Du
3 au 15 janvier 1966 se réunirent à la Havane, à Cuba, quelques 500 délégués,
représentant 82 pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, ainsi que des
délégations du Parti communiste chinois et du Parti communiste d’Union
soviétique. Ce fut la Conférence Tricontinentale, Aussi appelée Conférence de
Solidarité avec les Peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine. Date
majeure dans l’histoire des luttes anti-impérialistes comme du Mouvement communiste
international, initiative audacieuse qui était sur le point de porter un coup
fatal à l’impérialisme, la Tricontinentale est pratiquement oubliée de nos
jours, même parmi les communistes, ensevelie sous la tyrannie de la domination
néocoloniale et l’écrasement dans le sang des luttes qu’elle avait impulsé. De
fait, son cinquantième anniversaire n’a pas fait les gros titres de par le
monde, même dans la presse communiste. Il faut tout de même signaler la très
intéressante série consacrée à la Tricontinentale et à son héritage qui fut
organisée à Genève par l’Atelier –
histoire en mouvement, association dont le but est de faire vivre la
mémoire des luttes pour l’émancipation de la classe ouvrière, des femmes et des
peuples opprimés. Alors qu’était cette conférence qui s’est déroulée il y a 50
ans et que représente son héritage de nos jours ?
Pour répondre à cette question, il faut remonter quelque peu en
arrière, aux origines du Mouvement communiste international. Les fondateurs,
Marx et Engels, s’ils n’ont pas énormément traité la question nationale et
coloniale pour elle-même, ont néanmoins formulé toutes les bases théoriques
nécessaires pour la lutte anti-impérialiste et de libération nationale. Des
bases qui furent, et c’est un euphémisme, passablement laissées de côté par les
dirigeants de la Deuxième Internationale, composée en ce temps uniquement de
partis nés dans les métropoles impérialistes, avec toutes les conséquences que
cela implique. De fait, durant toute l’existence de la Deuxième Internationale,
une ambiguïté fondamentale demeura sur la question des colonies et des peuples
soumis à l’oppression coloniale. En pratique, les dirigeants droitiers
faisaient tout leur possible pour esquiver la question. En réalité, ils étaient
déjà quant au fond acquis à l’impérialisme de « leur » pays, ce qui
deviendra parfaitement apparent lors du déclanchement de la Première Guerre
mondiale.
Lénine et le Parti bolchevik ont à juste titre fermement dénoncé
cette attitude opportuniste et en ont prédit bien à l’avance les conséquences
fatales. Lénine a amplement théorisé la nécessité de l’articulation de la lutte
pour l’émancipation de classe des travailleurs et de la lutte pour
l’émancipation nationale des peuples que l’impérialisme opprime. Après la Révolution
d’octobre, l’Internationale communiste nouvellement formée fit un effort
important pour que toute ambiguïté dans les partis communistes au sujet des
colonies de « leur » pays cesse et qu’ils s’engagent pour la cause de
la libération nationale des peuples colonisés. En 1927 se tient à Bruxelles le
Congrès international des peuples, organisé par l’Internationale communiste,
rassemblant des partis communistes ainsi que des organisations issues des pays
occupés par l’impérialisme. La Ligue mondiale anti-impérialiste pour la
libération des peuples, première organisation anti-impérialiste mondiale et qui
apporte un soutien réel aux luttes de libération nationale est créée à cette
occasion. Des futurs leaders des luttes pour l’indépendance nationale, comme
par exemple Jawaharlal Nehru, s’y retrouvent et y entament le parcours qui fera
d’eux ce qu’ils sont devenus. Remarquons que l’on est en 1927, en pleine
période « stalinienne ». Il est d’usage parmi les propagandistes
bourgeois, ainsi que de leurs épigones de « gauche » de présenter
cette période comme une ère de ténèbres simpliciter.
Ils montrent surtout par là qu’ils sont les dignes héritiers de l’idéologie
coloniale pour laquelle le sort des peuples non-occidentaux est quantité
négligeable…
La victoire éclatante de l’URSS sur le Troisième Reich hitlérien
apporte un discrédit irréversible à l’idéologie colonialiste, que les nazis
avaient rendu désormais inacceptable en l’appliquant à des populations
européennes, ainsi qu’un changement des rapports de force à l’échelle
planétaire, mettant l’impérialisme provisoirement sur la défensive. Les luttes
d’indépendance nationale commencent à être couronnées de succès et la
décolonisation commence, en Asie d’abord, en Afrique ensuite. Un processus
difficile et douloureux, tant les puissances impérialistes n’ont jamais rien
concédé de leur plein gré, tant elles ont utilisé des moyens criminels sans
nombre pour tenter de freiner l’irrésistible mouvement d’émancipation
nationale, tant les peuples ont payé de leur sang la moindre parcelle de
liberté gagnée de haute lutte. Et ce n’était pas tout encore que d’accéder à
l’indépendance politique formelle si l’on n’acquérait pas aussi l’indépendance
économique. Les chaînes du colonialisme étaient bien souvent remplacées par
celles du néocolonialisme, moins visibles, mais pas moins brutales pour autant.
Les pays d’Amérique latine étaient, eux, indépendants formellement depuis bien
longtemps, mais en pratique gémissaient dans une oppression néocoloniale atroce
imposée par les Etats-Unis et leur sinistre doctrine Monroe. Ils représentaient
pour les pays nouvellement indépendant d’Asie et d’Afrique l’avenir que
l’impérialisme leur réservait s’ils ne se donnaient pas les moyens de prendre
leur destin en main.
La conscience de la nécessité pour les peuples d’Asie, d’Afrique
et d’Amérique latine de coordonner leurs luttes pour se débarrasser de ce qui
restait du colonialisme stricto sensu et du néocolonialisme s’imposa largement
dès les années 50. Le projet de convoquer une conférence tricontinentale fut
élaboré conjointement par le militant anticolonialiste marocain Mehdi Ben
Barka, Ernesto Che Guevara, Hô-Chi Minh et le révolutionnaire cap-verdien
Amilcar Cabral. Ainsi que l’avait dit Mehdi Ben Barka la
Tricontinentale est, telle Cuba, l’union de deux courants: «Celui surgi avec la
révolution socialiste d’octobre et celui des révolutions nationales
libératrices.» La Havane est donc choisie comme siège.
La Conférence Tricontinentale se tint finalement en janvier 1966
à la Havane. Mehdi Ben Barka ne put y être présent, enlevé et secrètement
assassiné qu’il fut par les services secrets français à Paris peu avant, étant
donné la menace qu’il représentait pour l’impérialisme mondial. Le Che aussi
fut absent à la conférence, pourtant il en est paradoxalement la figure la plus
connue. De cette conférence on se rappelle le plus souvent est son célèbre
Message à la Tricontinentale, aisément accessible sur internet. Le célèbre
slogan « créer deux, trois, de nombreux Vietnam » en est issu. Ainsi
que Che Guevara le dit :
« Comme
nous pourrions regarder l’avenir proche et lumineux, si deux, trois, plusieurs
Vietnam fleurissaient sur la surface du globe, avec leur part de morts et
d’immenses tragédies, avec leur héroïsme quotidien, avec leurs coups répétés
assénés à l’impérialisme, avec pour celui ci l’obligation de disperser ses
forces, sous les assauts de la haine croissante des peuples du monde ! […]
Toute notre action est un cri de guerre contre l’impérialisme et un appel
vibrant à l’unité des peuples contre le grand ennemi du genre humain : les
Etats-Unis d’Amérique du Nord. Qu’importe où nous surprendra la mort ;
qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une
main se tende pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour
entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et des
nouveaux cris de guerre et de victoire. »
La
Conférence Tricontinentale proprement dite, quant à elle, prit une série de
décisions importantes et se donna les moyens de les appliquer :
désignation des USA comme ennemi principal, dénonciation du pillage du
Tiers-Monde et du néocolonialisme, soutien à la lutte héroïque du peuple
vietnamien, lutte contre le régime de l’apartheid, coordination des luttes anti-impérialistes…A
la suite de la Conférence Tricontinentale, furent accomplies des actions
décisives pour le soutien mutuel aux luttes anti-impérialistes, pour mettre
l’impérialisme en échec, certaines nécessairement secrètes, d’autres au grand
jour, dont les plus célèbres demeurent l’engagement de combattants cubains en
Afrique, qui apporta une contribution décisive à la défaite du régime de
l’Apartheid et de ses tentatives d’ingérence. On l’oublie facilement
aujourd’hui, jusqu’au milieu des années 70, c’était le camp du progrès qui
était à l’offensive, et celui de la réaction en recul. Une victoire de la
révolution mondiale semblait à portée de main, et sans doute était possible…La
Tricontinentale, c’est aussi un important travail théorique, un travail
d’analyse très minutieux de la situation des pays en lutte pour leur
émancipation qui n’a rien perdu de son intérêt ni de son actualité de nos
jours. Par exemple, les experts de la Tricontinentale ont compris les
mécanismes de l’asservissement grâce à la dette publique illégitime…avant même
que l’impérialisme ne mette ces mécanismes à profit.
Pour
briser ce défi pour son existence même, l’impérialisme eut recours à des moyens
d’une brutalité pratiquement inédite : assassinat en série des dirigeants,
écrasement dans le sang de toutes les luttes de libération qu’il était possible
d’écraser, sans aucun scrupules pour l’utilisation des armes de destruction
massive et des pires dictature fascistes, qui n’on rien à envier à celles du
NSDAP, renforcement des chaînes du néocolonialisme par la mise en esclavage en
bonne et due forme que constituent les dits « plans d’ajustement
structurel » du FMI, lavage de cerveau enfin grâce à la propagande
néolibérale omniprésente. Le mouvement né de la Tricontinentale ne fut pas en
mesure de résister à cette contre-offensive et fut brisé. L’URSS non plus ne
sur relever le défi, et s’engagea dans un
repli révisionniste qui aboutit bientôt à l’élection du traître
Gorbatchev à la tête du Parti et du pays.
Le
triomphe, au moins provisoire, de l’impérialisme semblait complet. Mais c’est
justement pour cela que l’héritage de la Tricontinentale est précieux, qui faut
l’étudier, afin d’apprendre des luttes révolutionnaires du passé pour ne pas
échouer dans celles de l’avenir, afin cette fois de non seulement mettre
l’impérialisme en échec, mais de le briser définitivement.