Le 1er septembre 1982, décédait à Varsovie, à l’âge de 77 ans, Wladyslaw Gomulka. Ce quarantième anniversaire ne fut guère remarqué, dans la mesure où la personne dont il est question est aujourd’hui pratiquement oubliée. Pourtant, Wladislaw Gomulka fut une figure importante du mouvement communiste international, et à coup sûr un personnage intéressant et hors du commun : né en 1905, à Krosno, en Galicie (dans la partie de la Pologne alors contrôlée par l’empire d’Autriche-Hongrie), ouvrier à l’âge de 14 ans, il rejoint en 1921 le Parti socialiste polonais (PPS), puis le Parti communiste polonais en 1926 ; étudie à l’École internationale Lénine à Moscou ; connaît la lutte politique et syndicale dans la clandestinité, deux fois emprisonné par le régime de Pilsudski ; participe à la résistance contre l’occupant nazi ; dirigeant du Parti ouvrier polonais – qui en 1948 fusionnera avec le PPS pour former le Parti ouvrier unifié polonais (POUP) – et président du Conseil des ministres de la toute nouvelle Pologne populaire. Il défend alors une « voie polonaise vers le socialisme », différente de celle suivie par l’URSS, et caractérisée par une certaine modération et le rejet de la collectivisation des terres. Accusé de « révisionnisme » et de « nationalisme », il est arrêté et exclu du POUP en 1951. Libéré en 1954, il est appelé à prendre la tête du Parti (et de fait de l’État, dont le POUP est la force dirigeante) en 1956, responsabilités qu’il exerce jusqu’en 1970.
Il mérite qu’on se souvienne de lui, qu’on étudie sa pensée et son action politique ; ce qui n’est pas sans intérêt pour les communistes d’aujourd’hui. Ce sont des circonstances du retour de Wladyslaw Gomulka que nous traiterons en tout premier lieu dans les lignes qui suivent. Celui-ci prononça en effet, au plénum du Comité central du POUP, tenu le 20 octobre 1956, un rapport – moins connu que le fameux rapport secret de Nikita Khrouchtchev au XXème Congrès du PCUS, pourtant théoriquement plus profond et plus intéressant – qui constitue un document important, bien que méconnu, du mouvement communiste international, qui est digne d’être étudié de nos jours.
La situation en Pologne en 1956
Lorsque le POUP jugea utile de demander à Wladyslaw Gomulka de prendre la tête du Parti, et l’invita dans ce but au plénum du Comité central du 20 octobre 1956, la Pologne était en situation de crise. Au lendemain de la libération de la Pologne de l’occupation nazie par l’armée soviétique, une démocratie populaire y fut établie, un système à plusieurs partis, mais sous l’hégémonie du POUP, en tant que parti de la classe ouvrière. Ce nouveau régime s’employa à la reconstruction du pays, après les ravages de la guerre, et entama la construction d’une société socialiste. Néanmoins, d’après l’analyse qu’en fait Gomulka du moins, la politique implémentée par la direction du POUP (avec Boleslaw Bierut pour premier secrétaire, jusqu’à son décès le 12 mars 1956), donna lieu à d’importantes distorsions – dues à une reproduction rigide, et inadaptée à la réalité polonaise, de la voie suivie par l’URSS dans l’édification du socialisme – et fut de ce fait à l’origine de la crise que traversait la Pologne populaire en 1956.
Un plan sexennal, dont l’objectif était de reconstruire un pays dévasté par la guerre, d’impulser le développement économique et l’industrialisation, d’améliorer les conditions de vie des travailleuses et travailleurs, était alors arrivé à son terme. Or, d’après Gomulka, les objectifs de ce plan sexennal n’étaient pas atteints, si bien que ceux du plan quinquennal qui débutait étaient gravement compromis. L’imitation du modèle de développement économique soviétique se caractérisait principalement par deux choix cruciaux : priorité unilatérale donnée à l’industrie lourde, et collectivisation de l’agriculture, au moyen d’une forme de pression économique de fait (à défaut de collectivisation forcée).
La priorité accordée au développement de l’industrie lourde donna certes des résultats, mais moins brillants qu’à première vue, et au prix de déséquilibres économiques importants. D’une part, les résultats n’étaient pas si bons qu’ils ne semblaient et étaient parfois obtenus par des moyens contestables. L’exemple allégué par Gomulka est celui des mines de charbon, dont le rendement total s’était accru apparemment de manière appréciable, mais ce grâce, principalement, aux heures supplémentaires et au travail du dimanche, tandis que la productivité horaire avait baissé. La priorité unilatérale accordée à l’industrie lourde l’était au détriment de la production des biens de consommations, de la construction de logements et d’équipements collectifs, de l’amélioration du niveau de vie de la population (qui n’était pas très élevé, pour le moins). Pour faire apparaître artificiellement les résultats meilleurs qu’ils ne l’étaient, le gouvernement manipula les statistiques, affirmant que les salaires réels s’étaient accrus de 27%. Ce qui ne fit qu’énerver davantage les ouvriers polonais, qui savaient bien que ce n’était pas vrai. En outre, aux yeux de Wladyslaw Gomulka, l’économie polonaise souffrait d’un modèle de planification inadapté. La négation de la loi de la valeur, de son rôle incontournable aux débuts de la construction du socialisme, conduisait à une fixation des prix trop bas, inférieurs aux coûts de productions, ce qui rendait les entreprises structurellement déficitaires, et obligeait l’État polonais à les subventionner. Ce qui était au-dessus de ses moyens, et conduisait à d’autres déséquilibres économiques. Cerise sur le gâteau, la Pologne populaire avait souscrit des crédits importants à l’étranger pour tenter d’accélérer son développement industriel, et qu’elle n’a pas été en mesure d’utiliser efficacement dans leur intégralité. Elle se retrouvait désormais lourdement endettée, et dans l’incapacité de rembourser, ce qui hypothéquait gravement la réalisation du plan quinquennal.
La tentative d’accélérer artificiellement la collectivisation de l’agriculture par des moyens s’apparentant à de la contrainte économique n’amena pas des résultats plus heureux. L’agriculture polonaise n’avait été jusqu’en 1956 que très minoritairement collectivisée, et restait majoritairement en mains d’exploitations paysannes privées. Toutefois, les coopératives et les fermes d’État jouissaient d’avantages irréguliers, que Wladyslaw Gomulka estimait indus, eu égard aux exploitations privées (auxquelles on essayait ainsi de forcer la main pour se mettre en coopératives). Les mesures de « limitation » des propriétés de « koulaks » (les paysans estimés « riches », même si cette catégorisation était hautement contestable) devaient bien plutôt être vue comme une politique de ruine économique de ces exploitations. Or, les coopératives et les fermes d’État avaient en pratique des rendements inférieurs à ceux des exploitations individuelles. Pour qu’elles soient en mesure de payer les salaires à leur personnel, l’État reportait régulièrement leurs dettes d’une année à l’autre, ce qui équivalait à un subventionnement de fait. Le résultat de cette politique était une production agricole inférieure à ce qu’elle pourrait être, et insuffisante pour que la Pologne puisse subvenir par elle-même à ses besoins alimentaires. Sans parler du mécontentement de la paysannerie.
Ce qui précède est un résumé de l’analyse faite par Wladyslaw Gomulka, pas nécessairement un compte-rendu objectif des premières années de la République populaire de Pologne. Un défenseur de la politique suivie sous Boleslaw Bierut aurait pu, peut-être, contester certaines affirmations, ou les nuancer du moins.
A la reproduction de la voie suivie par l’URSS dans son développement économique correspondait la copie de son modèle politique. Par-là, Gomulka entendait ces déformations particulières à la période stalinienne qu’étaient le culte de la personnalité (nous en reparlerons plus bas), les violations des normes de la légalité socialiste et l’usage de la répression pour régler des problèmes politiques, y compris contre des communistes, allant jusqu’à l’usage de « tortures bestiales ». Il y avait certes là l’implication des services secrets soviétiques et du ministre Lavrenti Beria, mais, d’après Gomulka, les officiels polonais impliqués dans ces abus ne devaient pas non plus être exonérés de leurs responsabilités
De ce fait, la classe ouvrière polonaise, malgré son hégémonie officielle, ne se sentait pas satisfaite des politiques menées par son parti en son nom. Les révélations du XXème Congrès du PCUS mirent le feu aux poudres d’une situation déjà potentiellement explosive. Les ouvriers de Poznan se mirent en grève. Des troubles, parfois violents, s’ensuivirent. Des critiques contre la politique menée jusque-là fusèrent de tous les côtés. Les responsables du Parti furent désemparés face à cette crise, parce que certains d’entre eux craignaient de devoir rendre des comptes pour des choses qui pourraient leur être reprochées, et parce que des éléments hostiles au socialisme tentaient de donner au mouvement un sens contre-révolutionnaire. Certains essayèrent de présenter le mécontentement de la classe ouvrière polonaise comme une manœuvres de la réaction interne et de l’impérialisme.
Or, estimait Gomulka, ces tentatives de rejeter la faute sur l’ennemi impérialiste étaient politiquement fausses et inacceptables, car « les ouvriers de Poznan n’ont pas protesté contre la Pologne Populaire ni contre le socialisme quand ils sont sortis dans les rues de la ville. Ils ont protesté contre le mal qui a poussé de profondes racines dans notre régime social et qui les a douloureusement frappés eux aussi ; ils ont protesté contre les déformations des principes fondamentaux du socialisme qui est leur idée ». En revanche « les agents et les provocateurs peuvent toujours et partout exister et déployer leur activité, mais ils ne peuvent jamais et nulle part décider de l’attitude de la classe ouvrière ». La faute du mécontentement populaire revient à la direction du Parti et au gouvernement. Gomulka formule alors une critique sans concessions qui pourrait ressembler à ce qu’on trouve dans la bouche des adversaires du socialisme, hormis le fait que son but était en la formulant de préserver le socialisme, de relancer son développement sur des bases saines :
« Pour gouverner le pays, il faut que la classe ouvrière et les masses travailleuses fassent confiance à ses représentants qui sont à la tête du pouvoir de l’État. Voilà la base morale de l’exercice du pouvoir de l’État. Voilà la base morale de l’exercice du pouvoir au nom des masses travailleuses. Ce crédit de confiance peut être constamment renouvelé uniquement à la condition que l’on s’acquitte des engagements pris envers ceux qui l’ont accordé. Perdre le crédit de confiance de la classe ouvrière signifie perdre la base morale de l’exercice du pouvoir. »
« Un pays peut être gouverné même dans ces conditions, mais les gouvernements ne pourront être que mauvais, car ils doivent s’appuyer sur la bureaucratie, sur les infractions à la légalité, sur la violence. Dans ces conditions, la dictature du prolétariat, en tant que forme la plus large de démocratie pour la classe ouvrière et les masses travailleuses, est privée de son contenu essentiel ».
La direction du Parti avait perdu la confiance de la classe ouvrière, et avec elle sa légitimité. Cette confiance, elle devait la retrouver. Il ne suffisait pas pour cela de démettre les responsables des abus de la période précédente, ce serait beaucoup trop facile. Des changements structurels étaient requis.
Le XXème Congrès du PCUS, du fait de l’admission par Nikita Khrouchtchev de la légitimité de voies différentes au socialisme, créait également les conditions d’un tournant politique en Pologne. Mais la direction du POUP était divisée sur les mesures à prendre. On attendait de Gomulka qu’il sorte le Parti et le pays de cette mauvaise passe.
Le rapport de Gomulka : analyse et critique du culte de la personnalité
C’est ce que Wladyslaw Gomulka fit. Mais avant de trouver des solutions aux maux, il faut en établir les causes. Quel était le diagnostic de Gomulka ? Les déformations de la période stalinienne se résumaient à ses yeux, comme à ceux de Khrouchtchev, par le syntagme de « culte de la personnalité ». Mais, malgré sa brièveté, le rapport de Gomulka au CC du POUP est théoriquement plus profond et plus intéressant que le fameux rapport secret de son homologue soviétique au XXème Congrès, qui pour l’essentiel se contenta de rejeter la faute de tout ce qu’il y eut de négatif sur Joseph Staline, sans guère analyser, et en mélangeant des propos sérieux à des demi-vérités et des critiques complètement fantaisistes (comme l’absurde anecdote de Staline traçant la ligne de front sur une mappemonde pendant la IIème Guerre mondiale, ce qui est totalement faux).
Gomulka, lui, dit bien que « le culte de la personnalité ne peut être réduit seulement à la personne de Staline ». Il s’agit d’un « système déterminé d’exercice du pouvoir », d’une « voie déterminée vers le socialisme, en appliquant des méthodes contraires à l’humanisme socialiste, au sentiment socialiste de liberté de l’homme, au sentiment socialiste de légalité ». « Celui qui était l’objet du culte de la personnalité connaissait tout, savait tout ; il réglait tout lui-même, il dirigeait tout et décidait de tout lui-même sur le territoire de son activité. Il était le plus sage, indépendamment du savoir, des capacités et des qualités qu’il possédait ». (C’était un peu plus complexe en réalité, surtout en ce qui concerne Staline, dont le culte de la personnalité n’est pas né de rien, mais la critique de Gomulka n’est pas infondée pour autant). Le culte de la personnalité rendait impossible tout travail normal entre celui qui en était investi et ses subordonnés, empêchait le parti où il existait de fonctionner normalement, « formait les cerveaux des hommes, il formait la manière de penser des militants, du parti et membres du parti ».
Sans faire d’analyse historique à proprement parler – mais ce n’était pas l’objet de son rapport, et il n’en avait pas non plus le temps – Wladyslaw Gomulka esquisse les origines du phénomène du culte de la personnalité, qu’il attribue à l’environnement extrêmement hostile dans lequel le socialisme fut édifié en URSS :
« Les difficultés qui accompagnaient la transformation du régime de la Russie des tsars, arriérée à tous points de vue, en régime socialiste étaient immenses et l’on commença à la période où le parti était dirigé par Staline, à liquider d’une façon de plus en plus intransigeante la confrontation des points de vue au sujet des questions posées par la vie, confrontations normales et pratiquées dans le cadre du parti du vivant de Lénine. Le culte de la personnalité s’implanta à la place occupée dans le parti par la discussion au sein du parti et au fur et à mesure qu’on éliminait cette discussion. La détermination de la voie russe vers le socialisme passait peu à peu des mains du Comité Central aux mains d’un groupe de plus en plus restreint d’hommes pour ne devenir enfin que le monopole de Staline. Ce monopole s’étendit ensuite également au domaine de la théorie scientifique du socialisme ».
Des mauvaises langues pourraient dire reconnaître ici le décalque de propos tenus par Léon Trotski. Mais, de nouveau, la différence est dans l’intention ; constructive et dévouée au socialisme de la part de Wladyslaw Gomulka ; mue par le ressentiment envers l’adversaire qui avait eu raison de lui et avec une bonne dose de mauvaise foi de la part de Trotski.
Gomulka s’acharne d’ailleurs tellement peu sur Staline, qu’il parle finalement peu de lui, et préfère procéder à une analyse structurelle du culte de la personnalité, dont l’essentiel, d’après lui, fut d’avoir consisté en un système hiérarchique de cultes. Un système qui ressemble quelque peu à la métaphysique néoplatonicienne et à son modèle d’émanation en cascade. Au sommet, à la place de l’Un, trônait Staline. Tous les cultes inférieurs émanaient de lui, ne brillaient que d’un éclat emprunté, tel celui de la Lune. Les premiers secrétaires des pays socialistes autres que l’URSS occupaient le deuxième échelon. Leur culte n’avait qu’une extension locale, mais était incontesté dans ce périmètre. Et il y avait encore plusieurs échelons hiérarchiques dans chaque pays.
« Le malheur était moindre », dit Gomulka, « si on revêtait du costume du culte un homme raisonnable et modeste. Celui-là se sentait généralement mal dans ce costume, on peut même dire qu’il en avait honte et qu’il ne voulait pas le porter, quoiqu’il ne pût pas l’ôter entièrement ». En revanche, malheur pour le parti, pour le pays, et pour la cause du socialisme, si celui qui faisait l’objet d’un culte était mu par l’ambition et la vanité, si cela flattait son ego ! Gomulka ne dit pas en revanche s’il estime que Boleslaw Bierut revêtit le costume de guide parce qu’il le fallait bien, ou parce que le rôle lui plaisait.
Transposé dans le domaine des relations internationales, le culte de la personnalité rendait impossible des rapports normaux, sur une base d’égalité, de respect mutuel, d’un dialogue fraternel, du respect de l’indépendance, de la souveraineté de chacun, entre partis communistes et entre pays socialistes. Des principes que Staline lui-même reconnaissait en paroles, mais qui ne pouvaient être mis en œuvre en même temps que le culte de la personnalité.
Mais, attention, dit Gomulka, le culte de la personnalité ne doit pas être confondu avec l’autorité de la personnalité, car « le culte de la personnalité déforme et dévie l’idée du socialisme et décourage les travailleurs du socialisme, tandis que l’autorité des centaines et des milliers de dirigeants du parti et du pouvoir populaire est très favorable au développement de l’édification du socialisme et est simplement indispensable pour pouvoir diriger le part et l’État ». Mais l’autorité ne peut s’octroyer, il faut la mériter chaque jour « au prix d’un dur labeur en se servant de l’esprit et en demeurant modestes ». Le parti et ses dirigeants se devaient de retrouver une autorité, que seule la confiance de la classe ouvrière pouvait leur accorder, et c’est pourquoi « il faut, de toutes ses forces, combattre le culte de la personnalité ou ses vestiges et lutter de toutes ses forces pour acquérir l’autorité ».
Réformes économiques
La visée du rapport de Wladyslaw Gomulka était toutefois principalement constructive. L’analyse des maux de la période antérieure et de leurs causes était faite dans le but d’y apporter des solutions. Des réformes économiques pour remédier au mécontentement populaire, et relancer la construction du socialisme sur de meilleures bases, pour commencer. Il s’agissait de corriger les disproportions entre secteurs économiques en revoyant à la baisse les investissements dans l’industrie lourde, pour accroître en contrepartie la production de biens de consommation et la construction de logements. Il s’agissait également d’introduire de nouvelles méthodes de gestion de l’économie, avec un accroissement de la participation ouvrière aux décisions, mais prudemment, en essayant les nouvelles méthodes à petite échelle dans un premier temps. Gomulka préconisait également d’élever les stimulants matériels en vue d’accroître la productivité.
C’est ensuite une série de réformes économiques qu’on pourrait qualifier de « libérales » dans l’industrie, le commerce et l’agriculture. Il s’agissait premièrement de rétablir une certaine vérité des prix, conformément à la loi de la valeur, en relevant des prix qui étaient artificiellement bas (parmi les exemples cités, il y a des produits de construction, les journaux et les tickets de cinéma). En revanche, si certaines injustices de la période antérieure devaient être corrigées, il n’était pas possible d’augmenter les salaires avant un accroissement correspondant de la production, sous peine de provoquer l’inflation, un essor du marché noir, et de réduire à néant les efforts accomplis. La libéralisation de l’économie impliquait également, dans le but d’améliorer l’offre de biens de consommations et le réseau de distribution, de permettre aux entreprises d’État une production auxiliaire, indépendamment du plan, et aux conditions du marché (y compris une libre fixation des prix). Il fallait également non seulement autoriser, mais également favoriser le développement, de l’artisanat, de la petite industrie privée, et du commerce privée, opérant avec des prix de marché.
Une libéralisation correspondante s’imposait dans l’agriculture, pour accroître les rendements agricoles et pour retrouver la confiance des paysans dans la Pologne populaire. Si les coopératives viables devaient être soutenues, elles devaient également acquérir plus d’autonomie dans leur gestion, et devenir propriétaires de leurs machines agricoles. Les coopératives non-viables ne devaient en revanche pas être portées à bout de bras artificiellement, mais devaient pouvoir être dissoutes. Toutes les mesures de restriction envers les exploitations agricoles privées devaient être abolies, et leur développement favorisé. S’il n’était pas possible de supprimer dans l’immédiat, ni avant une période assez longue, le système des livraisons obligatoires, sous peine de mettre en danger l’approvisionnement alimentaire des villes à des coûts accessibles à la classe ouvrière, celui-ci devait être graduellement remplacé par un système de marché. Enfin, puisqu’il était illusoire d’espérer que les paysans polonais renoncent dans un avenir proche à leur mentalité de propriétaires, pour obtenir leur intéressement, les restrictions sur les transactions sur la terre et sur l’héritage devaient être supprimées également.
Ce n’était toutefois pas un tournant idéologique en faveur de la propriété privée, fût-ce à petite échelle. A terme, la collectivisation de l’agriculture demeurait un objectif. Une nécessité même, « pas parce que quelqu’un a inventé des doctrines et des principes détachés de la vie, mais parce que nous voulons éveiller parmi les paysans travailleurs le sentiment de la profonde communauté sociale de production, que nous voulons liquider toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme, que nous voulons que la machine les aide dans la mesure des possibilités dans leur labeur dur et pénible, que nous voulons, par un effort minimum de chaque membre groupé au sein d’une communauté paysanne de production que cette dernière puisse donner une production globale maximum afin d’élever le plus possible les récoltes de chaque hectare de terre. » Mais celle-ci ne devait être ni artificiellement accélérée, sous peine d’être contreproductive, ni se faire par la contrainte contre les paysans.
Le contraire d’une perestroïka
Wladyslaw Gomulka préconisait également des réformes de nature politique, plus radicales que celles réalisées par aucun autre pays socialiste durant la période dite de « dégel ». Des réformes dont l’inspiration pourrait également être qualifiée de « libérale » : restauration d’une forme d’État de droit, liberté religieuse (y compris face à l’athéisme marxiste), séparation des pouvoirs, élections contestées dans une certaine mesure.
Ce fut tout d’abord une réduction des pouvoirs de l’appareil de répression et de ses effectifs. C’était ensuite un programme général de démocratisation. Démocratisation de la vie du Parti d’abord : rétablissement des normes de fonctionnement démocratiques prévues par les statuts, élections régulières et transparentes, règlement des différends par le débat selon la procédure régulière et non par des mesures disciplinaires, garantie d’une certaine liberté d’opinion sur les questions débattables (mais à l’exclusion d’opinions contraires aux principes fondateurs du Parti, de toute discrimination sur une base nationale, et de l’antisémitisme).
Démocratisation de la vie du pays ensuite. La liberté de critique, y compris à travers la presse, devait être garantie. Le rôle du parlement polonais, la Diète, devait être accru, ainsi que son indépendance à l’égard du gouvernement. Les sessions de la Diète devaient devenir plus régulières, une partie des députés passer à un système de milice (continuant à exercer leur travail à côté de leur mandat parlementaire). Les possibilités du gouvernement à gouverner par décrets devait être drastiquement limitées, et le contrôle de la Diète sur ses activités grandement accrues. Tous les accords avec d’autres pays devraient dorénavant être avalisées par la Diète. Des nouvelles élections étaient prévues, qui, sans être totalement libres, étaient de vraies élections, car, bien que se déroulant avec une seule liste, offraient néanmoins le choix entre plusieurs candidats dans chaque circonscription (ce qui permit l’apparition d’une petite opposition catholique à la Diète). Enfin, Gomulka normalisa les relations avec l’Église catholique, dont l’activité ne se vit plus guère entravée. La liberté de culte et l’éducation religieuse des enfants furent de nouveau réalité. Il n’était guère possible d’agir autrement dans un pays profondément catholique, ni même forcément souhaitable d’ailleurs. Mais ce n’était pas de l’opportunisme, ni un tournant réactionnaire de la part de Gomulka – fidèle à l’athéisme marxiste à titre personnel – qui fit voter également le droit à l’avortement.
Il importe toutefois de dire que, quelles que puissent être les ressemblances superficielles, quelle que puisse être leur coloration « libérale », les réformes impulsées par Wladyslaw Gomulka étaient le contraire d’une perestroïka. Parce qu’elles étaient conduites par des communistes sincères, non des traîtres qui se faisaient passer pour tels. Parce que ces réformes devaient être conduites sous la direction du Parti de la classe ouvrière, et pour restaurer son autorité dans le peuple, pas pour le saborder. Parce que le but était de préserver le socialisme, de lui donner un nouveau souffle, de corriger les déformations et les erreurs commises, non de le détruire pour restaurer le capitalisme.
Wladyslaw Gomulka au pouvoir : esquisse d’un bilan
Le Comité central du POUP suivit les recommandations de Wladyslaw Gomulka, et les mit en œuvre. Les troubles survenus en Pologne ne manquaient pas d’inquiéter la direction soviétique. Gomulka rencontra Nikita Khrouchtchev, et obtint de celui-ci l’accord que l’URSS n’intervienne pas dans les affaires intérieures polonaises. Il assura son homologue soviétique que la Pologne resterait dans le camp socialiste et dans le Pacte de Varsovie, mais qu’elle poursuivrait son alliance avec l’URSS sur un pied d’égalité, et construirait le socialisme à sa manière.
Les réformes décidées par le POUP sur la proposition de Wladyslaw Gomulka étaient certainement indispensables, et furent bénéfiques. Elles ne suffirent toutefois pas à stabiliser durablement la République populaire de Pologne, ni à assurer définitivement sa marche dans l’édification du socialisme. De nouvelles difficultés réapparurent au bout d’un temps. La Pologne n’arrivait pas à satisfaire tous les besoins populaires conformément aux attentes que le socialisme faisait naître. Les prix agricoles étaient trop bas pour être rentables pour les paysans, et l’État polonais n’avait pas les moyens des subventionner les prix à la consommation. Une décision fut prise en 1970 d’accroître les prix des produits alimentaires. Ce fut une erreur politique fatale, qui déclencha des émeutes ouvrières. Des troubles violents furent suivis d’actes de répression. Gomulka, qui par ailleurs avait des problèmes de santé, démissionna dans la foulée.
La construction d’une société nouvelle s’est révélée plus compliquée, plus tourmentée, qu’on ne l’avait pensé, en Pologne comme ailleurs. Plus compliquée en Pologne qu’ailleurs même.
Le POUP se choisit comme nouveau premier secrétaire Edward Gierek, qui naguère avait travaillé dans les mines de charbon en France. Gierek s’engagea, étant lui-même ouvrier, à gouverner dans l’intérêt des ouvriers. Il annula la hausse des prix, mena une politique de modernisation de l’industrie, qui permit une élévation du niveau de vie. Mais il fut rattrapé par le choc pétrolier et l'inflation. Le mécontentement populaire n’avait pas disparu, et fut attisé par Solidarnosc, un syndicat ouvrier « indépendant », dont la direction était pilotée en sous-main par les USA et le Vatican. Edward Gierek s’interdit de résoudre cette crise par la répression, et finit par légaliser Solidarnosc, qui comptait alors près de 10 millions de membres. Mais, de ce fait, le POUP ne pouvait guère continuer à se revendiquer être le parti de la classe ouvrière…En 1980, Edward Gierek démissionna à son tour.
Le coup d’État du général Wojciech Jaruzelski ne régla rien, et en 1989 la Pologne populaire disparut, balayée par la restauration du capitalisme. Lech Walesa, le chef de Solidarnosc, fut élu président. Il jeta alors son masque de syndicaliste ouvrier, et montra son vrai visage, celui d’un politicien réactionnaire. Non seulement les revendications par lesquelles Solidarnosc avait appâté la classe ouvrière – démagogiques et déconnectées des possibilités réelles de la Pologne populaire – furent oubliées, mais disparurent de même les acquis et progrès sociaux bien réels du socialisme. A la place, les ouvriers polonais purent redécouvrir l’exploitation capitaliste et le chômage…
Quel jugement rétrospectif faut-il porter sur les positions soutenues par Wladyslaw Gomulka en 1956 ?
Une certaine historiographie « stalinienne » considère le tournant « khrouchtchévien » à partir de 1956 comme le début d’une dérive révisionniste, d’un éloignement progressif envers les principes véritables du marxisme-léninisme, en vigueur durant la période stalinienne, d’une mutation opportuniste des partis communistes, et d’une renaissance progressive du capitalisme à l’intérieur du socialisme, dont la perestroïka aurait été l’achèvement logique. L’aspect « libéral » des réformes de Gomulka tendraient à attester cette lecture.
Cette historiographie n’est pas inintéressante, et n’est pas dénuée de mérites, ne serait-ce que comme contrepoison à l’anticommunisme, et au révisionnisme bien réel d’après 1989. Mais elle a le tort d’absolutiser la période stalinienne, sa théorie et ses pratiques – reproduisant le culte de la personnalité à titre posthume en quelque sorte – comme l’étalon du marxisme-léninisme « pur », dont tout écart serait hérésie. Elle oublie trop souvent la part de contingence dans les choix accomplis durant la période stalinienne, les discontinuités irréductibles de l’histoire, de tout processus social. Elle a tendance aussi à fermer les yeux sur tout ce qu’il y avait d’indéfendable durant la période stalinienne, et à ne pas voir en quoi le « dégel » khrouchtchévien fut un progrès, y compris du point de vue du socialisme.
Plutôt que du « révisionnisme », on pourrait voir dans les aspects « libéraux » des mesures préconisées par Wladyslaw Gomulka une adaptation aux conditions réelles de la Pologne de 1956, un pays peu développé industriellement, un pays de petits propriétaires. En effet, dans certaines conditions, les conditions politiques de la lutte des classes peuvent amener une révolution bien au-delà de ce que sa base économique semble rendre possible. Le volontarisme des dirigeants peut les pousser à penser qu’il est possible de forcer le cours de l’histoire. Mais la nouvelle superstructure et les rapports de production avancés risquent de se révéler « formels », inadaptés à leur base beaucoup moins avancée. Un effet de rattrapage risque de se produire, qui peut être dévastateur s’il n’est pas intelligemment anticipé. Quant aux rapports entre socialisme et marché, aux questions de l’intégration de la petite propriété dans le socialisme, à la propriété paysanne…ces questions étaient complexes pour les sociétés socialistes du XXème siècle. Rien n’indique qu’elles seront plus simples à l’avenir. On ne peut se contenter de schémas préétablis pour tenter de les résoudre.
Il est permis en tout cas de penser que toute l’œuvre accomplie en République populaire de Pologne pour édifier une société nouvelle, socialiste, une société de justice sociale, ne fut pas inutile et que ses réalisations furent bien réelles et non sans mérites. La terrible régression, à base d’un obscurantisme catholique qu’on croirait d’un autre temps, que connaît aujourd’hui la Pologne, suffit à dire que la restauration du capitalisme y fut – comme dans tous les autres cas –, le contraire d’un progrès en quelque sens que ce soit.