Des conférences de Zimmerwald et de Kienthal, il est universellement connu qu’elles eurent lieu en Suisse. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est leur importance pour la Suisse, et plus particulièrement pour le mouvement socialiste suisse.
Il est tout aussi universellement connu que Lénine, comme nombre de militants et de dirigeants bolchéviques, a vécu un certain nombre d’années en Suisse. Ce qui l’est moins, c’est que Lénine fut quelques temps, durant la Guerre, adhérent du PSS, et qu’il a joué un rôle, pas déterminant sans doute, mais pas symbolique non plus, dans sa vie interne. On croit aussi souvent, à tort, que les classiques du marxisme n’ont presque rien écrit, ou rien de très significatif, sur la Suisse, ce qui ferait du marxisme une doctrine en quelque sorte « étrangère » (c’est là en tout cas un argument que le porte-paroles de la bourgeoisie suisse, et les réformistes à son service, n’ont pas manqué d’utiliser). Mais ce n’est pas exact. Une bonne centaine de pages des Œuvres complètes de Lénine sont consacrées spécifiquement à la question de la social-démocratie suisse. Toutes ces pages se trouvent dans le volume 23, situé chronologiquement au lendemain de la Conférence de Kienthal, et juste avant le retour de Lénine en Russie. Il s’agit d’un corpus bien délimité. Lénine ne traite de la situation en Suisse que dans les écrits qui y sont spécifiquement consacrés, et ne prend jamais le cas du PSS comme exemple dans les textes qui ne le sont pas. Un corpus singulièrement méconnu aussi. Le seul écrit de ce corpus qui est fréquemment cité est la Lettre d’adieu aux ouvriers suisses ; une lettre qui ne consacre à la situation en Suisse que trois paragraphes seulement. Nous citerons le début du deuxième :
"Nous avons toujours été extrêmement circonspects en abordant les questions du mouvement ouvrier suisse, que l’on ne peut connaître qu’au prix d’un long travail sur place. Mais ceux d’entre nous – 10 à 15 personnes tout au plus – qui étaient membres du Parti socialiste suisse, jugeaient de leur devoir de défendre résolument, sur les problèmes généraux et essentiels du mouvement socialiste international, notre point de vue, celui de la « gauche de Zimmerwald », et de combattre fermement le social-patriotisme aussi bien que la tendance dite du « centre » à laquelle appartiennent R. Grimm, F. Schneider, J. Schmid, etc. en Suisse"
C’est que les conférences de Zimmerwald et de Kienthal, et l’inflexion dont elles sont à l’origine dans les partis socialistes, ont poussé Lénine à s’impliquer dans la lutte interne au sein du PSS, et à rédiger pour l’aile gauche du Parti un certain nombre de thèses et de projets de résolutions, aujourd’hui totalement méconnues, peut-être parce que cette période de l’histoire de la social-démocratie suisse, qui est pourtant aussi notre histoire, est de nos jours aussi injustement négligée…Pourtant ce corpus de Lénine mériterait d’être étudié, car il n’a pas seulement un intérêt historique, mais en garde tout autant pour la lutte présente. C’est ce que je voudrais montrer. Pour ce faire, il convient de revenir très brièvement sur quelques éléments de l’histoire de la Suisse et du PSS du début du XXème siècle, qui expliquent qu’il était, tout autant que les partis socialistes des pays belligérants, concerné par les questions débattues à Zimmerwald et à Kienthal.
Il est malheureusement impossible, faute de temps, de se pencher ici sur l’histoire du PSS, qui d’une part présentait des traits de ressemblance très importants avec les autres partis de la IIème Internationale, et d’autre part était marqué d’une indéniable spécificité…Cette histoire a pourtant aussi son importance…Il suffira de dire ici que le PSS a été fondé plus difficilement et plus tardivement que d’autres partis de la IIème Internationale, et que le caractère relativement avancé de la démocratie bourgeoise suisse a très tôt généré dans le mouvement ouvrier suisse d’importants phénomènes d’intégration dans les structures institutionnelles existantes, et un réformisme plus fortement et plus tôt ancré qu’ailleurs. De ce fait, le PSS a été un parti très peu marxiste, et s’il reprenait les positions théoriques en vigueur au sein de la IIème Internationale, c’était de manière assez formelle, et surtout en les dissociant à peu près totalement de sa pratique. De fait, ni la révolution socialiste, ni même la lutte de classe n’étaient guère admises que verbalement. Ce qui rapprochait en fait très profondément le PSS d’alors de ses partis frères, c’était le hiatus profond existant entre la théorie et la pratique, un certain marxisme, et parfois une certaine radicalité verbale, en théorie, et un réformisme profondément ancré dans les faits. La pauvreté des débats théoriques au sein du PSS, l’absence d’élaboration théorique au sujet de la « spécificité suisse » dont pourtant on parlait beaucoup, était une façon comme une autre de masquer ce hiatus, les contradictions profondes existants au sein du Parti, d’éviter de soulever trop franchement les questions qui auraient révélé ces contradictions. Ces contradictions allaient pourtant éclater avec la Guerre.
On pense souvent que les partis socialistes des pays neutres, et le PSS en particulier, furent épargnés de devoir répondre à la question des crédits de guerre et de l’union sacrée…et qu’il leur fut donc épargnée l’épreuve de fidélité à leurs principes que seuls très peu de partis socialistes passèrent avec succès. D’une part, neutre la Suisse faillit ne pas l’être longtemps – on sait aujourd’hui que le général Ulrich Wille pressait le Conseil fédéral d’entrer en guerre du côté des Empires centraux – d’autre part ce n’est pas vrai. Dès le déclenchement des hostilités, le Conseil fédéral sollicita de l’Assemblée fédérale les pleins-pouvoirs, afin de « garantir la neutralité et la sécurité du pays ». L’Assemblée fédérale lui accorda des pouvoirs illimités, ainsi que des crédits de guerre également illimités…une véritable toute-puissance dont tous les gouvernements des pays belligérants eux-mêmes ne disposaient pas. Le groupe socialiste à l’Assemblée fédérale vota les pouvoirs illimités au Conseil fédéral sans trop de scrupules, et se rallia sans aucune hésitation au principe de l’Union sacrée. Il vota même majoritairement en faveur du militariste et réactionnaire forcené Ulrich Wille au poste de général. Au nom du groupe socialiste, le fondateur et figure de proue du PSS, Hermann Greulich lut une déclaration manifestant une confiance à peu près acritique au Conseil fédéral en ces heures sombres, et se contentant d’émettre le vœux pieux que le autorités n’utilisent leurs pouvoirs illimités que dans la mesure où la défense du pays le justifie, et n’y recourent pas pour restreindre les droits démocratiques. Le PSS a également à bien des reprises imploré le Conseil fédéral de prendre des mesures afin de remédier à la misère des travailleurs, aggravée par la guerre environnante.
Comme on pouvait s’y attendre, le Conseil fédéral ne tint absolument pas compte des respectueuses doléances du PSS, et la classe ouvrière suisse se vit fort mal récompensée de l’application zélée par les dirigeants de ses organisations de l’union patriotique. Le Conseil fédéral ne prit absolument aucune mesure pour soulager la misère des masses populaires, et ne tenta même pas d’intervenir dans le domaine économique, pour faire face aux problèmes d’approvisionnement ou pour assurer le rationnement des denrées de première nécessité. Il laissa faire le libre marché, et ce presque jusqu’à la fin de la guerre. En revanche, il abrogea plusieurs dispositions de Loi sur les fabriques qui protégeaient les travailleurs : plus de limitation du temps de travail, possibilité d’engager de très jeunes travailleurs, etc.…tout cela au nom de la défense nationale ! Les conséquences en furent un renchérissement brutal du coût de la vie, sans que les salaires augmentent à leur tour dans la même proportion, plongeant la classe ouvrière et les petits paysans dans la misère la plus noire. Le Conseil fédéral ne tint pas non plus compte de la demande des députés socialistes de ne pas toucher aux droits démocratiques. Au contraire, il refusa de mettre des initiatives socialistes au vote populaire, restreignit progressivement le droit de réunion et de manifestation, interdit le journal de la Jeunesse socialiste, renforça la surveillance policière, et à mesure que l’union sacrée s’effritait et que le climat social se tendait, vers la fin de la guerre, n’était pas loin de songer à instaurer une dictature militaire en bonne et due forme. Tout cela provoqua très logiquement la colère des travailleurs, une reprise rapide des grèves, et la radicalisation de la base du PSS et de l’USS. Mais le comité directeur du PSS ne voulut pas s’en rendre compte et tint mordicus au maintien de l’union sacrée, jusqu’à ce que le Congrès d’Aarau, en 1915, lui force la main.
Ledit comité directeur fut tout aussi légaliste jusqu’à l’aveuglement dans sa politique internationale. S’il fit des efforts importants durant la première année de la guerre pour réunir une conférence internationale des partis socialistes des pays neutres, et tenta autant qu’il lui fut possible de contraindre le Bureau socialiste international, organe exécutif de la IIème International, de sortir de son mutisme et de remplir son devoir, il se refusa de remettre en cause les prérogatives dudit Bureau, dont la trahison était pourtant patente, ni de ne rien faire qui put mener à une cassure de la IIème Internationale. Pourtant, cette cassure était devenue à la fois nécessaire et inévitable. Le comité directeur du PSS en était d’une certaine façon conscient, c’est pourquoi il préféra à son tour baisser les bras de peur de la précipiter. Ce qui laissa le champ libre à Robert Grimm pour organiser la Conférence de Zimmerwald, dans le plus grand secret, y compris à l’égard des instances du PSS, qui ne furent informées qu’a posteriori. Les thèses adoptées à Zimmerwald jouirent immédiatement d’une sympathie à peu près généralisée dans la base du PSS, qui décida d’y souscrire au Congrès d’Aarau, contre l’avis du Comité directeur, brisant ainsi l’union sacrée, et votant même un amendement à la résolution initiale, disant que « la paix […] ne peut être obtenue que par l’action révolutionnaire de la classe ouvrière ». Il faut dire toutefois que des dirigeants du PSS s’empressèrent de trouver dès le débat au Congrès des façons d’interpréter cet amendement de façon à neutraliser sa portée pratique. Il faut dire aussi qu’il y avait là incontestablement de la manœuvre politicienne de la part de Robert Grimm pour accéder aux plus hautes fonctions au sein du PSS. Reste que la volonté de radicalisation de la base du PSS était incontestable et clairement exprimée.
C’est donc officiellement cette fois que le PSS allait participer à la Conférence de Kienthal. Toutefois, Robert Grimm et les autres « centristes » à la nouvelle direction du PSS ne voulaient pas aller au-delà des positions qu’ils ont aussi soutenues à Kienthal. En particulier il n’était pas question pour eux que la volonté de radicalisation très claire de la base du PSS ait une réalisation par trop concrète. Il était hors de question que le PSS devienne réellement un parti révolutionnaire. Il n’était question que de mener un combat pour la paix, par les moyens légaux autant que possible, et surtout pas pour la révolution socialiste. Plus généralement, le but du « centrisme » était de rompre avec le social-chauvinisme assumé…précisément pour revenir aux équivoques et aux ambiguïtés du temps de la IIème Internationale, surtout pas pour rompre avec ces équivoques. De fait, Robert Grimm, nouvellement membre du comité directeur du PSS était désormais allié de son aile droite, contre l’aile gauche qui s’était constituée dans le sillage de la « gauche de Zimmerwald » que Lénine avait fondé. En tant que membre du PSS, Lénine allait aider cette aile gauche du PSS dans son combat contre la direction du PSS, Il a écrit à son intention des projets de thèses, des projets de résolutions, et a pris part à des polémiques internes au sein du PSS.
Parmi ces écrits polémiques, certaines des thèses de portée générale que Lénine à formulé pour la gauche zimmerwaldienne du PSS gardent encore tout leur intérêt aujourd’hui, étant donné qu’elles sont fondées sur une analyse marxiste approfondie de la situation de la Suisse, qui présente à certains égards du moins une ressemblance certaine de nos jours avec ce qu’elle fut dans les années 1910. Dans tous les cas, cette analyse, faite par Lénine, et que les dirigeants du PSS n’avaient auparavant guère cherché à faire, représente toujours un intérêt de premier plan de nos jours, pour la lutte présente de notre Parti. Il s’agissait principalement bien entendu de la question de la guerre, de la question de la neutralité et de la politique internationale, mais pas seulement, loin de là. Lénine a même proposé l’esquisse en tout cas d’un programme révolutionnaire pour la Suisse. La question de l’armée tout d’abord. A l’époque, l’armée de milice était largement mythifiée à gauche comme l’ « armée du peuple ». Il est curieux que ce que Lénine en dit n’ait pas, à ma connaissance du moins, été utilisé dans le débat sur l’armée en Suisse :
« A propos de la milice, nous devrions dire : nous ne sommes pas pour la milice bourgeoise, mais seulement pour la milice prolétarienne. Par conséquent « pas un sou et pas un homme », non seulement pour l’armée permanente, mais aussi pour la milice bourgeoise, même dans des pays tels que les Etats-Unis ou la Suisse, la Norvège, etc. D’autant plus que nous voyons, dans les républiques les plus libres (par exemple, en Suisse), la milice se prussianiser de plus en plus, surtout en 1907 et 1911, et se prostituer en vue de la mobilisation de la troupe contre les grévistes. Nous pouvons réclamer l’élection des officiers par le peuple, l’abolition de toute justice militaire »
Si nous nous arrêtions là, nous pourrions faire passer Lénine pour un prédécesseur du GSsA, s’il ne disait pas un peu plus loin dans le même passage :
« Nous pourrions réclamer […] le droit pour, disons, chaque centaine d’habitants d’un pays donné de former des associations libres en vue d’étudier dans tous ses détails l’art militaire, en élisant librement leurs instructeurs qui seraient rétribués aux frais de l’Etat, etc. C’est seulement dans ces conditions que le prolétariat pourrait étudier l’art militaire vraiment pour son propre compte, et non au profit de ceux qui le tiennent en esclavage ; et cette étude répond incontestablement aux intérêts du prolétariat ».
Et encore plus clairement ailleurs :
« Les actions révolutionnaires doivent comprendre les manifestations et les grèves de masse, mais en aucune façon le refus du service militaire. Bien au contraire, ce n’est pas le refus de porter les armes, mais seulement l’emploi des armes contre sa propre bourgeoisie, qui peut répondre aux objectifs du prolétariat et correspondre aux mots d’ordre des meilleurs représentants de l’internationalisme »
Pour ce qui est de la neutralité suisse, qui pour les social-chauvins helvétiques servait de justification à leur politique de ralliement à l’union sacrée et à la défense nationale, qui n’aurait d’autre objectif que de défendre la dite « neutralité », ainsi que les institutions démocratiques du pays, et qui ferait que leur ralliement à eux n’aurait rien à voir avec ceux du SPD ou de la SFIO, puisque la Suisse neutre ne pourrait jamais être un pays agresseur, quand bien même elle serait amenée à faire alliance avec le camp opposé à celui qui aurait violé sa neutralité, Lénine démystifie cette notion. La « neutralité » officielle est parfaitement hypocrite, dans la mesure où la Suisse est elle-même un pays impérialiste, et par son capital bancaire est fortement liée aux grandes puissances impérialistes, et n’est dès lors par « neutre » puisque sa bourgeoisie a des intérêts directs dans les guerres impérialistes.
Sur la question des droits démocratiques, ensuite. Lénine insistait sur la nécessité à lutter pour les droits politiques des femmes, revendication qui, on le sait, mit beaucoup de temps à se concrétiser, ainsi que pour l’égalité des droits entre travailleurs suisses et étrangers, dont il disait que « c’est un point particulièrement important pour des Etats impérialistes comme la Suisse, qui exploitent d’une façon de plus en plus éhontée un nombre sans cesse croissant d’ouvriers étrangers sans leur accorder aucun droit », cela car « Le fait que les ouvriers étrangers sont privés de droits politiques et tenus à l’écart renforce encore la réaction, déjà bien assez développée, et affaiblit la solidarité internationale du prolétariat ».
Sur la politique fiscale, Lénine appelait déjà à s’opposer à l’introduction de toute imposition indirecte, et disait à un niveau plus fondamental :
« Les social-démocrates doivent lutter sans merci contre le mensonge bourgeois également répandu dans le parti social-démocrate par bon nombre d’opportunistes selon lequel il ne serait « pas pratique » de préconiser des taux révolutionnairement élevés pour l’impôt sur la fortune et le revenu. C’est au contraire la seule politique pratique et la seule d’esprit social-démocrate, car, en premier lieu, nous ne devons pas nous adapter à ce qui est « acceptable » pour les riches, mais en appeler à la grande masse des pauvres et des non-possédants, dont l’indifférence ou la méfiance envers le parti social-démocrate s’explique précisément dans une notable mesure par le caractère réformiste et opportuniste de ce parti »
Sur la communication du Parti :
« La propagande et l’agitation pour la révolution sociale doivent revêtir un caractère plus concret, plus frappant, plus immédiatement pratique, de façon à n’être pas seulement intelligible aux ouvriers organisés, qui ne formeront jamais en régime capitaliste qu’une minorité du prolétariat et des classes opprimées en général, mais aussi à la majorité des exploités que le joug du capitalisme rend incapable de s’organiser d’une façon systématique »
Sur la stratégie du Parti, ensuite. La lutte pour le socialisme n’implique évidemment pas de renoncer au combat pour les réformes sous le capitalisme même :
« Il serait absolument faux de penser que pour lutter directement en faveur de la révolution socialiste, nous puissions ou devions abandonner la lutte pour des réformes. Pas le moins du monde. Nous ne pouvons pas savoir dans combien de temps nous parviendrons au succès, à quel moment les conditions objectives permettront l’avènement de cette révolution. Il nous faut soutenir toute amélioration, toute amélioration réelle de la situation économique et politique des masses. Ce qui nous sépare des réformistes […] ce n’est pas que nous soyons contre – et eux pour – les réformes. Pas du tout. »
C’est que, d’une part, les réformistes se contentent des réformes et veulent en rester là, pas les révolutionnaires, et que, d’autre part, tout dépend de comment on lutte pour ces réformes :
« Le seul moyen d’arracher des concessions à la bourgeoisie consiste, non pas à « composer » avec elle, ni à « s’adapter » à ses intérêts ou à ses préjugés, mais à préparer contre elle les forces révolutionnaires des masses. Plus sera importante la partie du peuple que nous aurons convaincue de l’équité de taux d’imposition révolutionnairement élevés et de la nécessité de les imposer de haute lutte, et plus vite la bourgeoisie consentira à des concessions, que nous saurons utiliser jusqu’aux moindres d’entre elles pour mener le combat sans défaillance en vue de l’expropriation complète de la bourgeoisie ».
Car, contrairement à la légende urbaine qui prétend que Lénine aurait dit que de tous les pays du monde la Suisse serait celui qui passerait au socialisme en dernier (évidemment sans jamais citer un passage à l’appui de cette affirmation !), Lénine voyait tout à fait la possibilité et la nécessité de lutter pour la révolution socialiste en Suisse :
« Utilisation de la tribune parlementaire et du droit d’initiative et de référendum, non à la manière réformiste, c’est-à-dire pour défendre des réformes « acceptables » par la bourgeoisie et qui, dès lors, ne sauraient remédier aux plus graves et aux plus profonds des maux qui accablent les masses, mais pour développer la propagande en faveur de la transformation socialiste de la Suisse, parfaitement réalisable au point de vue économique et de plus en plus instamment nécessaire en raison, aussi bien de l’intolérable cherté de la vie et du joug du capital financier, que des relations internationales engendrées par la guerre et qui poussent le prolétariat de toute l’Europe dans la voie de la révolution ».
Ce qui pose la question, on ne peut plus actuelle, de ce que doit être le Parti destiné à conduire cette lutte pour le socialisme :
« Prenons, pour plus de clarté, l’exemple de la Suisse. Sa situation dans le monde impérialiste impose objectivement deux lignes au mouvement ouvrier de ce pays. Les opportunistes, alliés à la bourgeoisie, cherchent à faire de la Suisse une fédération républicaine démocratique monopolisant les bénéfices du tourisme bourgeois des nations impérialistes ; ils s’efforcent d’utiliser cette situation de monopole bien « tranquille » aussi avantageusement et paisiblement que possible. En réalité, cette politique exprime l’alliance d’une couche peu nombreuse d’ouvriers privilégiés d’un petit pays jouissant d’une situation privilégiée avec la bourgeoisie de ce pays contre la masse du prolétariat. Les véritables social-démocrates de Suisse s’efforcent d’utiliser la liberté relative et la situation « internationale » de ce pays […] pour élargir, fortifier, affermir l’alliance révolutionnaire des éléments révolutionnaires du prolétariat de toute l’Europe. Aidons notre bourgeoisie à conserver le plus longtemps possible la situation de monopole qui lui permet de monnayer le plus tranquillement du monde le charme de ses Alpes, et nous bénéficierons sans doute d’un petit pourcentage : voilà le contenu objectif de la politique des opportunistes suisses. Aidons à l’alliance du prolétariat révolutionnaire français, allemand, italien, pour le renversement de la bourgeoisie : voilà le contenu objectif de la politique des social-démocrates révolutionnaires suisses ».
Le PSS, sous la conduite de Robert Grimm notamment, a clairement fait le choix après-guerre de devenir un parti du premier type. C’est à l’efficacité de son alliance objective avec la bourgeoisie que nous devons le caractère aseptisé et réactionnaire de la politique suisse actuelle, caractérisée par le culte du consensus mou et de la paix du travail. C’est en effet la social-démocratie qui a désamorcé la situation quasi révolutionnaire que Lénine avait analysé peu avant la Révolution d’octobre. Robert Grimm n’a par exemple pas joué le moindre rôle pour faire échouer la grève générale de 1918, d’une façon tellement révoltante que même le futur conseiller fédéral (quand même !) socialiste Ernst Nobs, peu suspect de radicalité révolutionnaire, s’est senti obligé de dénoncer cette capitulation sans conditions en rase campagne, sans précédents dans l’histoire. La politique que mènent aujourd’hui Simonetta Sommaruga et Alain Berset au Conseil fédéral est la conséquence logique et nécessaire de ce choix fait à l’aube des années 1920. Il n’aurait pas pu en sortir autre chose.
Notre Parti, quant à lui, s’est efforcé depuis sa fondation d’être un parti du deuxième type, un parti révolutionnaire, luttant du côté des travailleurs pour la construction du socialisme en Suisse. Pour remplir cette vocation révolutionnaire qui est la nôtre, nous devons d’autant moins hésiter à être léninistes que le léninisme est aussi, bien qu’à un titre très subsidiaire sans doute, aussi un phénomène suisse, et pas un produit d’importation étrangère peu adapté à nos réalités. Les quelques extraits que j’en ai présentés n’épuisent de loin pas le corpus des écrits de Lénine consacrés à la Suisse. J’espère avoir montré que ce corpus n’a rien perdu de son intérêt aujourd’hui encore, qu’il mériterait d’être mieux connu, et que sa lecture attentive n’est pas inutile pour permettre à notre Parti de remplir son rôle historique. Certes, la Suisse n’est plus tout à fait la même que celle que Lénine avait connu, pas plus que la planète n’est ce qu’elle était dans les années 1910. Mais il est vrai aussi que nous vivons également une sombre époque, où toutes les contradictions du capitalisme sont proches de leur paroxysme et où l’impérialisme fait peser sur l’humanité un péril d’extinction totale. Dans ces conditions, les questions qui étaient celles posées à la Conférence de Kienthal il y a 100 ans sont d’une actualité brûlante, et c’est dans les écrits de Lénine que nous y trouvons en tout cas des pistes de réponses.
Bibliographie :
1. Julien Chuzeville, Zimmerwald, l’internationalisme contre la Première Guerre mondiale, Demopolis, Paris, 2015
2. Yves Collart, Le parti socialiste suisse et l’internationale 1914-1915, De l’Union nationale à Zimmerwald, Publications de l’institut universitaire de hautes études internationales –n°49, Genève, 1969
3. Jules Humbert-Droz, L’origine de l’internationale communiste, De Zimmerwald à Moscou, éditions de la baconnière, Neuchâtel, 1968
4. Groupe de travail pour l’histoire du mouvement ouvrier Zurich, Le mouvement ouvrier suisse, documents de 1800 à nos jours, éditions adversaires, Genève, 1975
5. Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’URSS, 1938, réimprimé par l’URCF en 2007
6. A. Koudriavtsev, L. Mouravieva, I. Sivolap-Kaftanova, Séjours de Lénine en Suisse, Agence de presse Novosti – Moscou, Genève, 1971
7. V. Lénine, Œuvres, Tome 22, Editions sociales, Paris, Editions en langues étrangères, Moscou, 1959
8. V. Lénine, Œuvres, Tome 23, Editions sociales, Paris, Editions en langues étrangères, Moscou, 1959 9. André Rauber, Histoire du mouvement communiste suisse, Du XIXe siècle à 1943, éditions Slatkine, Genève, 1997