S’il existe une notion que
l’idéologie bourgeoise contemporaine affectionne tout particulièrement, c’est
celle d’ « économie sociale de marché ». Dès la première année
de Collège, en cours d’introduction à l’économie, on met dans la tête des
élèves que la Suisse seraient une « économie sociale de marché », et
donc le meilleur système possible, le compromis parfait. Dans tous les pays
d’Europe, éditorialistes, politiciens et universitaires à la solde du système
chantent la même rengaine. L’ « économie sociale de marché » figure
dans le traité de Lisbonne comme un objectif à atteindre par l’UE. Des partis
de droite, et depuis quelques temps des partis sociaux-démocrates, inscrivent
l’objectif d’une « économie sociale de marché » dans leur programme.
Pourquoi un tel consensus
autour de cette notion ? Et puis, est-il seulement vrai qu’en Suisse règne
une « économie sociale de marché » ? Que ce soit l’objectif
recherché par la construction européenne ? Les propagandistes bourgeois
sont-ils un tant soit peu sincères lorsqu’ils le disent ? En réalité, pour
une fois ils disent la vérité…et mentent sur toute la ligne par la même
occasion. Comment est-ce possible ? C’est que, si on emploie le syntagme
« économie sociale de marché » en son sens propre, il est absolument
exact de dire que c’est le système économique dominant, à quelques détails
près, en Suisse et en Europe. Simplement, « économie sociale de
marché » veut dire tout autre chose que ce que l’on croit.
Si la propagande bourgeoise
aime tellement employer cette notion, c’est à cause des connotations que le mot
« social » fait naître dans l’esprit des gens. On imagine qu’il
s’agit d’une sorte de compromis entre socialisme et capitalisme, d’un mélange
judicieux d’éléments provenant des deux systèmes pour reprendre les avantages de
chacun sans ses inconvénients, d’une économie de marché dont les effets
néfastes sont corrigées par l’existence d’un Etat social, d’un compromis
social-démocrate en somme. Or ce n’est pas du tout cela le sens de
« social » dans « économie sociale de marché ».
En réalité – Cédric Durand
le montre dans la préface de l’excellent ouvrage En finir avec l’Europe,
paru aux éditions La Fabrique en 2013 –
la notion d’ « économie sociale de marché » vient des
travaux de l’économiste ordolibéral allemand Alfred Müller-Armack, qui
participa au nom de l’Allemagne à certaines négociations à l’origine de la
construction européenne. L’ordolibéralisme est ce courant du libéralisme apparu
en Allemagne dans les années 1930, et dont l’idée clé est que l’intervention de
l’Etat est indispensable pour mettre en place une économie de marché libérale
et une concurrence libre et non-faussée, et par la suite prendre des mesures
visant à ce que l’économie reste libérale et concurrentielle, soit empêcher
l’émergence de monopoles qui finiraient par tuer la concurrence.
Aussi, il n’est guère
surprenant que dans les travaux de Müller-Armack, le terme de
« social » n’ait aucun rapport avec l’ « Etat social »
tel que nous pouvons le concevoir. « Social » ici doit se comprendre
en un double sens. Premièrement, le caractère socialement construit, imposé par
des mesures politiques, de l’économie libérale et concurrentielle, qui n’est
pas un ordre naturel et spontané, comme le conçoivent des courants concurrents
du libéralisme. Deuxièmement, « social » renvoie aux avantages
supposés que toute la société est sensée retirer d’une concurrence libre et
non-faussée. Cette pensée est absolument antinomique, on le voit, de l’idée
même d’Etat social : l’Etat, pour les ordolibéraux, doit intervenir le
moins possible pour assurer même un peu de redistribution des revenus, puisque
cela fausserait le libre jeu du marché et de la concurrence, alors que son but
est précisément d’imposer le libéralisme à perpétuité. Dans « économie
sociale de marché », en fait, « social » signifie exactement
« antisocial ».
Et dans ce sens là, c’est à
dire au sens d’imposer le libéralisme par la force de l’intervention étatique,
c’est exactement ce que fait l’UE. Cela n’est du reste pas surprenant, puisque
c’est Müller-Armack en personne qui y a amené l’idée d’ « économie
sociale de marché » au sens où lui la comprenait. La seule différence
étant que la distorsion de la concurrence par les monopoles prend bien plus de
place que ce qui était prévu par la théorie ordolibérale. Mais les néolibéraux
n’accordent en fait que peu d’importance à cette contradiction entre leurs
théories et la réalité de leurs politiques. A peu de choses près, c’est aussi
le programme du PLR, de l’UDC et du PDC.
Du reste, le syntagme
« économie sociale de marché » aurait difficilement pu avoir un autre
sens et rester consistant. Car une économie de marché, pour le dire clairement
une économie capitaliste, est antisociale de par son essence même, puisque sa
loi fondamentale est toujours et nécessairement la recherche du profit maximum
à tout prix. Quoi qu’il en soit, cela illustre bien ce que valent tous les
bricolages réformistes, à quoi se réduisent toutes les théories bourgeoises
prétendant que le capitalisme peut être amendé de l’intérieur dans un sens plus
social. Le capitalisme, qu’il soit néolibéral ou régulé, ne peut pas être autre
chose que ce qu’il est, et ne peut pas par conséquent, même dans un scénario de
science-fiction, être social. Et tous ceux qui désirent réellement changer
cette société doivent se battre pour la seule alternative qui soit au
capitalisme, c’est-à-dire pour le socialisme, et ne pas perdre leur temps avec
des modèles qui se disent hybrides et qui se réduisent toujours au capitalisme
tel qu’il est au final.
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