’anti-chauvinisme. Elle seule se dresse
parmi les masses populaires et au fond d’elles, en sa fonction de prêcher
l’internationalisme des travailleurs, des exploités, des opprimés. Elle seule
est restée debout dans la débâcle générale. Elle seule mène les couches
semi-prolétariennes hors du social-chauvinisme des cadets, des troudoviks, de
Plekhanov, de Nacha Zaria, vers le
socialisme…Il faut travailler avec cette couche, il faut maintenir son unité
face aux social-chauvins, en suivant cette seule voie peut se développer le
mouvement ouvrier de Russie en direction de la révolution sociale, et non du
type national-libéral « européen ».
Les slogans patriotiques, avec lesquels les
classes dirigeantes de la Russie envoyaient à l’abattoir des millions d’hommes,
servaient de couverture pour le renforcement de la dépendance du pays à l’égard
des puissances occidentales d’Europe et d’Amérique. La Russie bourgeoise,
prônant l’idéologie libérale, et ceux, qui ont trahi les idées du marxisme
révolutionnaire, accusaient alors les bolcheviks d’antipatriotisme (comme,
d’ailleurs, ils le font encore aujourd’hui). Dans son article De la fierté nationale des Grands-Russes,
écrit en décembre 1914, Lénine expliquait comment il faut comprendre le
patriotisme et comment le combiner avec l’internationalisme.
Posant la question brulante (« Est-ce que
le sentiment de fierté nationale nous est étranger, à nous prolétaires
grands-russes conscients ? »), Lénine y répondait avec assurance : « Bien
sûr que non ! Nous aimons notre langue et notre patrie… »
Ces mots répondaient à la vision du monde
personnelle de Lénine, à sa façon de penser. N.K. Kroupskaïa écrivait à la mère
de Lénine depuis l’émigration au sujet de l’importance qu’avait pour Vladimir
Ilitch une communication permanente avec la langue et la culture
russe : « C’est à peine si Volodia n’a pas appris par cœur
Nadson et Nekrasov, le volume d’occasion d’Anna
Karénina est relu pour la centième
fois…Ici on ne peut se procurer un livre russe nulle part. Parfois nous lisons
avec envie des annonces des bouquinistes sur les 28 tomes d’Ouspenski, les 10
tomes de Pouchkine…Volodia est quelque part devenu, comme exprès, un grand
« romancier ». Et un nationaliste acharné », – rajoutait en
plaisantant Nadejda Konstantinovna. Elle informait qu’à des expositions de
peintres étrangers « on ne pouvait pas attirer même avec un gâteau »
Lénine « mais qu’il avait ramassé…chez des connaissances un catalogue de
la Galerie Tretiakov qu’ils avaient jeté et s’y plongeait maintes et maintes
fois ».
Expliquant dans son article les raisons
principales de la « fierté nationale des Grands-Russes », Lénine
écrivait : « Nous sommes fiers du fait…que la classe ouvrière
grande-russe créa en 1905 un parti révolutionnaire de masse puissant…Nous
sommes pleins de sentiments de fierté nationale, car la nation grande-russe…a
créé une classe révolutionnaire, …a prouvé qu’elle est capable de donner à
l’humanité de grands exemples de lutte pour la liberté et le socialisme ».
La justesse de ces mots fut de nouveau
confirmée par les événements ultérieurs. La Conférence de Zimmerwald montra non
seulement aux socialistes des autres pays, mais aussi aux membres du Parti
bolchevik, qu’ils ont pris place à l’avant-garde de ceux qui n’ont pas renoncé
au marxisme révolutionnaire. Les bolcheviks ont pu avec honneur remplir la
mission que l’histoire leur avait confiée. Une année et demi après la clôture
de la conférence, 24 mille bolcheviks sortis de la clandestinité et libérés de
leurs prisons, ont, ainsi que Lénine l’avait prédit, soulevé le
« mouvement ouvrier de Russie vers la révolution sociale ».
La victoire de la révolution socialiste en
Russie signifiait la continuation du chemin qui avait commencé à Zimmerwald. La
gauche de Zimmerwald, créée par Lénine, allait être le modèle de la IIIème
Internationale, communiste, dont le premier congrès eut lieu à Moscou en mars
1919, trois ans et demie après la réunion d’un groupe de socialistes dans un
petit village suisse. Les appels de Lénine, prononcés par lui à Zimmerwald, ont
fait écho après plusieurs décennies dans les victoires des révolutions en
Chine, mais aussi dans une série de pays d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Malgré
les défaites, que le mouvement communiste international a subi après la chute
de l’URSS et des pays socialistes d’Europe, les partis marxistes-léninistes de
nombreux pays du monde continuent la lutte pour le triomphe des idées de la
révolution socialiste et de l’internationalisme prolétarien.
Youri Iemelianov
Paru in, la Pravda
n°97(30303) des 4-7 septembre 2015
La Pravda
est aujourd’hui l’organe central du Parti communiste de la Fédération de Russie
(KPRF)
Youri Iemelianov est un historien communiste
reconnu en Russie
Traduction Alexander Eniline
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