Cette célébration des 100 ans de la Grande
Révolution Socialiste d’Octobre, ce débat sur son héritage et sa signification
aujourd’hui, auraient pu avoir été bien différents. Si l’histoire n’avait pas
pris le tournant tragique qu’elle avait en fait pris, qui était inattendu pour
presque tout le monde, et qui n’était nullement inévitable – si le socialisme
soviétique était confronté à un certain nombre de difficultés et de contradictions
dans les années 80, il n’était nullement en crise, encore moins condamné – nous
aurions parmi nous à titre d’invité d’honneur un représentant officiel du PCUS,
qui aurait parlé solennellement des succès du socialisme et de la grandeur
inchangée des idées de Lénine et de l’héritage d’octobre cent ans après. Nous
vivrions alors dans un monde différent, dont on peut dire – même si l’histoire
ne s’écrit pas au conditionnel – qu’il aurait été bien plus humain et plus
vivable pour les classes populaires, mais sans doute nettement moins du goût,
précisément pour cette raison, pour l’oligarchie et ses idéologues néolibéraux.
Il va de soi que, pour célébrer les 100 ans
de la Révolution d’octobre, et discuter de ce que signifie son héritage
aujourd’hui, nous n’avons pas d’autre choix que de partir du fait que l’Etat
socialiste auquel elle avait donné naissance, ainsi que pratiquement tous les
pays socialistes apparus plus tard dans son sillage, ne sont plus, et que le
mouvement politique qui en est issu, le mouvement communiste international, se
trouve dans une situation dramatiquement difficile de dispersion,
d’affaiblissement et d’un rapport des forces défavorable. Je n’aurai pas la
possibilité dans le bref laps de temps qui m’est imparti de faire une analyse un
tant soit-peu exhaustive d’une siècle d’histoire complexe et souvent tragique.
Je ne pourrai en soulever que certains aspects.
Commençons par dire que le seul fait
d’organiser cette fête des peuples à la gloire du Grand octobre est déjà un
défi à l’idéologie dominante. On nous presse en effet de toute part, nous comme
tous les partis communistes du monde ou presque, depuis plus de vingt ans, de
renier l’héritage du socialisme réel qui n’est plus, de brûler ce que nous
aurions adoré ; soit que, comme le
conseillent les idéologues bourgeois déclarés ou les sociaux-démocrates avoués
ou masqués, la disparition de pratiquement tous les tentatives de bâtir une
société socialiste prouveraient l’impossibilité, si ce n’est le caractère
tendanciellement criminel de l’entreprise, et que donc il faudrait se résigner
à accepter l’économie de marché, pour parler clairement le capitalisme, comme
l’horizon indépassable de l’histoire humaine ; soit que, comme l’affirment
des gens qui pensent être plus à gauche et plus révolutionnaires que nous, il
faudrait admettre que la Révolution d’octobre aurait été « trahie »
très tôt dans son histoire, si ce n’est dès le départ, n’aurait donné qu’une
« dictature » simpliciter
(quoique cela veuille dire), un « socialisme dégénéré », voire un
simple « capitalisme d’Etat », et que donc bien sûr il faut aspirer
au socialisme, mais à un socialisme authentique, sans aucun rapport avec quoi
que ce soit qui ait jamais existé sur Terre, ni sur aucune autre planète dont
nous eussions connaissance. Remarquons en passons que ces deux positions se
ramènent en fait strictement au même : soit ouvertement dit aucun
socialisme, soit oui au socialisme en théorie, mais toujours contre dès qu’il
devient réalité.
Nous ne saurions céder à ces pressions, ce
serait pour nous renoncer à notre raison d’être, une véritable capitulation
inconditionnelle devant l’ennemi de classe, le renoncement à la rupture avec le
capitalisme, ce alors que celle-ci devient de plus en plus urgente, ne
serait-ce que pour assurer la survie de notre espèce, alors que la voracité des
maîtres du capital est en train de rendre notre planète inhabitable d’ici un
siècle au plus tard ; ou bien continuer à prôner cette rupture, mais de
façon purement verbale, sur la base d’une conception purement gauchiste et
déclamatoire, ce qui reviendrait de fait à y renoncer. Et nous n’avons aucune
raison de céder, car, somme toutes, l’histoire de l’Union soviétique et du camp
socialiste est très loin d’être indéfendable, et même tout à fait digne d’être
défendue, une histoire que nous n’avons pas à avoir honte de défendre.
Nous savons bien sûr sur quelles pages,
particulièrement tragiques, de l’histoire soviétique on nous fera des
objections. Il est pas possible évidemment de nier que de telles pages ont
existé, ni de les tenir pour quantité négligeable. Des leçons doivent en être
tirées. Mais ces questions là aussi doivent être discutées objectivement, en
tenant compte des circonstances de l’époque et de tous les aspects d’une
réalité contradictoire. Sans parler même des attaques ouvertement
réactionnaires et anticommunistes, nous pouvons répondre à celles et ceux qui
sont trop prompts à faire des critiques à l’emporte-pièce aux dirigeants
soviétiques, alors que rien ne dit qu’ils s’en seraient mieux sortis s’ils
avaient dû agir dans les mêmes conditions, par les mots de Gueorgui Joukov, le
maréchal soviétique qui dirigea la prise de Berlin (rappelons que sans le
sacrifice héroïque de millions de soviétiques Hitler aurait gagné la
guerre….) : « Il n’y a rien de plus simple que, une fois que toutes
les conséquences sont déjà connues, revenir aux débuts des événements et faire
différentes sortes de jugements de valeur. Et il n’y a rien de plus difficile,
que de démêler tout l’ensemble des questions entremêlées, de se repérer parmi
toutes les forces en lutte, parmi l’opposition d’une multitude d’avis, de
données et de faits immédiatement, à un moment donné de l’histoire ».
Les formes qu’a prises le socialisme
soviétique s’expliquent très largement par les conditions extraordinairement
défavorables dans lesquelles il fut construit, entre sous-développement
économique originel du pays et agression permanente du monde impérialiste –
mais au fond une situation révolutionnaire est toujours ou presque une situation
exagérément difficile. Aussi, une analyse critique de l’histoire soviétique est
nécessaire sans doute, mais par « critique » il faut entendre la
volonté d’en comprendre la complexité et d’en apprécier aussi les réalisations
indéniables, en aucun cas l’alignement sur les positions de l’ennemi de classe.
Citons à ce propos un passage de La
Révolution russe, écrite par Rosa Luxemburg en 1918, dans les geôles de
Gustav Noske, le « social-démocrate » assassin de la révolution
allemande, qui adopta fièrement le surnom de « chien sanglant » (de
la bourgeoisie). La Révolution russe
de Rosa Luxemburg a souvent la réputation d’une critique du bolchévisme au nom
de la démocratie. C’est parfaitement réducteur. A part quelques critiques aux
bolcheviks, d’ailleurs assez mal à propos, et une analyse de la question
paysanne qui préfigure en réalité assez celle faite par le PCUS au moment de la
collectivisation, la brochure de Rosa Luxemburg – une révolutionnaire
authentique qui admettait sans réserve le principe de la dictature du
prolétariat – était écrite en soutien explicite au parti de Lénine, et se
termine par les mots « l’avenir appartient au bolchevisme ». Citons
Rosa Luxemburg donc : « Il est clair que seule une critique
approfondie, et non par une apologie superficielle, peut tirer de tous ces
événements les trésors d’enseignement qu’ils comportent. Ce serait en effet une
folie de croire qu’au premier essai d’importance mondiale de dictature
prolétarienne, et cela dans les conditions les plus difficiles qu’on puisse
imaginer, au milieu du désordre et du chaos d’une conflagration mondiale, sous
la menace constante d’une intervention militaire de la part de la puissance la
plus réactionnaire d’Europe, et en face de la carence complète du prolétariat
international, ce serait une folie, dis-je, de croire que, dans cette première
expérience de dictature prolétarienne réalisée dans des conditions aussi
anormales, tout ce qui à été fait ou n’a pas été fait en Russie ait été le
comble de la perfection. Tout au contraire, la compréhension la plus
élémentaire de la politique socialiste et de ses conditions historiques
nécessaires oblige à admettre que, dans des conditions aussi défavorables,
l’idéalisme le plus gigantesque et l’énergie révolutionnaire la plus ferme ne
peuvent réaliser ni la démocratie ni le socialisme, mais seulement de faibles
rudiments de l’une et de l’autre ».
C’était écrit en 1918, peu avant le début de
la guerre civile. Tout de même il faut dire que l’URSS parvint, une quinzaine
d’années plus tard à édifier bien plus que des rudiments de socialisme, mais
bien une authentique société socialiste, malgré bien sûr certaines tares et
limites. Avec des réalisations indéniables et inimaginables auparavant :
développement rapide de l’économie (ce jusqu’au milieu des années 80, n’en
déplaise à la légende de la « stagnation »), éradication de la famine
et de la misère (endémiques sous le tsar), plein emploi, amélioration
spectaculaire du niveau de vie (qu’il convient de comparer non pas à celui des
puissances impérialistes, industrialisées bien plus tôt, et qui on pu piller
tout le reste du monde pour bâtir leur richesse, mais avec la misère la plus
absolue et la plus généralisée d’avant la révolution), une protection sociale
étendue et jamais vue auparavant, l’alphabétisation rapide de toute la
population (à 75% analphabète auparavant) et une large diffusion de
l’instruction et de la culture, l’égalité en droits entre hommes et femmes (à
une époque où le contraire relevait de la norme), l’égalité en droit entre toutes
les nations et l’amitié entre les peuples (à l’ère des empires coloniaux, du
racisme prétendu « scientifique » et de la ségrégation raciale), et
surtout une société plus humaine, fondée sur des valeurs de solidarité et
d’humanisme, qui commençait à devenir réalité, avant que la restauration du
capitalisme n’y mette fin.
La société soviétique avait bien sûr aussi
d’autres aspects nettement plus problématiques, comme des carences de
démocratie ou l’usage de méthodes souvent répressives de gouvernement. Mais ces
carences étaient explicables (bien qu’elles auraient probablement en partie pu
avoir été évitées) par la circonstances dans lesquelles le socialisme fut bâti
en URSS. Au lendemains de la Révolution d’octobre, le Parti bolchevik au
pouvoir se retrouva vite sans alliés, et fut forcé de conduire une guerre
civile atroce dans un pays dévasté contre toutes les forces de la réaction
interne, comme des faux révolutionnaires d’hier, et contre l’intervention de
toutes les puissances impérialistes coalisées. Pour gagner, il était nécessaire
de mettre en place et d’appliquer strictement la loi martiale. La guerre civile
terminée, le pays était dévasté, les bases du nouveau pouvoir fragiles et la
menace extérieure permanente. Aussi, les mesures d’exception ne purent jamais
être complètement levées. Ce n’est que la possession de l’arme nucléaire qui
fit reculer, bien plus tard, l’imminence d’une invasion extérieure, et rendit
possible le « dégel » Khrouchtchévien. Ces circonstances ne
favorisaient guère le dépassement de la seule tradition politique que possédait
la Russie depuis des siècles de monarchie absolue : celle du despotisme et
de l’arbitraire. Au contraire, elles favorisaient le maintien, dans le
socialisme même, de cet héritage pourri du tsarisme. Ainsi que l’avait dit
Lénine, le 4 juin 1918 : « Quand l’ancienne société meurt, on ne peut
pas clouer son cadavre dans un cercueil et l’enfermer dans un tombeau. Ce
cadavre se décompose au milieu de nous, il pourrit et nous contamine ».
Expliquer les violations de la légalité socialiste ne revient pas à les
justifier bien sûr. Il faut dire par contre que, quoique l’on puisse penser des
abus des années 30, opposer la « dictature stalinienne » aux
« démocraties libérales » n’est que pure hypocrisie. En effet, nombre
de ces « démocraties libérales » possédaient alors de vastes empires
coloniaux, dont les habitants étaient privées de touts droits, pillés,
sauvagement réprimés, astreints au travail forcé, le racisme érigé en norme.
Même le génocide n’était pas une pratique si exceptionnelle pour les
colonialistes. Au fond, le nazisme ne fit pas beaucoup plus que d’appliquer à
des populations européennes les méthodes coloniales. Sans la Révolution
d’octobre, sans l’égalité et l’amitié entre les peuples proclamés par le premier
Etat prolétarien, sans l’engagement anti-impérialiste sans faille de l’Union
soviétique, ce sinistre dispositif serait toujours en place. A ce titre, elle
représenta un progrès démocratique colossal. Celui que le nie devrait se
demander s’il n’est pas au fond un colonialiste refoulé.
Toutes les réalisations, bien réelles, du
socialisme soviétique n’en sont que plus remarquables. Outre celles que nous
avons citées, profitons de l’occasion pour dire que, même si le bilan réel ne
fut pas toujours remarquable en ce domaine, le socialisme manifesta des
préoccupations écologiques plus tôt et plus réelles que le monde capitaliste.
Citons par exemple les paroles suivantes de Léonid Brejnev, au XIVème Congrès
du PCUS : « En prenant les mesures qui vont permettre d’accélérer le
progrès scientifique et technique, il faut tout faire pour qu’il s’accompagne
d’une épargne des ressources naturelles, qu’il ne donne pas lieu à une
pollution dangereuse de l’atmosphère et des eaux, qu’il n’ait pas pour effet
d’épuiser le sol…Nous devons et les générations futures doivent avoir la
possibilité de jouir pleinement de tout ce que nous offre la généreuse nature
de notre pays »
Mais c’est le cas aussi que, du fait de ces
carences et limitations originelles, du fait des survivance de l’ancienne
société dans le subconscient de la nouvelle, la société socialiste développa
aussi en son sein des tendances contraires au socialisme, qui ressortirent au
grand jour avec la perestroïka. C’est ce qu’avait compris Youri Andropov,
l’avant-dernier (si on compte l’éphémère Constantin Tchernenko) secrétaire
général du PCUS qui fut digne de porter son titre. Je cite : « La
transformation du “mien“ en “nôtre“ est un long processus aux aspects
multiples, et l’on ne doit pas le simplifier à l’excès. Même quand les rapports
de production socialistes ont été établis une fois pour toutes, certaines
personnes conservent ou même reproduisent des habitudes individualistes, une
tendance à s’enrichir aux dépens des autres, aux dépens de la société ».
Andropov tenta de mettre en place des mesures et des réformes afin de relancer
le développement du socialisme, dans une formation sociale qui n’était
nullement en crise, malgré quelques difficultés bien réelles, et qui présentait
de grandes potentialités. Il manqua hélas de temps pour le faire.
La perestroïka gorbatchévienne, a contrario,
fut le triomphe de l’opportunisme sans principes ressorti au grand jour, une
contre-révolution capitaliste, qui laissa les anciens pays socialistes livrées
aux mains d’un capitalisme mafieux, de régimes que peu de gens osent encore
qualifier de « démocratiques », qui ouvrit la porte à la
désindustrialisation, à l’effondrement de l’économie, à la misère de masse, à
une société en décomposition et désespérante, et où beaucoup de gens se
souviennent désormais avec nostalgie du socialisme qu’ils ont perdu. Citons à
ce propos Erich Honecker, ancien secrétaire général du SED, persécuté par le
régime d’Helmut Kohl – celui-là même qui mit en place l’euro, et la chape de
plomb ordolibéral doublée de l’hégémonie allemande qui étrangle aujourd’hui
l’Europe : « Ce fut une erreur fatale de considérer que la différence
des systèmes sociaux puisse cesser d’exister par le seul effet du “Nouveau
monde de pensée“. Dans les dernières, l’histoire du socialisme fut présentée de
manière défigurée. J’y vois la perte d’identification de beaucoup de gens avec
le Socialisme. Plus grave, le caractère inachevé d’un ordre social encore jeune
historiquement n’était pas présenté sous tous ses aspects, avec toutes ses
contradictions. On analysa les fautes et les erreurs commises lors de la
construction du socialisme d’une manière qui remettait en cause les acquis et
les idéaux de la société alternative au capitalisme exploiteur. Notre faiblesse
consistait à ne pas réussir à rendre vivants tous les acquis de nos idéaux
socialistes pour chaque individu. Nous n’avons jamais contesté que le
socialisme se trouvait encore à un stade inachevé de son développement […] Les
mensonges sur la RDA “stalinienne“ se dégonfleront un jour de la même manière
que s’est dégonflé le mensonge de l’incendie du Reichstag. Le jour se fera sur
les causes de la tragédie qui, quasiment en l’espace d’une nuit, s’est abattue
sur la RDA. Certains “rénovateurs“ ont affirmé que la RDA aurait survécu si la
direction de la SED avait emboîté le pas à la direction soviétique sur la voie
de la Perestroïka. Mais depuis lors, l’Union soviétique elle-même a hélas
disparu, du fait de la Perestroïka. La Perestroïka et la Glasnost en entraîné
l’effondrement de l’Union soviétique et la défaite du socialisme ».
Aussi, nous n’avons pas à capituler devant
l’idéologie dominante ni à renier notre héritage. Il y a sans doute des leçons
à tirer du fait que le Parti de Lénine finit par engendrer à sa tête la minable
clique gorbatchévienne. Ce seul fait exige que l’on fasse de l’histoire
soviétique une lecture critique. Il n’en reste pas moins que la Révolution et
le socialisme furent une réalité, et méritent d’être étudiés aussi à titre de
modèle soviétique, et Octobre reste une bannière capable d’inspirer les luttes
et les victoires futures. Comme l’avait dit Hugo Chavez « Lénine reste un
soleil pour tous les peuples, et toute la terre de la planète ne suffira pas
aux obscurantistes pour enterrer les idées de Lénine »