Domenico
Losurdo nous a quitté le 28 juin dernier, à l’âge de 77 ans. La disparition de
ce philosophe marxiste italien, qui fut professeur à l’Université d’Urbino, est
assurément une douloureuse perte pour tous les communistes. Car ce spécialiste
de Hegel et de Marx était non seulement un des penseurs marxistes les plus
importants et les intéressants du début de ce troisième millénaire. C’était
également un militant communiste lucide et courageux, qui a refusé de se
résigner face à l’autoliquidation de ce grand parti communiste que fut le PCI,
à la décomposition politique et idéologique, au révisionnisme sans principe qui
fleurit sur les décombres de ce que fut le parti de Gramsci et de Togliatti. Le
professeur Losurdo a laissé derrière lui une œuvre considérable et remarquable
– dont une partie significative est traduite en français – qui a apporté et
continuera longtemps à apporter à tous les militants communistes qui refusent
de renoncer à leurs principes des lumières précieuses dans les ténèbres du
néolibéralisme triomphant, de l’anticommunisme érigé en pensée officielle, et
du désarroi politique et idéologique, du révisionnisme qui a fait tant de
dégâts au sein du mouvement communiste international.
Dans
Fuir l’histoire ? (Editions Delga et Le Temps des Cerise, Paris, 2007), Domenico Losurdo
procède à une remarquable analyse critique de ce phénomène qu’il appelle
l’autophobie communiste – quand des communistes, qui tiennent pourtant à le
rester, se laissent briser par l’anticommunisme dominant, et en viennent à
renier leur histoire, à craindre commme la peste ce passé, entaché d’un
maléfique parfum de stalinisme, et de ce fait se retrouvent sur la défensive,
n’osant plus assumer leur identité et la glorieuse histoire de leurs luttes,
écartelés entre une social-démocratisation irrésisitible et un utopisme
abstrait, fuyant la réalité, rarement simple, de l’histoire, au profit d’un
idéalisme peut-être élevé, mais sans prise sur le réel – pour dire au final,
tel le christianisme de l’Evangile selon Marc « mon royaume n’est pas de
ce monde ». Or, affirme Losurdo, cette autophobie paralysante, qui n’a
fait que trop de mal aux partis communistes, est absolument mortelle ; la
reconstruction d’un mouvement communiste à la hauteur de son devoir historique
implique au contraire d’accepter l’histoire réel, avec ses contradictions et sa
dimension tragique, plutôt que de la fuir :
« Il va de soi que la lutte contre la plaie de l'autophobie
s'avérera d'autant plus efficace que le bilan du grand et fascinant moment
historique commencé avec la révolution d'Octobre sera radicalement critique et
sans préjugés. Car, malgré leurs assonances, l'autocritique et l'autophobie
sont deux attitudes antithétiques. Dans sa rigueur, et même dans son
radicalisme, l'autocritique exprime la conscience de la nécessité de faire ses
comptes jusqu'au bout avec sa propre histoire. L'autophobie est une fuite lâche
devant cette histoire et devant la réalité de la lutte idéologique et
culturelle toujours brûlante. Si l'autocritique est le présupposé de la
reconstruction de l'identité communiste, l'autophobie est synonyme de
capitulation et de renonciation à une identité autonome. »
Principe que Losurdo met brillamment en application dans Staline, histoire et critique d’une légende
noire (Editions Aden, 2011), où il revient sur cette période la plus
controversée de l’histoire du mouvement communiste international, qu’il
débarrasse des scories de la tératologie, de l’irrationnel, de la légende
maléfique, pour la réinscrire dans l’histoire : celle d’un état
d’exception prolongé, né d’une guerre impérialiste atroce. Il rappelle aussi,
de façon particulièrement bienvue, à quel point il est hypocrite de renvoyer
dos à dos stalinisme et nazisme, en les opposant à la démocratie libérale comme
étant le camp du Bien et de la Liberté, alors que ce faisant on oublie le
« péché originel du XXème siècle », le colonialisme, dont le nazisme
allait reprendre les idées et les méthodes (génocide compris), avec la seule
« originalité » de les appliquer à des populations européennes,
plutôt qu’à des peuples d’autres continents ; ainsi que le combat du
mouvement socialiste et communiste, y compris de l’URSS sous direction
stalinienne, contre le colonialisme et le racisme, pour l’égalité et la
solidarité internationale entre les peuples. Il y développe également des idées
originales, hétérodoxes mêmes, comme quoi la faiblesse théorique du
maxisme-lénisme classique aurait été la perspective du communisme, société sans
Etat, reliquat anarchiste dans une pensée rationnelle, qui aurait eu l’effet
pervers de négliger la construction d’un Etat de droit sous le socialisme.
Idées qui méritent certainement d’être débattues. Quoi qu’il en soit, nous ne
pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage à tout militant communiste,
qui y trouvera de quoi assumer l’histoire de façon critique, mais aussi avec
fierté et lucidité (gageons qu’un trotskiste pourrait aussi être par la lecture
de l’œuvre de Losurdo être libéré de plus d’un dogme sclérosé).
Mentionnons également Contre-histoire
du libéralisme, que nous avions présenté dans un numéro antérieur de
l’Encre Rouge, ainsi que La lutte des
classes, qui montre toute la complexité dialectique du complexe marxiste de
lutte des classes, qui ne se réduit aucunement à un affrontement polaire entre
bourgeois et prolétaires, mais inclut également les luttes nationales des
peuples opprimés, ainsi que la lutte des femmes pour leur émancipation, ce dans
une articulation complexe.
Nous espérons que cet aperçu – inévitablement trop bref – vous donnera
envie de lire l’œuvre – indispensable – de Domenico Losurdo.