28 février 2015

Du mauvais usage de la notion d’ « économie sociale de marché »

S’il existe une notion que l’idéologie bourgeoise contemporaine affectionne tout particulièrement, c’est celle d’ « économie sociale de marché ». Dès la première année de Collège, en cours d’introduction à l’économie, on met dans la tête des élèves que la Suisse seraient une « économie sociale de marché », et donc le meilleur système possible, le compromis parfait. Dans tous les pays d’Europe, éditorialistes, politiciens et universitaires à la solde du système chantent la même rengaine. L’ « économie sociale de marché » figure dans le traité de Lisbonne comme un objectif à atteindre par l’UE. Des partis de droite, et depuis quelques temps des partis sociaux-démocrates, inscrivent l’objectif d’une « économie sociale de marché » dans leur programme.

Pourquoi un tel consensus autour de cette notion ? Et puis, est-il seulement vrai qu’en Suisse règne une « économie sociale de marché » ? Que ce soit l’objectif recherché par la construction européenne ? Les propagandistes bourgeois sont-ils un tant soit peu sincères lorsqu’ils le disent ? En réalité, pour une fois ils disent la vérité…et mentent sur toute la ligne par la même occasion. Comment est-ce possible ? C’est que, si on emploie le syntagme « économie sociale de marché » en son sens propre, il est absolument exact de dire que c’est le système économique dominant, à quelques détails près, en Suisse et en Europe. Simplement, « économie sociale de marché » veut dire tout autre chose que ce que l’on croit.

Si la propagande bourgeoise aime tellement employer cette notion, c’est à cause des connotations que le mot « social » fait naître dans l’esprit des gens. On imagine qu’il s’agit d’une sorte de compromis entre socialisme et capitalisme, d’un mélange judicieux d’éléments provenant des deux systèmes pour reprendre les avantages de chacun sans ses inconvénients, d’une économie de marché dont les effets néfastes sont corrigées par l’existence d’un Etat social, d’un compromis social-démocrate en somme. Or ce n’est pas du tout cela le sens de « social » dans « économie sociale de marché ».

En réalité – Cédric Durand le montre dans la préface de l’excellent ouvrage En finir avec l’Europe, paru aux éditions La Fabrique en 2013 –  la notion d’ « économie sociale de marché » vient des travaux de l’économiste ordolibéral allemand Alfred Müller-Armack, qui participa au nom de l’Allemagne à certaines négociations à l’origine de la construction européenne. L’ordolibéralisme est ce courant du libéralisme apparu en Allemagne dans les années 1930, et dont l’idée clé est que l’intervention de l’Etat est indispensable pour mettre en place une économie de marché libérale et une concurrence libre et non-faussée, et par la suite prendre des mesures visant à ce que l’économie reste libérale et concurrentielle, soit empêcher l’émergence de monopoles qui finiraient par tuer la concurrence.

Aussi, il n’est guère surprenant que dans les travaux de Müller-Armack, le terme de « social » n’ait aucun rapport avec l’ « Etat social » tel que nous pouvons le concevoir. « Social » ici doit se comprendre en un double sens. Premièrement, le caractère socialement construit, imposé par des mesures politiques, de l’économie libérale et concurrentielle, qui n’est pas un ordre naturel et spontané, comme le conçoivent des courants concurrents du libéralisme. Deuxièmement, « social » renvoie aux avantages supposés que toute la société est sensée retirer d’une concurrence libre et non-faussée. Cette pensée est absolument antinomique, on le voit, de l’idée même d’Etat social : l’Etat, pour les ordolibéraux, doit intervenir le moins possible pour assurer même un peu de redistribution des revenus, puisque cela fausserait le libre jeu du marché et de la concurrence, alors que son but est précisément d’imposer le libéralisme à perpétuité. Dans « économie sociale de marché », en fait, « social » signifie exactement « antisocial ».
Et dans ce sens là, c’est à dire au sens d’imposer le libéralisme par la force de l’intervention étatique, c’est exactement ce que fait l’UE. Cela n’est du reste pas surprenant, puisque c’est Müller-Armack en personne qui y a amené l’idée d’ « économie sociale de marché » au sens où lui la comprenait. La seule différence étant que la distorsion de la concurrence par les monopoles prend bien plus de place que ce qui était prévu par la théorie ordolibérale. Mais les néolibéraux n’accordent en fait que peu d’importance à cette contradiction entre leurs théories et la réalité de leurs politiques. A peu de choses près, c’est aussi le programme du PLR, de l’UDC et du PDC.


Du reste, le syntagme « économie sociale de marché » aurait difficilement pu avoir un autre sens et rester consistant. Car une économie de marché, pour le dire clairement une économie capitaliste, est antisociale de par son essence même, puisque sa loi fondamentale est toujours et nécessairement la recherche du profit maximum à tout prix. Quoi qu’il en soit, cela illustre bien ce que valent tous les bricolages réformistes, à quoi se réduisent toutes les théories bourgeoises prétendant que le capitalisme peut être amendé de l’intérieur dans un sens plus social. Le capitalisme, qu’il soit néolibéral ou régulé, ne peut pas être autre chose que ce qu’il est, et ne peut pas par conséquent, même dans un scénario de science-fiction, être social. Et tous ceux qui désirent réellement changer cette société doivent se battre pour la seule alternative qui soit au capitalisme, c’est-à-dire pour le socialisme, et ne pas perdre leur temps avec des modèles qui se disent hybrides et qui se réduisent toujours au capitalisme tel qu’il est au final.

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