Nous avons choisi d’intituler la
commémoration de ce soir : « on peut tuer un homme mais pas ses
idées ». Ce titre n’a pas été choisi au hasard. Il fait référence à un des
tout derniers discours publics de Thomas Sankara. Le 8 octobre 1987, moins
d’une semaine avant son assassinat, le président du Burkina Faso prononçait une
allocution pour l’ouverture d’une exposition consacré à Che Guevara, 20 ans
après, jour pour jour, qu’il fut abattu par les sbires de la CIA.
Thomas Sankara avait dit notamment
à cette occasion : « C’est vrai, on ne tue pas les idées. Les idées
ne meurent pas. C’est pourquoi Che Guevara – qui était un concentré d’idées
révolutionnaires et de don de soi – n’est pas mort parce qu’aujourd’hui vous
êtes venus [de Cuba] et nous nous inspirons de vous. »
Ce discours fut prémonitoire. Tout
ce que Sankara dit ce jour-là du Che devait devenir vrai de lui également. Quelques jours plus tard, Thomas Sankara
tombait sous les balles des assassins
tirant sur l’ordre de Blaise Compaoré, son plus proche allié, qui choisit de le
trahir, de trahir la révolution, d’y mettre fin pour se rallier au carcan du
néocolonialisme et s’enrichir aux dépens de son peuple. Mais si Compaoré
parvint à tuer et l’homme que fut Thomas Sankara, et même la révolution qu’il
avait conduit, il ne put tuer ses idées, ni son souvenir (et ce n’est pas faute
d’avoir essayé). Car on ne tue pas les idées. Le peuple burkinabé n’a pas
oublié Sankara, ni la Révolution Démocratique et Populaire. En 2014, Blaise
Compaoré était enfin chassé du pouvoir par un soulèvement populaire. L’histoire
ne se souviendra de lui que comme d’un criminel et d’un pion de l’impérialisme
(l’Etat néocolonialiste français ne l’a pas oublié non plus, qui a envoyé un
hélicoptère pour l’extrader, ni la classe dirigeante de Côté d’Ivoire, qui lui
a accordé la nationalité ivoirienne pour avoir été le caniche obéissant de
Felix Houphouët-Boigny).
On vit en revanche refleurir les
portraits de Thomas Sankara, devenu, comme le Che, une figure quasiment
légendaire pour les révolutionnaires, en Afrique, mais pas seulement. Le fait
que vous soyez si nombreux ce soir pour rendre hommage à sa mémoire suffit à
prouver l’intérêt très vif que suscite de nos jours la figure de Thomas Sankara
parmi tous ceux qui aspirent à un autre monde.
Un intérêt qui est pleinement
justifié. Ce n’est d’ailleurs pas seulement les portraits de Thomas Sankara qui
refleurissent, mais aussi des éditions de ses discours. A juste titre, tant
toutes les paroles de Thomas Sankara résonnent aujourd’hui plus que jamais
d’une actualité brûlante, tant il est indispensable pour tout révolutionnaire
de les étudier. La première chose à dire est que la pensée et l’action de
Thomas Sankara s’inscrit dans la continuité de toutes les luttes
révolutionnaires des peuples pour leur libération, pour un avenir meilleur.
Ainsi que Thomas Sankara l’avait
déclaré, devant l’Assemblée générale de l’ONU, le 4 octobre 1984 :
« Notre révolution au Burkina Faso est ouverte aux malheurs de tous les
peuples. Elle s’inspire aussi de toutes les expériences des hommes depuis le
premier souffle de l’humanité. Nous voulons être les héritiers de toutes les
révolutions du monde, de toutes les luttes de libération des peuples du tiers
monde ».
Profitons de l’occasion pour dire
que le Parti du Travail s’inscrit également dans cet héritage révolutionnaire
des luttes de tous les peuples pour leur émancipation, et tout particulièrement
dans cette séquence ouverte par la Grande Révolution Socialiste d’Octobre,
qu’il a toujours apporté un soutien, à la mesure de ses moyens, à tous les
mouvements de lutte de par le monde pour la libération nationale, contre
l’impérialisme et pour le socialisme. A ce titre, la Révolution Démocratique et
Populaire de Thomas Sankara fait partie de notre héritage théorique et
politique, et il est de la plus haute importance pour nous d’en préserver la
mémoire.
Si l’action de Thomas Sankara
prouve quelque chose, c’est que c’est possible. Même dans les conditions
objectives apparemment les plus défavorables, même quand toute la planète
semble être contre vous, une action révolutionnaire résolue et conséquente est
possible. Si la volonté y est, un peuple quel qu’il soit, s’il est prêt à ne
compter que sur ses propres forces et lutter jusqu’au bout, peut accomplir une
révolution victorieuse, rompre les chaînes du néocolonialisme et du
capitalisme, et bâtir une société nouvelle.
Avant la révolution, la
Haute-Volta était un pays parmi les plus pauvres de la planète, essentiellement
agricole, un petit pays de moins de 8 millions d’habitants, menacé par la
désertification, touché par un analphabétisme de masse atteignant plus de 90%
de la population, quasiment dépourvu d’industrie. Il semblait ne posséder aucun
avantage objectif pour une révolution réussie, seulement des difficultés
inouïes. Et pourtant, en seulement quatre ans de révolution, pratiquement sans
aucun soutien matériel extérieur, les succès furent remarquables. Grâce à des
travaux de construction de barrages et de retenues d’eau par la mobilisation de
masse, grâce à la diffusion de techniques agricoles plus modernes,
l’autosuffisance alimentaire fut atteinte et la disette vaincue. Une industrie
légère commençait à se développer. Le progrès social fut remarquable
également : campagnes de vaccination et d’alphabétisation, développement
d’un système de santé public, construction de logements…Peu avant l’assassinat
de Thomas Sankara, un plan quinquennal était à l’étude. Preuve que la
révolution avait réussi à trouver les moyens nécessaires pour une accumulation
primitive, malgré les ressources très limitées du pays, et donc la voie d’un
développement endogène en faveur du peuple. En ne peut douter que des résultats
extraordinaires auraient pu être atteints, si le coup d’Etat de Blaise Compaoré
n’avait pas brutalement mis fin à la révolution.
Mais Thomas Sankara ne fut pas
seulement un révolutionnaire particulièrement remarquable. La révolution qu’il
dirigea fut la dernière d’avant le renversement du socialisme en URSS. Le monde
dans lequel il eut à lutter, les défis auxquels la révolution au Burkina Faso
fut confrontée, étaient déjà très largement les nôtres. A ce titre, il est,
plus que d’autres grands révolutionnaires, notre contemporain. A ce titre, sa
pensée a beaucoup à nous apprendre, pour nos luttes d’aujourd’hui.
Sankara devait lutter à une époque
où le colonialisme avait laissé la place à une nouvelle forme de domination
impérialiste – le néocolonialisme – ce dans la plupart des cas du moins.
N’oublions pas que le colonialisme proprement dit existe toujours aujourd’hui,
et que le peuple palestinien et le peuple sahraoui ont encore à lutter pour
s’en libérer. Reste le fait que, plus que d’autres avant lui, Thomas Sankara
comprit bien les rouages du néocolonialisme et les tâches requises pour rompre
avec cette nouvelle forme d’oppression. Un des instruments clés du
néocolonialisme est la dette extérieure, qui n’est qu’un moyen d’asservissement
à perpétuité d’un peuple par l’endettement. Or Thomas Sankara est resté à
jamais célèbre pour son discours prononcé le 29 juillet 1987 à Addis-Abeba, à
la Conférence de l’Organisation de l’unité africaine. Il convient d’en citer un
extrait, pratiquement in extenso :
« La dette, c’est encore le
néocolonialisme ou les colonialistes qui se sont transformés en assistants
techniques. En fait, nous devrions dire en assassins techniques. Et ce sont eux
qui nous ont proposé des sources de financement, des bailleurs de fonds. Un
terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le
bâillement suffirait à créer le développement chez d’autres. Ces bâilleurs de
fonds nous ont conseillés, recommandés. On nous a présenté des dossiers et des
montages fiduciaires alléchants. Nous nous sommes endettés pour 50 ans, 60 ans
et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples
pendant 50 ans et plus. »
« La dette sous sa forme
actuelle est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa
croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous
sont totalement étrangers, faisant en sorte que chacun de nous devienne
l’esclave financier – c’est-à-dire l’esclave tout court – de ceux qui ont eu l’opportunité,
la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de
rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question
morale. Ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou
de ne pas rembourser […] La dette ne peut pas être remboursée parce que
d’abord, si nous ne payons pas, nos bâilleurs de fonds ne mourront pas.
Soyons-en sûrs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir.
Soyons-en sûrs également. »
Thomas Sankara avait également
affirmé à cette occasion que les pays africains devaient s’unir pour refuser de
rembourser la dette extérieure, faute de quoi il ne serait sans doute plus de
ce monde au sommet suivant de l’OUA. C’est, hélas, ce qui est arrivé. Il
n’empêche que son discours garde de nos jours une actualité brûlante, et pas
seulement pour les pays du Tiers monde d’ailleurs. Du temps de Sankara, les
peuples d’Europe pouvaient ne pas se sentir concernés par les formes
d’oppression néocoloniales, puisqu’ils pouvaient croire qu’ils n’auraient
jamais à les subir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des pays entiers, la
Grèce, le Portugal, et d’autres…ont été traités comme des dominions coloniaux
par les eurocrates et la classe dirigeante allemande au nom d’une dette
frauduleuse auprès de banques et qu’il est impossible de rembourser. Les
Européens gagneraient beaucoup de nos jours à lire Thomas Sankara.
Thomas Sankara eut également à
faire face à un problème on ne peut plus actuel : le saccage de notre
planète par le capitalisme au nom du profit immédiat et qui menace la survie
même, à un terme moins lointain qu’on ne pourrait le penser, de notre espèce.
Le problème le plus grave qui touche le Burkina Faso à cet égard est la
désertification, l’avancée du désert suite à des déboisements irresponsables au
nom d’un intérêt illusoire à court terme. La Révolution Démocratique et
Populaire au Burkina Faso a aussi – en seulement quatre ans d’existence –
atteint des résultats extraordinaires en matière de reboisement et de
préservation des ressources naturelles du pays. Et, contrairement à une
certaine écologie politiquement correcte et aseptisée en vogue aujourd’hui en
Occident, Thomas Sankara ne séparait pas la question écologique du combat
contre le capitalisme et l’impérialisme. Ainsi qu’il le disait en 1986, sur un
plateau de la télévision française :
« Nous estimons que la
responsabilité de ce fléau n’incombe pas seulement à ces hommes et à ces femmes
qui vivent au Burkina Faso mais également à tous ceux qui, loin de chez nous,
provoquent de façon directe ou indirecte des perturbations climatiques et
écologiques. […] Oui, la lutte contre la désertification est un combat
anti-impérialiste ».
A cet égard aussi il est important
de lire, ou de relire, Thomas Sankara.
Il y aurait encore bien d’autres
choses à dire sur Thomas Sankara et sa pensée, comme sa lutte contre
l’impérialisme, pour la façon dont il osa dire brillamment la vérité face à
face à François Mitterrand, ou encore son combat pour l’émancipation des
femmes. Mais il vaudrait la peine d’en parler pendant des heures. Aussi,
vais-je m’arrêter là, et passer à la
conclusion.
Thomas Sankara avait dit en 1985
quelque chose qui pourrait être considéré comme son testament politique :
« Je souhaite simplement que mon action serve à convaincre les plus
incrédules qu’il y a une force, qu’elle s’appelle le peuple, qu’il faut se
battre pour et avec ce peuple… Peut-être dans une autre temps apparaîtrons nous
comme des conquérants de l’inutile, mais peut-être aurons-nous ouvert une voie
dans laquelle d’autres s’engouffreront allègrement, sans même réfléchir ;
un peu comme lorsque l’on marche… Et notre consolation sera réelle, à mes
camarades et à moi-même, si nous avons pu être utiles à quelque chose, si nous
avons pu être des pionniers. A condition bien sûr que nous puissions recevoir
cette consolation là où nous serons… Je souhaite qu’on garde de moi le souvenir
d’un homme qui a mené une vie utile pour tous… »
Il est de la responsabilité de
ceux qui vivent aujourd’hui que Thomas Sankara n’ait pas lutté en vain, que le
souvenir en soit perpétué et inspire les combats et les révolutions futures
dont nous avons tant besoin.