Cela fait un mois à ce jour,
un mois depuis les législatives du 25 janvier 2015, que la Grèce est dirigée
par un gouvernement tenu très largement par Syriza (Coalition de la gauche radicale), parti membre de la gauche
européenne (PGE), dont fait également partie le Parti Suisse du Travail. A
l’origine coalition électorale rassemblant le Synaspismos, scission eurocommuniste du Parti communiste de Grèce
(KKE), plusieurs organisations trotskistes, maoïstes, écologistes, et – c’est
plus problématique – des transfuges de dernière minute du Pasok, dont quelques
anciens ministres, Syriza est devenue un parti peu avant ces élections pour
pouvoir bénéficier du bonus de 50 sièges offert au parti qui remporte la
majorité relative des voix. Si Syriza a gagné les élections, c’est en
réussissant à incarner aux yeux des larges masses populaires grecques une
alternative crédible aux politiques d’austérité brutales, inhumaines et
désastreuses pour le peuple grec, et ruineuses et absurdes d’un point de vue
macro-économique (elles ont effet plongé l’économie grecque dans une récession
durable, ainsi que fait exploser une dette publique qu’elles étaient pourtant
censées juguler), imposées par les technocrates néolibéraux non-élus de
Bruxelles et par Mme Merkel, et appliquées avec un zèle cynique par ND et
Pasok, les deux partis qui se sont partagés la totalité du pouvoir depuis la
chute de la dictature des colonels, et qui se retrouvent laminés avec à peine
30% des voix à eux deux, eux qui atteignaient presque les 80% il y a peu.
Un programme radical et réaliste à la fois, ou pas ?
Syriza avait donc gagné les
élections avec le programme de mettre fin aux désastreuses politiques
d’austérité, de rompre avec la tyrannie de la troïka, de déchirer les
scandaleux Memoranda, de rétablir les prestations sociales et les droits des
travailleurs supprimés par les gouvernements austéritaires, d’annuler les privatisations frauduleuses, de
renationaliser les services publics indispensables, de créer un pôle bancaire
public, d’obtenir l’annulation de la dette « illégitime » (en fait,
la quasi-totalité de la dette selon les calculs des économistes de Syriza), une
relance de type keynésien de l’économie grecque, ainsi qu’au niveau européen
renverser les rapports de force dominants pour en finir avec les politiques
d’austérité et impulser une nouvelle dynamique en faveur des peuples. Ce n’est
certainement pas un programme de révolution socialiste. Mais il serait très peu
marxiste de juger un programme dans l’abstrait, d’un point de vue strictement
doctrinal, abstraction faite des conditions concrètes dans lesquelles il est
censé être appliqué. Or le programme de Syriza, s’il était intégralement
appliqué, apporterait une formidable rupture avec le despotisme néolibéral des
technocrates de l’UE et de l’apparente fatalité de l’austérité à perpétuité,
ferait voler en éclat le TINA (« There is no alternative ») de
Thatcher, et pourrait ouvrir la porte à des transformations révolutionnaires
dans toute l’Europe.
Toutefois, en est-il bien
ainsi ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas du tout
l’avis du Parti communiste de Grèce (KKE), qui a également progressé lors du
dernier scrutin, sans atteindre toutefois ses scores de presque 10% d’avant la
crise, mais qui n’a en revanche rien perdu de son implantation locale, dans les
syndicats et les mouvements de masse, et dont le rôle est indispensable dans
les luttes. Le KKE a catégoriquement refusé toute alliance avec Syriza, comme
tout soutien au gouvernement – c’est pour cela du reste que Syriza s’est choisi
comme allié de circonstance le parti de droite souverainiste, anti-austérité et
anti-UE des Grecs Indépendants (ANEL) afin d’obtenir les deux voix qui leur
manquaient pour avoir la majorité
absolue à la Vouli – jugeant que Syriza ne serait guère plus qu’une
« force de réserve du capitalisme », une « nouvelle
social-démocratie », dont le peuple grec n’aurait à rien de bon attendre
car, ne voulant pas à appliquer une politique révolutionnaire, qui seule peut
apporter un véritable changement, Syriza appliquerait forcément une politique
réformiste, et donc en faveur des monopoles, et contre les intérêts des classes
populaires. On a beaucoup critiqué le KKE pour cette position intransigeante,
que d’aucuns ont qualifié de « sectaire », sans souvent chercher à en
comprendre les raisons. Or, que cette position soit juste ou fausse, il faut
admettre qu’elle n’en repose pas moins sur des arguments dont certains ne sont
pas dénués de pertinence.
Le principal point faible du
discours de Syriza, sa principale contradiction, la principale contradiction
objective à laquelle se heurte immédiatement toute tentative de l’appliquer,
c’est que certes Syriza veut rompre avec l’austérité et ses effets
catastrophiques et retrouver pour la Grèce la souveraineté nationale et
populaire nécessaire pour mener une autre politique, mais sans pour autant
quitter ni l’UE, qui a imposé ces politiques, ni l’Euro. Or, l’UE n’est en rien
une structure de coopération, mais une véritable machine technocratique et
profondément anti-démocratique, visant à imposer le néolibéralisme et le
libre-échange aux peuples contre leur gré. L’Euro, également, est clairement
surévalué par rapport aux besoins de l’économie grecque. Et, plus grave, c’est
le fait de ne pas pouvoir émettre sa propre monnaie, de dépendre du bon vouloir
des technocrates de la BCE au service exclusif du capital financier qui fait de
la dette grecque un problème insoluble, qui empêche l’Etat grec de dévaluer sa
monnaie pour réduire ainsi sa dette, ou l’annuler unilatéralement. Il est donc
clair que le choix est à la fois simple et exclusif : soit accepter de
rester dans la nouvelle prison des peuples qu’est l’UE, et pour cela se plier à
toutes ses conditions, soit rompre définitivement avec l’UE et l’Euro pour
pouvoir mener une autre politique. Or Syriza ne veut procéder à aucune rupture
unilatérale, mais semble croire en la possibilité de renégocier à la fois
l’austérité et la dette avec l’UE, ainsi qu’à transformer celle-ci de
l’intérieur en une changeant complétement les rapports de force. Il est
pourtant clair que l’UE n’acceptera de rien renégocier, et qu’un gouvernement
Syriza, qui se refuse au choix de la rupture, n’aura d’autre choix que de continuer
à appliquer l’austérité sous une forme ou sous une autre. La démonstration se
veut irréfutable. L’est-elle réellement ? En tant que marxistes, nous
savons que c’est la pratique qui est le critère de la vérité. Aussi allons nous
regarder la pratique gouvernementale de Syriza, au pouvoir depuis un mois déjà.
Pour un premier bilan provisoire
Il est très difficile de
porter un jugement à peu près définitif sur l’action d’un gouvernement au
pouvoir depuis seulement un mois. Toutefois, s’il n’approche même pas le bilan
du Parti bolchevik en à peine quelques jours après la Révolution d’octobre,
celui de Syriza n’a rien en commun avec celui d’un parti social-démocrate. Dès
les toutes premières heures, le gouvernement a multiplié les déclarations et
mesures positives. Il a annoncé qu’il ne signera jamais le TTIP, l’arrêt de la
privatisation du port du Pirée, la réintégration de milliers de fonctionnaires
illégalement licenciés, la mise à l’étude du rétablissement du droit du travail
et d’un salaire minimum à 751 euros pars mois, la réouverture de la télévision
publique fermée par le gouvernement précédent, un plan d’annulation des dettes
des ménages les plus pauvres, la naturalisation automatique des immigrés nés
sur sol grec, l’arrêt de la politique xénophobe et répressive contre les
migrants, l’interdiction faite à la police d’utiliser le gaz lacrymogène pour
disperser des manifestations. Le ministre des finances, Yannis Varoufakis a
déclaré qu’il refusait de reconnaître la troïka ni continuer à subir son joug,
et qu’il voulait tout renégocier, directement avec l’UE. La Vouli a institué
une commission parlementaire chargée d’étudier un moyen de faire payer à
l’Allemagne les réparations pour la Deuxième Guerre mondiale. Tous les responsables de Syriza ont été très
fermes dans leurs déclarations : le programme de Syriza sera appliqué dans
son intégralité, la Grèce a le droit de reconquérir sa souveraineté nationale
et démocratique, des mesures sociales doivent être prises d’urgence pour faire
face à la terrible crise humanitaire, et c’est à l’UE de prendre acte du choix
démocratique du peuple grec. C’était du moins une façon d’ouvrir les
négociations côté grec…
L’UE quant à elle a réagi
avec toute l’arrogance que l’on attendait, voire au delà. Jean-Claude Juncker,
président de la Commission européenne et spécialiste international incontesté
ès évasion fiscale a déclaré qu’il « n’y a pas de choix démocratique
possible contre les traités européens ». Les responsables européens ont multiplié
les déclaration dignes des baillis impériaux qu’ils sont : en substance,
il n’y a rien à négocier, la Grèce n’a qu’à se mettre à genoux devant ses vrais
maîtres, et continuer à affamer son propre peuple pour continuer à payer aux
banquiers leurs intérêts d’usuriers. La BCE a pratiquement coupé l’accès au
financement des banques grecques, provoquant un retrait aux guichets
catastrophique, dans le but évident de forcer la main au gouvernement grec.
C’est pourtant bien ce à quoi il fallait s’y attendre : l’UE n’est pas une
démocratie, mais une dictature néolibérale, et jamais elle ne laissera un
peuple rompre les chaînes du néolibéralisme, à moins que ce dernier ne rompe
d’abord avec elle…
Trahison ou façon de gagner du temps ?
Après quelques péripéties,
un accord provisoire fut finalement signé entre la Grèce et l’Eurogroupe le
vendredi 20 février et qui stipule que si la Grèce n’aura plus à subir les
réformes imposées par la troïka, elle devra en revanche présenter son propre
plan de réformes structurelles, qui, s’il est approuvé par les
« institution » (en fait, la troïka sous un autre nom), lui donnera
l’accès à une nouvelle tranche d’aide européenne, nécessaire pour la maintenir
à flot jusqu’au mois de juin. Un nouvel accord devra alors de nouveau être trouvé.
Cette liste de réformes a été transmise. Elle prévoit principalement de
résoudre la crise des recettes de l’Etat plutôt que de couper absurdement dans
les dépenses : lutte contre l’évasion fiscale (qui atteint des niveaux
abyssaux en Grèce), contre les privilèges fiscaux des riches et contre la
corruption, ainsi que l’allègement de certaines taxes injustes frappant surtout
les plus pauvres introduites par les gouvernements austéritaires. Des mesures
sociales seront également prises pour faire face à l’urgence humanitaire, bien
que plus modestes que prévues initialement pour l’instant pour ne pas avoir un
impact budgétaire trop important. Des mesures plus problématiques sont aussi
prévues, comme la réduction du poids de la bureaucratie et accroissement de
l’efficience de l’administration afin de faire des économies, ce qui peut
signifier simplement lutter contre le copinage endémique régnant à l’époque
ND-Pasok, mais pourrait aussi prendre un tournant par trop connu…Enfin, le plus
contestable, le gouvernement grec s’est engagé à ne pas revenir sur les
privatisations déjà en cours, et en étudier l’opportunité d’autres, ainsi que
de ne prendre aucune mesure unilatérale. Les créanciers de la Grèce ont
approuvé ce plan.
Le KKE a aussitôt déclaré
que Syriza n’a fait que changer les mots, renommant par exemple
« troïka » en « institutions », mais pour le reste a
totalement capitulé devant l’UE et la troïka, ainsi qu’il l’avait prévu, et
quant au fond s’est engagé à poursuivre les politiques d’austérité, gagnant
seulement le droit pour la Grèce de choisir sa propre austérité par elle-même,
ce qui est une bien amère consolation pour les classes populaires qui devront
la subir. Déclaration pas très surprenante pourrait-on dire. Mais c’est un
discours qu’ont repris pratiquement mot pour mot nombre de représentants de
l’aile gauche de Syriza, le plus remarqué ayant été le célèbre résistant à
l’occupant nazi et eurodéputé Manolis Glezos, qui a « demandé pardon au
peuple grec d’avoir participé à cette illusion », déclaré que « entre l’oppresseur et l’oppressé, il ne peut
être question de compromis, tout comme cela est impossible entre l’occupé et
l’occupant. La seule solution c’est la liberté ». Il a aussi réclamé un débat
interne au sein de Syriza sur les orientations du gouvernement. L’aile gauche
de Syriza représente près du tiers des membres du parti. S’il perd son soutien,
le gouvernement perd sa majorité parlementaire.
Ce
n’est toutefois pas la seule lecture possible de cet accord. La position de la
direction de Syriza et du gouvernement est bien entendu différente : il ne
s’agit en rien, disent-ils, de capituler face à l’UE ni de renoncer en quoi que
ce soit à appliquer le programme électoral de Syriza, simplement de gagner du
temps pour éviter un effondrement du système bancaire grec, de se donner le
temps pour négocier un véritable accord avec l’UE qui soit conforme au
programme de Syriza, de se donner le temps de mettre en place une autre
politique. Alexis Tsipras, premier ministre de Grèce, a déclaré à l’issue de la
signature de l’accord avec l’Eurogroupe : « La déclaration commune de
l’Eurogroupe d’hier, est essentiellement un accord-cadre qui crée un pont entre
la période mémorandaire et notre propre plan de croissance. C’est un accord qui
annule en fait les engagements du gouvernement précédent concernant la baisse
des salaires et des pensions, les licenciements dans le public, l’augmentation
de la TVA sur les produits alimentaires, les produits pharmaceutiques et les
infrastructures touristiques. Il annule dans la pratique l’austérité et les
mécanismes de son application, tels que les excédents primaires irréalistes et
déflationnistes. Il crée le cadre institutionnel pour la mise en œuvre des
réformes progressistes nécessaires concernant la lutte contre la corruption et
l’évasion fiscale, la réforme de l’État, mais aussi la fin de la crise
humanitaire, qui est notre devoir primordial. »
Rien n’est encore joué,
l’issue de la lutte n’est pas décidée et dépendra des rapports de force
internes à Syriza, des choix de ses dirigeants, mais aussi et surtout de la
lutte du peuple grec lui-même. Toutefois, s’il est certes louable de gagner du
temps et que les manœuvres tactiques sont nécessaires, tout dépend, dans quel
but ? Arracher à l’UE un accord favorable au peuple grec ? L’UE n’a
que trop montré que c’est hors de question. Transformer l’UE de l’intérieur
pour en faire une Europe sociale ? Qui pourrait encore croire en la
réalisabilité de cette perspective ? Aussi, dans l’aile gauche de Syriza,
c’est les critiques de Stathis Kouvelakis, membre du Comité central et
professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, plus
constructives que d’autres, qui sont peut-être aussi les plus pertinentes. En
résumé, c’est le refus de la rupture avec la construction européenne et ses
règles qui a amené Syriza jusque là à modérer ses exigences puis à céder face à
l’Eurogroupe. La poursuite de cette stratégie mènera inéluctablement à l’échec
du gouvernement et la désintégration du parti. L’alternative reste la même qu’au
départ : la capitulation ou la rupture, qui seule donnera la possibilité
d’une politique véritablement radicale, qui pourra réellement satisfaire les
aspirations légitimes du peuple grec.