Il y a 150 ans de cela, en
1866, le 3 septembre, à la Brasserie Treiber, aux Eaux-Vives, Rue de la
Terrassière, dans un bâtiment qui n’existe plus de nos jours, s’ouvrait le
premier congrès de l’Association internationale des travailleurs (AIT), la
Première Internationale. Devant les 60 délégués venant de Suisse, d’Allemagne,
de France et d’Angleterre, le révolutionnaire allemand réfugié en Suisse et
organisateur du congrès Johann Philipp Becker avait prononcé, dans le discours
d’ouverture, ces fortes paroles : « Notre génération ouvre une
nouvelle ère dans l’histoire du monde ».
En effet, il s’agissait bien
du début d’une nouvelle ère. L’AIT n’était certes pas la première organisation
ouvrière de l’histoire, loin de là, ni la première organisation politique
socialiste, ni même la première organisation internationale, mais elle n’en
représentait pas moins un pas en avant colossal : dépassant les
flottements doctrinaux et les inconséquences des premiers partis politiques
plus ou moins socialisants, les étroitesses locales et corporatistes des
premières organisations ouvrières, la dispersion des divers cercles à tendance
révolutionnaire, le caractère secret des organisations communistes antérieures
et les idéaux souvent nébuleux des mouvements internationalistes qui l’ont
précédée, la Première Internationale était la première tentative d’unifier la
classe ouvrière par delà les frontières en un parti politique se plaçant
clairement sur le terrain de la lutte de classe et se fixant pour but
l’émancipation de la classe ouvrière par le renversement de l’oppression
capitaliste et la construction d’une société socialiste.
La naissance et les principes fondateurs de l’AIT
La décision de constituer
une association internationale des travailleurs fut prise à l’occasion d’un
meeting de solidarité avec la Pologne, dont le mouvement de libération
nationale avait été écrasé par l’empire tsariste, organisé à Londres par des
syndicalistes britanniques et français en 1864. Au sein du Conseil général,
dont il a assuré la cohérence politique, l’orientation et l’efficacité, Karl
Marx a rédigé les statuts provisoires de l’AIT, dont nous reproduisons le
préambule in extenso, puisque, Marx y
exprima avec une concision et une précision remarquables les principes qui
définissent ce qu’un parti des travailleurs, un parti communiste est censé
être. Un texte fondateur auquel se conformèrent les partis socialistes tant
qu’ils gardèrent leur raison d’être et les partis communistes, et qui garde
toute sa pertinence de nos jours :
« Considérant :
•
Que l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre
des travailleurs eux-mêmes ; que la lutte pour l'émancipation de la classe
ouvrière n'est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe,
mais pour l'établissement de droits et de devoirs égaux, et pour l'abolition de
toute domination de classe;
•
Que l'assujettissement économique du travailleur au
détenteur des moyens du travail, c'est-à-dire des sources de la vie, est la
cause première de la servitude dans toutes ses formes, de la misère sociale, de
l'avilissement intellectuel et de la dépendance politique;
•
Que, par conséquent, l'émancipation économique de la classe
ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné
comme moyen;
• Que tous les efforts tendant
à ce but ont jusqu'ici échoué, faute de solidarité entre les travailleurs des
différentes professions dans le même pays et d'une union fraternelle entre les
classes ouvrières des divers pays;
•
Que l'émancipation du travail, n'étant un problème ni local
ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la
société moderne et nécessite, pour sa solution, le concours théorique et
pratique des pays les plus avancés;
•
Que le mouvement qui vient de renaître parmi les ouvriers
des pays industriels avancés de l'Europe, tout en réveillant de nouvelles espérances,
donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs et
de combiner le plus tôt possible les efforts encore isolés;
Pour ces raisons,
l'Association Internationale des Travailleurs a été fondée. Elle déclare :
Que toutes les sociétés et
individus y adhérant reconnaîtront comme base de leur comportement les uns
envers les autres et envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de
croyance et de nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale.
Pas de devoirs sans droits,
pas de droits sans devoirs. »
Le Congrès de Genève
La toute nouvelle
Internationale avait une multitude de sections dans plusieurs pays européens,
reflétant l’émiettement du mouvement ouvrier d’alors : les trade-unions
anglaises, seules organisations prolétariennes de mase en ce temps, des cercles
blanquistes, proudhoniens, un grand nombre d’associations professionnelles,
généralement locales. En Suisse, l’AIT reposait sur une multitude de sections,
pour la plupart des sociétés de secours mutuel qui pouvaient temporairement
jouer le rôle d’un syndicat à l’occasion d’une grève, et qui avaient atteint
une certaine importance dans les principales villes de notre pays, surtout en
Romandie à cette époque. Les sections suisses de l’Internationale bénéficiaient
d’une importance et d’un rayonnement particulier au delà des frontières
helvétiques également du fait que nombre de militants allemands et français,
fuyant respectivement le despotisme de Bismarck et de Napoléon III, y ont
trouvé refuge.
Ces différentes sections
envoyèrent donc 60 délégués au congrès fondateur qui finalement fut organisé à
Genève en 1866. Marx n’y était pas, mais il avait accompli un travail important
pour assurer le succès du congrès, et rédigea à l’intention des délégués
londoniens un mémorandum qu’il choisit de limiter aux points « qui
permettent un accord immédiat et une action concertée des travailleurs, qui
répondent d’une façon immédiate aux besoins de la lutte des classes, qui aident
les travailleurs à s’organiser en classe et les poussent à le faire »,
texte remarquable de synthèse des principales revendications du mouvement
prolétarien, et qui contribua grandement au succès de ce premier congrès ainsi
qu’au succès futur de l’Internationale.
Comme toute nouvelle ère qui
commence dans l’histoire, ce premier congrès de l’AIT ne se déroula pas sans
une certaine confusion, causée grandement par les proudhoniens bien représentés
dans la délégation française, qui tentèrent de faire adopter par le congrès
leur thèses rejetant la lutte politique au profit d’une nébuleuse utopie
mutuelliste et de tout un fatras de théories proudhoniennes. Toutefois, ils
n’eurent guère de succès. La motion visant à exclure de l’Internationale les
travailleurs intellectuels au profit des seuls ouvriers fut rejetée. Par
contre, les délégués français Tolain et Fribourg parvinrent à faire adopter une
motion qui condamnait le travail féminin en tant que « décadent dans son
principe » et reléguant donc les femmes au foyer. Cette position tomba
néanmoins vite d’elle même en désuétude puisque deux ans à peine après le
congrès l’Internationale disposait de nombreuses sections féminines, dont la
combativité n’était pas sujette au doute.
Cet épiphénomène historique
n’enlève cependant rien à la grandeur du premier congrès de la Première
Internationale, qui, outre l’adoption de l’adresse inaugurale et des statuts,
prit des décisions d’importance majeure pour l’avenir du mouvement ouvrier. Le
congrès entérina l’importance de la lutte pour l’obtention d’une législation
qui protège les travailleurs (qui était contestée notamment par les
proudhoniens au nom du refus de la lutte politique), car, comme le dit Marx
dans son mémorandum : « En arrachant de telles lois, la classe
ouvrière ne renforce pas le pouvoir en place. Au contraire, elle fait de ce
pouvoir, qui est actuellement utilisé contre elle, son instrument ». Le
congrès se prononça également pour limiter la journée de travail à 8 heures,
condition nécessaire pour permettre la reconstitution de la santé et de la
force physique des travailleurs, pour qu’ils puissent avoir une vie sociale et
politique, faute de quoi leur lutte pour l’émancipation devient difficilement
possible. Depuis, la journée de 8 heures reste une revendication fondamentale
et fondatrice du mouvement ouvrier, qui n’est toujours pas réalisée en Suisse.
Enfin, le congrès acta la nécessité de l’organisation syndicale, qui est
indispensable pour organiser le prolétariat en tant que classe, mais qui ne
devrait plus se limiter à la lutte pour des améliorations au sein même du
capitalisme, mais élargir son combat à la lutte pour son renversement.
L’héritage de la Première Internationale
Le congrès fondateur de
l’AIT donna une forte impulsion au développement du mouvement ouvrier, partout
en Europe, et aussi en Suisse. Bien que l’histoire de l’AIT fut brève, elle
n’en fut pas moins décisive dans la mesure où l’organisation éphémère qu’elle
mit en place transforma profondément le mouvement prolétarien, lui permit de
dépasser son émiettement initial et de passer à un stade supérieur. De fait,
elle fut à la base de l’émergence des organisations modernes du
prolétariats : les syndicats nationaux et les partis socialistes, puis
communistes. Pour ce qui concerne la Suisse, Herman Greulich, militant de la
Première Internationale, fut par la suite fondateur de l’USS et figure de proue
du PSS lors de ses premières années. C’est un héritage qui demeure aujourd’hui
celui du Parti du Travail