En
1944, alors que la Deuxième Guerre mondiale faisait encore rage, mais que l’on
commençait à entrevoir l’après-guerre, certains idéologues libéraux préparaient
déjà leur riposte au tournant progressiste, nourri par les luttes populaires,
le rôle des partis communistes dans la résistance, et le sacrifice héroïque de
millions de soviétiques pour libérer la planète du nazisme, ainsi que la
reconquête future de leur hégémonie ébranlée. C’est en cette année que Friedrich
Von Hayek publiait son pamphlet, La route
de la servitude, où il soutenait une thèse grotesque, mais malheureusement
rendue quelque peu persuasive : en résumé, socialisme, fascisme et
keynésianisme se valent, dans la mesure où ils sont irréductiblement portés à
supprimer la liberté – que seul le marché pourrait garantir – au profit d’un
Etat tout-puissant, totalitaire, condamnant ses citoyens à la servitude. Ceux
qui avaient eux-mêmes adopté le vocable de « néolibéraux » pour
définir leur courant (n’en déplaise à toute une propagande inculte qui prétend
que le néolibéralisme ça n’existe pas) commençaient par là leur croisade contre
le progrès démocratique et social que la classe ouvrière allait imposer dans la
période d’après-guerre par ses luttes, luttes inspirées également par l’idéal
de la liberté, simplement d’une conception de la liberté différente et plus
haute que celle des sophistes libéraux.
Hélas,
la prétendue voie de la servitude allait être celle de la reconquête, celle du
pouvoir. Désormais que les néolibéraux ont, provisoirement, acquis une
hégémonie idéologique, au service d’une reprise en main d’un pouvoir sans
partage par l’oligarchie, il est du moins aisé de juger sur pièce des effets
pratiques de cette idéologie, qui a amplement eu le temps de déployer ses
effets : à quelle « servitude » le néolibéralisme nous a permis
d’échapper ? Quelle « liberté » il a amené ? Et pour
qui ?
Publiée
en 2018 aux éditions Demopolis, La
révolution de la servitude de Karim Amellal, entrepreneur du numérique,
citoyen engagé, enseignant à Sciences Po et romancier, fait judicieusement écho
au titre du pamphlet de Hayek. Car, route de la servitude il y a bien, mais pas
celle du « dirigisme » étatique, bien au contraire même. Le
sous-titre du livre de Karim Amellal est « Pourquoi l’ubérisation est
l’ennemie du progrès social ». Un phénomène qui pourrait sembler
d’importance limitée, mais qui est pourtant particulièrement emblématique de la
contre-révolution néolibérale et de sa « liberté », qui constitue aussi
la pointe avancée de l’attaque générale contre les droits des travailleurs,
acquis de haute lutte.
Qu’est-ce
que l’ubérisation ? Ainsi nommé du nom de l’entreprise Uber,
particulièrement emblématique, il s’agit de ce phénomène, nommé par une sort d’antiphrase,
d’ « économie collaborative » ou « économie du
partage », ou quand une plateforme numérique permet de mettre en contact
directement des personnes, des clients et des prestataires de services,
plateformes développées et contrôlées par des startups très
« disruptives » (désolé pour le jargon néolibéral qui fait si mal aux
yeux..), comme par exemple Uber, Deliveroo, Foodora, Aibnb, etc. Startups
encensées par une certaine doxa en
tant que summum de la modernité et du progrès (l’autre Jupiter de pacotille ne
voulait-il pas faire de la France une « startup
nation » ?) ; et qui dit le contraire ne serait qu’un
technophobe conservateur primaire. Lesdites startups cherchent également à se
promouvoir par une tapageuse propagande libertarienne : leur modèle serait
la réalisation de la liberté, plus de hiérarchie, plus de relation
employeur-employé, possibilité de travailler à son compte comme on veut aux
heures qu’on veut…bref, une sorte de réalisation des idéaux de 68 en quelque
façon.
Or,
Karim Amellal montre bien qu’il s’agit en réalité…tout du contraire. Les
startups « disruptives » sont des entreprises prédatrices sans
scrupules. La « liberté » des travailleurs « libres » se
révèle illusoire, puisqu’en fait ils sont à la merci de l’entreprise qui contrôle
la plateforme, et fixe les conditions et les tarifs. Ils se retrouvent
« libérés » surtout de tout ce pour quoi les grévistes de 68
s’étaient battus : n’étant pas formellement salariés, ils ne sont pas
protégés par le droit du travail, « libérés » de toute responsabilité
de leur employeur de fait à leur égard, et condamnés à effectuer des horaires
sans fin pour gagner misérablement leur vie. Le retour aux contrats
ultra-précaire du capitalisme sauvage du XIXème siècle. Leur
« liberté » se révèle une véritable servitude.
Grotesque
en tant que pamphlet anticommuniste tel qu’il fut conçu, 1984 de Georges Orwell
trouve en fait une certaine réalisation dans…la société libérale virant à
l’autoritarisme, telle que nous la connaissons aujourd’hui. La liberté c’est
l’esclavage…les startups « disruptives » ont fait de ce slogan une
réalité. Plus que jamais, c’est le droit, et l’action collective qui seules
peuvent libérer les travailleurs. Ce qui implique de combattre la
« liberté » libérale, qui n’est jamais que celle du renard libre dans
le poulailler libre.
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