27 août 2018

La liberté libérale, c’est la servitude




En 1944, alors que la Deuxième Guerre mondiale faisait encore rage, mais que l’on commençait à entrevoir l’après-guerre, certains idéologues libéraux préparaient déjà leur riposte au tournant progressiste, nourri par les luttes populaires, le rôle des partis communistes dans la résistance, et le sacrifice héroïque de millions de soviétiques pour libérer la planète du nazisme, ainsi que la reconquête future de leur hégémonie ébranlée. C’est en cette année que Friedrich Von Hayek publiait son pamphlet, La route de la servitude, où il soutenait une thèse grotesque, mais malheureusement rendue quelque peu persuasive : en résumé, socialisme, fascisme et keynésianisme se valent, dans la mesure où ils sont irréductiblement portés à supprimer la liberté – que seul le marché pourrait garantir – au profit d’un Etat tout-puissant, totalitaire, condamnant ses citoyens à la servitude. Ceux qui avaient eux-mêmes adopté le vocable de « néolibéraux » pour définir leur courant (n’en déplaise à toute une propagande inculte qui prétend que le néolibéralisme ça n’existe pas) commençaient par là leur croisade contre le progrès démocratique et social que la classe ouvrière allait imposer dans la période d’après-guerre par ses luttes, luttes inspirées également par l’idéal de la liberté, simplement d’une conception de la liberté différente et plus haute que celle des sophistes libéraux.

Hélas, la prétendue voie de la servitude allait être celle de la reconquête, celle du pouvoir. Désormais que les néolibéraux ont, provisoirement, acquis une hégémonie idéologique, au service d’une reprise en main d’un pouvoir sans partage par l’oligarchie, il est du moins aisé de juger sur pièce des effets pratiques de cette idéologie, qui a amplement eu le temps de déployer ses effets : à quelle « servitude » le néolibéralisme nous a permis d’échapper ? Quelle « liberté » il a amené ? Et pour qui ?

Publiée en 2018 aux éditions Demopolis, La révolution de la servitude de Karim Amellal, entrepreneur du numérique, citoyen engagé, enseignant à Sciences Po et romancier, fait judicieusement écho au titre du pamphlet de Hayek. Car, route de la servitude il y a bien, mais pas celle du « dirigisme » étatique, bien au contraire même. Le sous-titre du livre de Karim Amellal est « Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social ». Un phénomène qui pourrait sembler d’importance limitée, mais qui est pourtant particulièrement emblématique de la contre-révolution néolibérale et de sa « liberté », qui constitue aussi la pointe avancée de l’attaque générale contre les droits des travailleurs, acquis de haute lutte.

Qu’est-ce que l’ubérisation ? Ainsi nommé du nom de l’entreprise Uber, particulièrement emblématique, il s’agit de ce phénomène, nommé par une sort d’antiphrase, d’ « économie collaborative » ou « économie du partage », ou quand une plateforme numérique permet de mettre en contact directement des personnes, des clients et des prestataires de services, plateformes développées et contrôlées par des startups très « disruptives » (désolé pour le jargon néolibéral qui fait si mal aux yeux..), comme par exemple Uber, Deliveroo, Foodora, Aibnb, etc. Startups encensées par une certaine doxa en tant que summum de la modernité et du progrès (l’autre Jupiter de pacotille ne voulait-il pas faire de la France une « startup nation » ?) ; et qui dit le contraire ne serait qu’un technophobe conservateur primaire. Lesdites startups cherchent également à se promouvoir par une tapageuse propagande libertarienne : leur modèle serait la réalisation de la liberté, plus de hiérarchie, plus de relation employeur-employé, possibilité de travailler à son compte comme on veut aux heures qu’on veut…bref, une sorte de réalisation des idéaux de 68 en quelque façon.

Or, Karim Amellal montre bien qu’il s’agit en réalité…tout du contraire. Les startups « disruptives » sont des entreprises prédatrices sans scrupules. La « liberté » des travailleurs « libres » se révèle illusoire, puisqu’en fait ils sont à la merci de l’entreprise qui contrôle la plateforme, et fixe les conditions et les tarifs. Ils se retrouvent « libérés » surtout de tout ce pour quoi les grévistes de 68 s’étaient battus : n’étant pas formellement salariés, ils ne sont pas protégés par le droit du travail, « libérés » de toute responsabilité de leur employeur de fait à leur égard, et condamnés à effectuer des horaires sans fin pour gagner misérablement leur vie. Le retour aux contrats ultra-précaire du capitalisme sauvage du XIXème siècle. Leur « liberté » se révèle une véritable servitude.


Grotesque en tant que pamphlet anticommuniste tel qu’il fut conçu, 1984 de Georges Orwell trouve en fait une certaine réalisation dans…la société libérale virant à l’autoritarisme, telle que nous la connaissons aujourd’hui. La liberté c’est l’esclavage…les startups « disruptives » ont fait de ce slogan une réalité. Plus que jamais, c’est le droit, et l’action collective qui seules peuvent libérer les travailleurs. Ce qui implique de combattre la « liberté » libérale, qui n’est jamais que celle du renard libre dans le poulailler libre.

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