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15 mars 2023

La neutralité carbone en 2050 ? Impasse du capitalisme vert et du réformisme écologiste




On aurait envie de dire : ils ont enfin compris. En effet, tous les partis, hormis l’UDC, semblent, si on écoute leur discours public, avoir enfin pris la mesure de l’urgence climatique et s’engager à y apporter des solutions fortes qui s’imposent. On pourrait même avoir l’impression que leur engagement ne se limite pas aux paroles, mais que les actes suivent, tant au niveau fédéral, que cantonal et communal. 

 

Tant la Confédération que le canton de Genève, parmi d’autres collectivités publiques, semblent enfin avoir pris la mesure de l’urgence de la situation et adopter des mesures fortes : la loi fédérale sur les objectifs en matière de protection du climat et le plan climat cantonal. Les autorités n’hésitent plus à parler de changements structurels, et disent se donner les moyens pour atteindre la neutralité carbone, soit une situation où l’on n’émet pas plus de gaz à effet de serre en une année que la biosphère n’est pas capable d’en résorber. 

 

Malheureusement, il ne faut pas se réjouir trop vite. Les partis au pouvoir sont loin d’avoir pris la mesure de la situation, car les biais de classe qui limitent leur action politique les en empêchent. Contrairement aux apparences, ils sont loin de traiter la crise en cours comme une crise, et veulent surtout tout changer pour que rien ne change. Quant à l’objectif de neutralité carbone, il est invariablement fixé à…2050. Les partis gouvernementaux prétendent qu’il s’agit déjà d’un objectif très radical. Ce n’est hélas pas le cas. Un tel délai, avec tout ce qu’il implique, aurait même des conséquences irréparables. Seuls certains biais cognitifs de nature politique amènent à se fixer des limites de ce qui est politiquement « réaliste » (du point de vue de la bourgeoisie), quitte à sombrer dans le négationnisme scientifique le plus complet, et à ce que la grande majorité de la population le paye très cher dans un avenir aussi proche que les toutes prochaines décennies.

 

Rappel de la réalité scientifique

 

Il faut commencer par rappeler quelque chose qui devrait aller de soi, mais que le système politique actuel et ses partis gouvernementaux peinent à intégrer : la réalité scientifique prévaut nécessairement sur le « réalisme » politique ; avec les lois de la nature, on ne peut pas faire de compromis.

 

Or, que dit le consensus scientifique à ce sujet ? Par « consensus » scientifique, nous voulons parler du GIEC, dont la représentativité et la rigueur scientifique sont incontestables. Non seulement toutes les projections du GIEC ont été amplement confirmées par les faits, mais, loin d’être alarmistes, elles sont en général très prudentes, trop même, et ont dû régulièrement être revues à la hausse.

 

Ce consensus scientifique dit clairement que, si on veut encore avoir une chance de stabiliser le réchauffement climatique à 1,5°C, il faut atteindre la neutralité carbone en 2030 déjà. Ce qui implique de renoncer très rapidement aux énergies fossiles. L’objectif est certes très radical. Mais il faut être conscient du fait que le taux de COdans l’atmosphère est déjà trop élevé, plus qu’il ne l’a été depuis des millions d’années, que cette concentration va rester pour des siècles encore, et que cette crise est cumulative : continuer à rajouter des émissions de gaz à effet de serre, fût-ce plus lentement, revient à aggraver le problème, pas à le résoudre. Et chaque année de perdue aura des conséquences tangibles désormais. Certaines conséquences sont d’ores et déjà irréversibles, et des boucles de rétroaction positive sont enclenchées qui ne peuvent plus être arrêtées.

 

Il est peut-être « économiquement insoutenable », dans un cadre capitaliste, de mettre en œuvre de tels changements structurels aussi vite. Au point extrêmement avancé des dégâts infligés à l’environnement, l’exercice serait particulièrement difficile même sous le socialisme. Mais l’économie actuelle est « soutenable » pour peut-être dix ans encore. Mais dans un monde réchauffé à deux degrés ou plus, où le climat sera encore plus dégradé, quelle économie aurons-nous, et de quelle « soutenabilité » pourrons-nous encore parler ?

 

Actuellement, le réchauffement climatique atteint d’ores et déjà 1,2°C. Et les conséquences en sont dramatiques, même en Suisse. Et elles sont meurtrières ailleurs : ouragans de plus en plus dévastateurs, inondations catastrophiques, montée du niveau de la mer qui stérilise les cotes dont les nappes phréatiques sont envahies par l’eau de mer, sécheresses qui causent des famines…1,5°C est en réalité un scénario catastrophe, mais c’est encore l’objectif le moins pire qu’on puisse encore espérer atteindre. Et, au rythme actuel, on se dirige vers un réchauffement à 3°C d’ici la fin du siècle. Mais tout le monde ne sait pas à quel point la situation deviendra pire, pas dans des décennies, mais d’ici dix ans. Un exemple, si on ne change rien, ou peu, d’ici 15 ans, le niveau de la Méditerranée aura monté de 20 cm. Ce qui est énorme. Cela implique que le delta du Nil sera envahi par l’eau salé et deviendra stérile. Où iront vivre les dizaines de millions de personnes qui y habitent ?


Un plan climat cantonal notoirement insuffisant

 

Le Conseil d’État de la République et canton de Genève, à majorité PS-Verts, est très fier de son Plan climat cantonal, et de quatre autres projets de loi liés, soumis au Grand Conseil.

 

Ce plan climat se veut une réponse à l’urgence climatique ambitieuse et impliquant des transformations structurelles. Il contient des mesures utiles, comme l’accélération de la rénovation des bâtiments, la réduction du trafic motorisé, etc. C’est mieux que rien. Mais il est hélas bien moins radical que le Conseil d’État ne le dit, et loin d’être à la hauteur des enjeux. Il prévoit une réduction de 60% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, et la neutralité carbone pour 2050. Non seulement c’est trop tard, mais d’autres gouvernements cantonaux ont été plus ambitieux : Neuchâtel vise 2040, et Bâle-Ville 2037. Mais même cet objectif excessivement insuffisant de la neutralité carbone en 2050, ce plan climat ne permettrait pas en fait de l’atteindre.

 

Car ce plan climat reste entièrement dans le cadre du capitalisme vert. La plupart des mesures sont purement incitatives. La principale en est le subventionnement, à hauteur de 300 millions de francs, des entreprises et des propriétaires immobiliers pour la transition. Sans aucune considération de justice sociale et climatique : alors que les émissions de gaz à effet de serre sont très majoritairement le fait des plus riches (l’empreinte carbone d’un millionnaire est en moyenne de 66 fois plus que celle d’une personne appartenant aux 10% les plus modestes de la population suisse) et des grandes entreprises, non seulement on ne leur interdit rien, on ne les fait pas payer (alors que les sociétés de trading font des profits record sur le pétrole et le charbon !), mais on veut encore les subventionner, avec nos impôts. En revanche, aucune mesure sociale en faveur des classes populaires, aucune mesure de protection de la santé au travail (alors que les vagues de chaleur font de plus en plus de dégâts).

 

Le Conseil d’État est fier de comptabiliser aussi les émissions de gaz à effet de serre indirectes, par les importations et par l’aviation…mais il veut y faire face grâce à des mesures de compensation dans d’autres pays. Or, non seulement celles-ci sont souvent colonialistes et au détriment des populations locales, mais aussi totalement inefficaces, et se limitent à l’achat d’indulgences pour pouvoir continuer le business as usual. Or, faire semblant de faire quelque chose en se donnant bonne conscience est pire que de ne rien faire, car on croit en avoir fait assez. En revanche, les émissions indirectes des entreprises ne sont pas même prises en compte ; et une mesure phare est la promotion de la « finance durable », alors qu’il est bien connu que c’est du greenwashing. Des solutions techno-optimistes aussi – promotion des voitures électriques, plutôt qu’une diminution drastique de la voiture individuelle, « smart agriculture » plutôt qu’agroécologie – sans aucun souci de la demande en métaux rares et d’énergie que cela implique ; sans même envisager une indispensable sobriété. Certes, le droit supérieur limite la marge de manœuvre au niveau cantonal. Mais de la part d’un Conseil d’État à majorité « de gauche » on aurait pu attendre un peu plus de courage politique.

 

Une loi fédérale tout aussi insuffisante

 

Le 18 juin le peuple devra voter sur la Loi fédérale sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique, contreprojet à l’Initiative sur les glaciers, qui demandait notamment l'interdiction des énergies fossiles d’ici 2050. Les initiants ont retiré leur texte car ils ont estimé que le contreprojet est satisfaisant.

Or, il ne l’est pas et cumule les mêmes défauts que le plan climat genevois. Il ne prévoit pas même l’interdiction des énergies fossiles en 2050, mais vise la neutralité carbone à cette date, et des objectifs de réduction des émissions progressives, en commençant en 2030, pour y parvenir. Sinon, aussi des mesures utiles (rénovation des bâtiments), mais pour le reste incitatives, et qui se doivent d’être « économiquement supportables ». Pour atteindre nonobstant ces objectifs de neutralité carbone, la loi mise sur les « technologies d’émissions négatives », dont on sait fort bien qu’il ne s’agit que d’une goutte d’eau dans la mer, d’une pure campagne de relations publiques pour continuer à polluer en se donnant bonne conscience. Il faudra voter pour bien sûr, parce que c’est mieux que rien, et parce que c’est l’UDC qui a lancé le référendum avec des arguments démagogiques et des délires climatosceptiques. Mais en étant conscient que cette loi sera loin d’être à la hauteur des enjeux.

Bref, toutes ces mesures sont ridiculement insuffisantes. Elles impliquent de faire aujourd’hui ce qui aurait dû être fait dans les années 90, où une transition en douceur était encore possible, mais qui précisément n’a pas été fait, parce que les décideurs bourgeois avaient alors décidé…de ne pratiquement rien faire du tout. Aujourd’hui, il est trop tard pour ça. On ne peut pas rattraper le temps perdu. 

 

Toutefois, le fait d’accepter le mode de production actuel, le capitalisme, comme cadre intangible (ce que même la gauche modérée fait) implique de s’imposer des contraintes qui ne rendent « soutenables » que des bricolages réformistes, qui permettront tout juste de faire semblant que nous faisons quelque chose…jusqu’à ce que le réchauffement climatique nous rattrape.  Il est urgent de changer de système pour briser ces contraintes. Le GIEC parle du reste de la nécessité de changements systémiques. Mais de tels changements systémiques constituent précisément une révolution. Mais une révolution nécessite une théorie révolutionnaire. Or une théorie révolutionnaire, et une seule, a été validée par l’histoire. C’est le marxisme-léninisme.


Le marxisme-léninisme et l’écologie

 

Contrairement à une idée reçue, mais fausse, le marxisme-léninisme n’est pas un productivisme, antinomique de l'écologie. Une conscience écologique est non seulement présente, mais constitutive de la pensée des fondateurs. Citons à ce propos cet extrait célèbre du livre I du Capital de Marx :

 

« Tout progrès dans l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller les travailleurs, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les Etats-Unis d’Amérique part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement, et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. »

 

Ou cet autre passage de Friedrich Engels, dans Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme :

 

« Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération en premier que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu qu’individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d’usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu’il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes trouvèrent dans la cendre assez d’engrais pour une génération d’arbres à café extrêmement rentables. Que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ».

 

Les préoccupations écologiques ne furent pas non plus absentes de la mise en pratique du marxisme-léninisme, le socialisme réel. La réalité du réchauffement climatique fut prise au sérieux en URSS, comme en témoigne le rapport présenté par V. Kirilline, vice-président du Conseil des ministres, au Soviet suprême, en 1972 déjà :

 

« L’atmosphère de notre planète est immense. Le poids de l’air atmosphérique est d’environ 5'000 billions de tonnes. On pourrait penser que les centaines de millions de tonnes de pollutions qui se sont répandues chaque année dans l’atmosphère et représentent moins de 0,0001% du poids de l’air atmosphérique, sont comme une goutte d’eau dans la mer. Or, c’est loin d’être le cas. Premièrement, avec le temps la quantité de substances polluant l’atmosphère s’accumule, deuxièmement les substances polluantes sont inégalement réparties et, en certains endroits, leur concentration dépasse, dès maintenant, la limite admissible, et, troisièmement, des concentrations même faibles de certaines substances sont dangereuses. Les observations montrent que la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère ne cesse de croître. De l’avis de certains savants, cela peut aboutir, par suite de ce que l’on appelle « l’effet de serre », à une élévation de la température de notre planète qui entraînerait la fonte des glaciers et d’autres conséquences indésirables ».

 

Cette prise de conscience s’accompagnait également en tout cas de la volonté d’en tirer les conséquences pratiques, ainsi qu’on peut en juger d’après l’extrait suivant du rapport présenté par Léonide Brejnev au XIVème Congrès du PCUS, en 1977 :

 

  « En prenant les mesures qui vont permettre d’accélérer le progrès scientifique et technique, nous devons tout faire pour qu’il s’accompagne d’une épargne des ressources naturelles, qu’il ne donne pas lieu à une pollution dangereuse de l’atmosphère et des eaux, qu’il n’ait pas pour effet d’épuiser le sol. Le Parti augmente ses exigences vis-à-vis des organismes de la planification et de la gestion, vis-à-vis des commissions d’étude de projets, vis-à-vis de tous les cadres, en ce qui concerne l’étude et la construction d’entreprises nouvelles, l’amélioration du fonctionnement des entreprises existantes sous l’angle de la sauvegarde de l’environnement. Nous devons, et les générations futures doivent avoir la possibilité de jouir pleinement de tout ce que nous offre la généreuse nature de notre pays. Nous sommes prêts à participer également aux mesures collectives internationales ayant trait à la protection de la nature et à l’utilisation rationnelle de ses ressources. »

 

Il ne faut bien entendu pas idéaliser le tableau non plus. Même dans la théorie, la conscience écologique n’a pas toujours été centrale, et une tendance majeure a été de voir comme tâche centrale de la construction du socialisme, puis du communisme, l’accroissement de la production matérielle. Il faut dire néanmoins que ce développement de la production n’a jamais été une fin en soi – contrairement à la croissance infinie sans laquelle le capitalisme ne peut se concevoir – mais un moyen pour répondre à des besoins criants et insatisfaits dans des pays qui partaient d’un niveau de développement extrêmement bas et dont la population avait un niveau de vie très insuffisant. Mais les limites planétaires n’ont pas toujours été prises en compte.

 

La pratique fut encore en-deçà de la théorie, et l’URSS et les pays  socialistes d’Europe de l’Est et d’Asie ne furent pas toujours des modèles en matière d’écologie. L’efficacité énergétique était souvent basse, la consommation d’énergies fossiles guère remise en cause, le gaspillage de ressources parfois important, et les problèmes de pollution et les dégâts à l’environnement réels. Le bilan du socialisme réel en matière d’écologie n’était toutefois pas globalement négatif, et meilleur que celui du capitalisme. Des efforts pour la préservation de l’environnement furent constants et réels, l’obsolescence programmée y était impensable et les produits industriels conçus pour être durables et réparables, des objectifs d'économie de ressources et de recyclages conséquents. Il n’est certes plus possible aujourd’hui de concevoir le socialisme, et la transition du socialisme au communisme, exactement de la même façon qu’on le faisait au XXème siècle. Mais il n’est pas nécessaire de sortir du cadre conceptuel du marxisme-léninisme pour intégrer les enjeux écologiques d’aujourd’hui, et y apporter les réponses radicales qu’ils exigent. La République de Cuba, un pays socialiste, se montre exemplaire en matière d’écologie, et arrive même à être le seul pays qui atteint les objectifs onusiens de développement durable, malgré le blocus ruineux et assassin imposé par les USA.

 

Le Parti du Travail et l’écologie




 

Tout le monde ne le sait pas nécessairement, mais le Parti du Travail a toujours accordé de l’importance à la protection de l’environnement. La question écologique n’était certes pas directement thématisée dans les premiers programmes ; on était, dans les années 40 à 70 au début de la grande accélération de l’économie capitaliste, et que les ravages à l’environnement constatables en Suisse et dans le monde étaient encore moindres. Ces questions n’étaient en revanche pas ignorées dans la pratique du Parti. Et l’écologie entre dans les documents officiels du Parti dès les années 70, pour y prendre une importance croissante. Citons par exemple, le programme d’action du PST-POP, Vivre mieux et autrement, de 1979 :

 

« Le développement anarchique de la société capitaliste porte à l’environnement des atteintes souvent graves. Une solution complète des problèmes écologiques exige donc une modification du caractère de la société. Mais il est indispensable d’utiliser immédiatement tous les moyens efficaces pour sauvegarder et rétablir un environnement naturel sain ».

 

Ou encore la brochure pour les élections municipales genevoises de 1983, Avec vous… : 

 

« Le Parti du Travail est-il un parti écologiste? Non et oui! Non, si l’on considère comme « écologiste » une organisation, un parti dont la protection de l’environnement est le premier, l’unique champ d’intervention; oui, si l’écologie est une préoccupation constante, prioritaire à côté d’autres telles que la recherche de la paix, la défense des intérêts des plus défavorisés, la lutte contre la crise, pour des logements décents, etc.; oui, si le maintien et la protection de l’environnement visent à l’amélioration globale de la qualité de la vie pour tous. Dans ce sens protéger le travailleur, l’habitant, des nuisances auxquelles ils sont exposés par le développement anarchique de notre société visant uniquement à la recherche du profit maximum, a toujours été une de nos préoccupations majeures ».

 

Les préoccupations écologiques du Parti concernaient alors peu le climat (question qui était encore peu connue du grand public). Il était principalement question des problèmes dus à la pollution, la dégradation des milieux naturels, la finitude des ressources naturelles. Mais les solutions proposées par le Parti étaient assez radicales : limitation du trafic automobile en ville et développement des transports publics, opposition à de nouvelles infrastructures routières. Dans le programme politique de 1991 du PST-POP la question du réchauffement climatique fait son apparition, et il y est écrit que la voiture individuelle devra devenir l’exception plutôt que la norme à l’avenir.

 

Aujourd’hui, le Parti du Travail prend la réalité de l’urgence climatique au sérieux, et lutte pour des changements structurels radicaux et rapides nécessaires pour sortir dans de courts délais des énergies fossiles et bâtir une économie durable et économe en ressources, compatible tant avec la justice sociale qu’avec les limites planétaires. Nous pouvons conseiller la lecture de la résolution « Pour une planification énergétique » adoptée par le Comité central du PST-POP du 17 septembre 2022. De tels changements structurels nécessitent une rupture avec le capitalisme dans un avenir proche. Autrement c’est le capitalisme qui rendra bientôt la planète inhabitable.



23 décembre 2022

Démocraties versus régimes autoritaires : attention aux faux clivages




C’est devenu un leitmotiv dans les médias bourgeois occidentaux et dans le discours de nos gouvernements : le clivage essentiel de notre début de troisième millénaire passerait entre la démocratie libérale « occidentale » et ses ennemis, les régimes autoritaires à l’extérieur, le populisme « illibéral » à l’intérieur. « La » démocratie serait partout menacée, gravement en recul, et la protéger, la préserver devrait être l’objectif majeur pour toutes celles et ceux qui y sont attachés.

 

Une certaine gauche réformiste, attachée aux libertés démocratiques, mais aveugle tant au caractère de classe de l’État démocratique bourgeois qu’à ses propres biais eurocentriques, reprend souvent ce discours de manière acritique. Le fait que ce soit la doctrine officielle de l’administration Biden devrait pourtant inciter pour le moins à la méfiance. Une autre gauche, résolument anti-impérialiste et se voulant clairement révolutionnaire, mais pas toujours bien inspirée pour autant, prône une sorte de miroir inversé de ce discours, faisant des pays « émergents » une alternative per se à l’« Occident ».

 

Malgré son apparente univocité, ce discours officiel et son miroir inversé sont remplis de non-dits et d’équivoques. D’où un redoutable potentiel de confusion. Tâchons d’y regarder de plus près.

 

Libéralisme sur la défensive et campisme pro-occidental

 

Il eût été logique de séparer le traitement des enjeux géopolitiques – la sphère d’influence des « démocraties occidentales » – et la nature interne des dites démocraties. Les dits ennemis de la démocratie libérale – les régimes « autoritaires » du Sud global (qui du reste ont peu en commun) et les populismes illibéraux dans les pays occidentaux – sont de nature passablement différente. Mais il est impossible de distinguer ces différents aspects, puisque le discours officiel « pro-démocratique » se base sur leur non-distinction.

 

Cette doctrine de l’administration Biden est en fait un discours de combat, une variante mi-défensive, mi revancharde de la « fin de l’Histoire » selon Francis Fukuyama, ce qui la rend d’autant plus dangereuse.

 

Rappelons-nous, en effet, au tournant des années 90, quand le socialisme était balayé par la contre-révolution dans la plupart des pays qui l’avaient édifié, et que la vague néolibérale emportait tout sur son passage. L’heure semblait promise au triple triomphe des USA, désormais puissance hégémonique et sans adversaires à sa mesure, du capitalisme néolibéral, imposé par le consensus de Washington, et de la démocratie libérale.

 

Les apparences semblaient confirmer cette affirmation : les démocraties populaires et les dictatures militaires (établies et soutenues par les USA !) étaient remplacées dans la plupart des cas par des régimes qui en surface répondaient aux caractéristiques formelles d’une démocratie « occidentale » – élections régulières  opposant plusieurs partis en compétition, présence de libertés démocratiques bourgeoises (liberté d’expression, de réunion, d’association, etc.).

 

Mais le mainstream libéral élude sciemment la question de la qualité de ces démocraties néolibérales, qui ne furent en pratique guère ressenties comme émancipatrices par les peuples qu’elles « libérèrent » – c’est le moins que l’on puisse dire ! Car la quasi-généralisation de la démocratie compétitive coïncidait avec un véritable despotisme néolibéral qui la vidait de tout son sens. C’était l’époque du « There is no alternative ! » de Margaret Thatcher. On pouvait bien choisir entre plusieurs partis, mais tous avaient le même programme, et qui n’était pas démocratiquement décidé par les militants dans le cadre de congrès réguliers, mais fixé ailleurs : par les marchés, par l’OMC, par le FMI…Cette démocratie compétitive, d’ailleurs, lorsqu’elle n’était pas une simple façade dissimulant une dictature de fait (comme au Kazakhstan par exemple) était dans tous les cas de nature formelle, biaisée par l’argent, par un État de droit des plus imparfaits…Dans tous les cas, il s’agit d’une oligarchie, où le peuple n’a guère d’autre influence sur les décisions que de choisir le clan oligarchique qui, de toute manière, appliquera le même programme. C’est le cas à titre paradigmatique de la « démocratie » étatsunienne, où les campagnes se font de plus en plus chères, la sélection des candidats aux hautes fonctions extrêmement biaisée, et le débat démocratique (si on peut encore appeler ça comme ça) d’une pauvreté affligeante. Les libertés démocratiques se révélèrent le plus souvent illusoire, la liberté d’expression tournant à la mainmise de quelques magnats des médiats, libres de désinformer au service de leur classe ; et les libertés de réunion, d’association, de manifestation, très imparfaitement respectées, et ne permettant pas au peuple d’influer sur les décisions.

 

Car des décisions furent bien prises, plus ou moins les mêmes partout, et elles furent dévastatrices pour les peuples. Les privatisations sauvages, et souvent mafieuses, dans les pays anciennement socialistes, les plans d’ajustement structurel dans les pays du Sud global, furent un véritable pillage organisé, plongeant des centaines de millions de personnes dans la misère, au bénéfice exclusif d’une toute petite oligarchie. La restauration du capitalisme impliqua la liquidation de toutes les réalisations du socialisme, y compris des formes de participation démocratiques différentes de celle de notre système libéral (qui étaient effectivement trop souvent formelles, et ne permettant pas toujours une véritable participation populaire aux décisions, mais qui existaient néanmoins), un nouvel asservissement des peuples qui avaient entrevu une autre société, débarrassée de l’exploitation. En Occident même, il ne fut question que de « réformes » à base de démantèlement social et de privatisations, que la droite et les sociaux-démocrates, convertis au néolibéralisme, imposèrent aux peuples. L’hégémonie étatsunienne s’avéra sans surprise une tyrannie insupportable sur la planète, une aggravation de l’oppression néocoloniale, à grands renforts de guerres sanglantes, criminelles, dévastatrices, lancées avec des prétextes cyniques et hypocrites de « responsabilité de protéger » et d’« exportation de la démocratie ». Alors, faut-il vraiment s’étonner que cette démocratie-là soit en crise, et que les USA (et plus généralement l’Occident) soient passionnément haïs par le reste du monde ?

 

Et, effectivement, ce modèle est aujourd’hui en crise. L’ouverture au marché des pays anciennement socialiste avait provisoirement donné de nouveaux débouchés au capital suraccumulé dans les puissances impérialistes, mais ces nouvelles possibilités d’expansion furent vite épuisées ; et la dérégulation de l’économie, le tout au marché, créa de nouveaux et catastrophiques déséquilibres, qui se manifestèrent par la crise financière, la crise de la dette, et les perturbations économiques que nous connaissons aujourd’hui. L’accroissement massif des inégalités provoqua le mécontentement des peuples, la montée de mouvements de protestations. Les démocraties néolibérales se raidirent et devinrent de moins en moins démocratiques pour imposer leur agenda néolibéral ; l’UE, de par sa technocratie autoritaire, en est peut-être le meilleur exemple. Et les USA se sont révélés incapables de maintenir un monde unipolaire à leur botte ; bien plus, il s’agit d’un empire sur le déclin, dont la zone d’influence se réduit, et attire fatalement la convoitise d'empires émergents.

 

C’est dans ces conditions de crise que prospèrent les « ennemis de la démocratie » que sont les régimes autoritaires et les populismes illibéraux. Toutefois, plus que l’autre de la démocratie, il s’agit du sous-produit le plus logique du monde né du consensus de Washington, la révélation de ses propres contradictions. Dans la confusion idéologique issue de la disparition du socialisme réel, de la crise du mouvement communiste international et de la droitisation de la social-démocratie, le mécontentement populaire face à la démocratie néolibérale et à ses résultats politiques fut récupéré par des populistes de droite, qui prétendent être « antisystème », parler au nom du « vrai peuple » face aux « élites » arrogantes et hors sol. Mais lesdits populistes sont généralement issus des mêmes élites, sont un pur produit du système, dont ils incarnent le pourrissement. Leur programme socio-économique (et leur politique étrangère dans une large mesure) est du reste pratiquement le même que celui des « élites » néolibérales auxquelles ils prétendent s’opposer, enfermant ainsi le peuple dans une alternative illusoire. Alors, oui, ces populistes illibéraux sont dangereux, et, par leur démagogie contre des segments entiers de la population, leur politique migratoire criminelle et meurtrière, leur œuvre destructrice contre les institutions démocratiques, ils pourraient conduire au fascisme. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie bourgeoise, mais son évolution par temps de crise ; et que la « démocratie » néolibérale est la cause qui a produit ces populismes, nullement le remède à ceux-ci. C’est un peu facile de condamner Donald Trump et de s’indigner face à la terrible menace pour la « démocratie étatsunienne » qu’a été la tentative de coup d’État en 2020. Mais il ne faut pas oublier que c’est de l’oligarchie néolibérale traditionnelle, celle des Biden et des Clinton, de ses impasses et contradictions, du dégoût qu’elle a produit, qu’est né le trumpisme.

 

Mais ces démocraties néolibérales occidentales ont de vrais ennemis à l’extérieur, des puissances émergentes – les plus importantes étant la République populaire de Chine et la Fédération de Russie ; et des adversaires plus localisés, comme la République islamique d’Iran – qui se trouvent par ailleurs ne pas être des démocraties libérales. Alors, pour les contrer, Joe Biden a choisi une diplomatie très idéologique : l’alliance des démocraties contre les régimes autoritaires qui les menacent. Ce discours permet de faire pression sur les alliés pour les rassembler derrière la bannière des USA, ou plutôt pour les mettre sous la botte de l’oncle Sam. Il permet également de travailler l’opinion publique, de construire un climat d’union sacrée, derrière son propre impérialisme. Le cas de la guerre en Ukraine est particulièrement flagrant à cet égard. Mais ce discours est parfaitement hypocrite. Ce qui est reproché aux pays que les USA ont désigné comme leurs adversaires, ce n’est pas de ne pas être des démocraties, mais simplement d’être des adversaires, d’empiéter sur leur zone d’influence : contradiction inter-impérialiste classique.

 

Il suffit de voir quels pays sont labellisés « démocratiques » : tous les pays alliés aux USA, et seulement ceux-là, même s’ils sont très imparfaitement démocratiques (en commençant par les USA eux-mêmes d’ailleurs). Lesquels sont épargnés par les foudres des « démocrates » intransigeants : les alliés manifestement non-démocratiques (l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, etc.). Lesquels, enfin, sont qualifiés d’« autoritaires » : tous les adversaires des USA, même s’ils sont manifestement plus démocratiques que ce pays (la République bolivarienne du Venezuela est clairement un pays démocratique, plus que les USA, y compris du point de vue des critères formels de la démocratie libérale ; pourtant elle est arbitrairement labellisée comme un régime autoritaire).

 

L’objectif de l’administration Biden est de conserver autant que possible l’hégémonie des USA, de conserver le monde du consensus de Washington qui se délite à toute vitesse. La défense de la « démocratie » ne sert que d’habillage à ce projet impérialiste, dont il devrait être inutile de dire qu’il n’a rien de souhaitable d’un point de vue de gauche. 

 

Et pourtant, une certaine « gauche » s’y rallie. Les Verts allemands en font même une position « morale » (la « morale » étant, sous des dehors d’intransigeance, une boussole politiquement assez « flexible » pour épouser toutes les incohérences et contradictions de cette ligne). Ils sont de ce fait aujourd’hui le plus belliciste et atlantistes des partis d’Allemagne.

 

Un monde multipolaire, un slogan anti-impérialiste ? 

 

Il est évident qu’aucun communiste, qu’aucune personne de gauche même qui se respecte, ne peut accorder le moindre crédit à cette démagogie impériale de l’administration Biden. Attention toutefois, en s’y opposant, de ne pas le faire d’une façon simpliste et unilatérale, en inversant simplement ce discours, et en retournant le campisme occidental prôné par le mainstream libéral en un campisme anti-occidental. Cette position est assez répandue dans le mouvement communiste en Europe, généralement plutôt défendue oralement ou sur les réseaux sociaux que réellement théorisée dans des publications en bonne et due forme. Pour d’étranges raisons, les promoteurs de cette approche croient parfois qu’il s’agit de l’orthodoxie marxiste-léniniste la plus pure. Or, cette position n’a rien à voir avec le marxisme-léninisme, et elle est politiquement fausse, ses conséquences étant aberrantes et indéfendables.

 

Ce singulier anti-impérialisme, qu’il serait plus exact de qualifier de campisme anti-occidental, identifie l’impérialisme à la puissance impérialiste la plus forte d’aujourd’hui : les USA, ou l’« Occident » (étrange entité que l’ « Occident », qui comprend aussi le Japon). De ce fait, il découle que par définition des pays non-occidentaux ne sont pas impérialistes, et, que dans la mesure où ils s’opposent aux USA pour une raison ou une autre, ils sont anti-impérialistes. Les puissances émergentes seraient un facteur émancipateur pour le monde dans la mesure où elles se libèrent des USA, indépendamment de la nature interne de leur régime. L’alternative à la domination « unipolaire » des USA serait un monde « multipolaire ». Cette position amène à soutenir des régimes anti-étatsuniens, peu importe qu’ils soient par ailleurs parfaitement réactionnaires, même contre des mouvements authentiquement révolutionnaires. Elle amène également à être des plus réservé face à des soulèvements populaires si ceux-ci sont dirigés contre des régimes non-occidentaux, et à n’accorder qu’une valeur très limitée aux luttes démocratiques. Or, cette position ne tient politiquement pas la route.

 

C’est quoi, d’abord, un monde multipolaire ? La définition la plus claire en a été donnée par Vladimir Poutine : un monde divisé en plusieurs grandes puissances (en clair, plusieurs empires), qui dominent à leur guise leur propres zone d’influence, tenant sous leur botte leurs dominions à eux. On peut comprendre pourquoi la notion plaît à Poutine. Il n’est pas compliqué du reste de saisir dans l’intérêt de qui est cette idée : des élites des pays non-occidentaux qui ont des ambitions impériales. Mais, pour des communistes, qu’est-ce que ça peut faire au fond que le monde soit unipolaire ou multipolaire ? En quoi ce serait « mieux » ? Le monde de 1914 était très multipolaire. Ce n’était clairement pas mieux. L’Empire du Japon sous le règne de Hirohito avait déjà prôné avant l’heure cette théorie de la multipolarité et des puissances émergentes non-occidentales. Il a surpassé le Troisième Reich même en terme de crimes de guerre. Toutes les puissances impérialistes ont un jour été « émergentes », en commençant par les USA d’ailleurs, qui ont contesté la place au soleil aux vieux empires. La seule façon qu’a une puissance impérialiste nouvelle de se tailler une zone d’influence, c’est par la force, et trop souvent par la guerre. Aussi, la dynamique d’affrontement entre les USA et des puissances « émergentes » est des plus dangereuses. Il faut chercher à empêcher la conflagration. Non à soutenir des régimes parfaitement infréquentables au nom de la « multipolarité ».

 

Il suffit du reste de regarder la nature de la plupart des pays « émergents » ou en litige avec les USA, pour voir qu’ils ne sont en tout cas pas meilleurs, que ce soit du point de vue de leur nature de classe, de la nature de leur régime politique, pour leur propre peuple, pour les communistes qu’ils persécutent trop souvent, pour les peuples qui ont le malheur de tomber dans leur zone d’influence : la Russie de Vladimir Poutine, l’Inde de Narendra Modi, l’Iran d’Ali Khamenei, la Syrie de Bachar El-Assad, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan (ce n’est pas une plaisanterie, il y a des « anti-impérialistes » qui défendent la Turquie, y compris contre les revendications kurdes, au nom de la « multipolarité »). 

 

Du reste, les faits ne confirment  pas le scénario campiste. Les pays émergents sont souvent plus opposés entre eux qu’unis face aux USA. L’Inde est un allié de l’Occident face à la Chine, même si elle défend aussi ses intérêts propres, et la seule raison pourquoi l’Inde et la Chine ne sont pas en guerre est que le territoire qui fait litige est situé à 4’000m de hauteur. La République socialiste du Vietnam n’hésite pas à se rapprocher des USA face à ce qu’elle perçoit comme un danger d’hégémonie chinoise. La Russie a longtemps voulu adhérer à l’OTAN avant de se retourner contre cette alliance militaire…

 

Un argument, qui semble valable, est que des pays socialistes, ou en tout cas sur la voie du socialisme, comme Cuba et le Venezuela, y souscrivent apparemment, par leur discours comme par leurs alliances avec des pays comme la Russie, l’Iran, la Syrie, etc. Certes. Mais est-ce vraiment un argument sérieux ? La raison d’État a ses raisons, qui sont légitimes. Les pays socialistes n’y font pas exception. Nous n’avons rien à y redire, le Parti du Travail n’étant pas, ni ne pouvant être anarchiste. Ils ont même l’obligation, dans l’intérêt même de leur peuple, de mener une politique étrangère basée sur leurs intérêts d’État. Mais une politique basée sur la raison d’État n’en devient pas pour autant une politique internationaliste de principe, ni un discours diplomatique un discours scientifique marxiste-léniniste. Certes, souvent des pays socialistes ont essayé de fonder théoriquement, avec des arguments plus ou moins spécieux, leurs différends qui étaient des divergences d’intérêts entre États. L’exemple le plus fameux étant la querelle sino-soviétique. Par-là, ces États et leurs partis dirigeants, n’ont pas rendu service au mouvement communiste international, créant une dangereuse confusion sur le plan de la théorie. Cuba et le Venezuela ont un besoin vital de chercher les alliances qu’ils peuvent pour desserrer le blocus des USA. Cela peut être considérée comme une politique anti-impérialiste dans cette mesure. Mais cela ne rend pas leurs alliés de circonstance anti-impérialistes, ni fréquentables en aucune façon. Pour un parti communiste au pouvoir, dont les dirigeants exercent aussi des responsabilités au sommet de l’État, il n’est pas toujours simple de séparer les deux registres, mais un parti d’opposition n’a pas à se lier les mains de cette façon. Soutenir des pays socialistes n’implique pas de s’aligner sur leur politique étrangère.

 

Cette ligne campiste amène ses partisans à prendre des positions indéfendables sur les questions internationales, comme des navrantes prises de position pro-russes. Peut-être plus grave encore, elle amène à défendre des régimes réactionnaires du Sud global labellisés comme anti-impérialistes en tant que tels, y compris contre les forces populaires qui leur résistent, y compris d’authentiques forces révolutionnaires. Elle amène aussi à une réticence indue à soutenir des mouvements populaires, même lorsque le parti communiste local y participe, s’il ne s’agit pas à coup sûr d’authentiques révolutions communistes, si les médias occidentaux sont favorables aux dits mouvements, et si un régime occidental pouvait in fine remplacer la dictature anti-occidentale. Parce que l’Occident spécule trop sur la notion de démocratie, on oublie à quel point le mouvement ouvrier a besoin de la démocratie, à quel point la lutte pour les droits et libertés démocratiques a toujours été une lutte de classe fondamentale. 

 




Ce qui ne va pas dans toutes ces positions, c’est que c’est le critère géopolitique (pour / contre les USA) qui prend le pas sur le critère de classe, ce qui est manifestement antimarxiste. Un régime, ou un mouvement, doit être jugé avant tout sur sa nature intrinsèque, seulement subsidiairement sur ses alliances ou ses ennemis externes. Alors, oui, les soulèvements populaires dans ces pays sont souvent confus politiquement et par leur composition de classe – mais toutes les révolutions ou presque commencent ainsi – et l’Occident pourrait profiter de l’issue de ces soulèvements. Mais ce n’est en tout cas pas une raison pour être du côté d’un régime réactionnaire contre son peuple. Une révolution peut toujours échouer. Ce n’est pas une raison de ne pas la soutenir.

 

La question n’est pas si nous voulons un monde unipolaire ou multipolaire. Nous luttons pour un monde sans « pôles » (c’est-à-dire sans empires) ni dominions opprimés. Cela seul est une position anti-impérialiste de principe.

Crise énergétique : les effets désastreux du marché




Les prix de l’énergie explosent, ceux des hydrocarbures bien sûr, mais aussi les tarifs de l’électricité. On nous dit que tout est de la faute de Vladimir Poutine. Or, l’explication est pour le moins un peu courte. Elle laisse dans l’ombre les raisons de la vulnérabilité de l’Union européenne aux pénuries de gaz naturel, et n’explique pas pourquoi les prix de l’énergie peuvent y fluctuer ainsi. La leçon s’applique aussi à la Suisse, qui a fait les mêmes choix stratégiques que nous payons aujourd’hui, quoique dans une moindre mesure.  

 

Ce choix fatidique, c’était celui du marché plutôt que de la planification publique, et, dans le cas de l’UE, de laisser déterminer sa politique énergétique par les monopoles privés de l’énergie (la situation est moins grave en Suisse, car, malgré l’ouverture au marché, une grande partie des acteurs majeurs du secteur de l’énergie demeurent en mains publiques, comme par exemple les SIG).

 

Car pourquoi dépendons-nous autant du gaz ? Tout vient d’une décision politique, dans le sillage de la contre-révolution néolibérale, de libéraliser le marché de l’énergie, sous prétexte que cela le rendrait plus fluide, plus efficace, permettrait aux consommateurs de bénéficier de baisses de prix, et stimulerait les investissements dans les énergies renouvelables. On répétait alors comme un lieu commun cette monstrueuse absurdité comme quoi le privé serait nécessairement plus « efficace » que le public. Comme il fallait s’y attendre, cette libéralisation a conduit surtout à ce que quelques grandes entreprises privées raflent la mise, en rachetant ou en évinçant leurs concurrents plus faibles. Comme il se doit, d’après une thèse marxiste bien connue, le marché de libre-concurrence conduit aux monopoles. Des monopoles qui dominent aujourd’hui le marché européen de l’énergie.

 

Cette monopolisation n’a pas conduit aux baisses de prix promises, mais bien plutôt à une absence de planification, et à des choix désastreux à terme, dictés par le seul impératif du profit immédiat. Il y eut une collusion d’intérêts entre les monopoles pétroliers et gaziers, désireux de maintenir leur business aussi longtemps que possible, et ceux de l’électricité, qui virent dans les centrales à gaz une alternative bon marché sur le court terme au développement des énergies renouvelables et aux solutions de stockage de l’énergie, plus complexes à mettre en place. La Commission européenne s’en est remise à l’« expertise » des monopoles pour la planification énergétique. Ces monopoles ont en profité pour faire un lobbying intense au profit du gaz, comme énergie de transition, voire « verte ». D’où des sous-investissements catastrophiques dans le renouvelable, l’absence même d’une planification rationnelle, une dépendance extrême au gaz dont il est difficile de sortir rapidement.

 

Quant aux prix de l’énergie, ils furent libéralisés, livrés à la seule la loi de l’offre et de la demande, en clair, à la spéculation. D’où les fluctuations brutales à la hausse aujourd’hui. La Suisse a également libéralisé son marché de l’électricité pour les gros consommateurs, avec les conséquences que l’on voit aujourd’hui. Avis aux derniers européistes, une des raisons avancées pour cette libéralisation était l’ « eurocompatibilité ».

 

Pour résoudre la crise énergétique que nous vivons, la première chose à faire et de revenir sur ces choix néolibéraux. C’est ce pourquoi nous luttons. Le 17 septembre, le Comité central du PST-POP adoptait une résolution sur la question de l’énergie, qui dit notamment : 

 

« Pour mettre fin à une concurrence néfaste, basée sur le profit et par là conduisant à privilégier la rentabilité sur l’écologie, les entreprises énergétiques privées doivent être nationalisées (avec une exception pour l’autoproduction locale), ouvrant la porte à une rationalisation du système basée sur le développement des énergies renouvelables et les économies d’énergies. Les entreprises actives dans le secteur de l’énergie qui sont d’ores et déjà publiques doivent fonctionner comme de services publics, et non comme des entreprises opérant sur le marché, en concurrence avec le privé. Une telle nationalisation, et une planification centralisée, sont indispensables pour mettre en œuvre les mesures que nous prônons, de façon rationnelle et cohérente ; pour décider des investissements selon leur utilité sociale et écologique et non selon le profit escompté ; pour utiliser les ressources de façon aussi économe que possible, éliminer les gaspillages »

 

Le 7ème Congrès du Parti de la Gauche Européenne (dont le PST-POP est membre), réuni à Vienne du 9 au 11 décembre, adoptait un document politique qui stipule parmi d’autres points :

 

« Nous devons changer le modèle énergétique néolibéral actuel de l'UE, avec une réduction radicale des émissions de CO2 : la production à base d’énergies fossiles n’a plus d’avenir et il faut une nouvelle politique industrielle européenne axée sur une industrie verte. Cette mesure présuppose, entre autres, une nouvelle politique énergétique, fondée sur une énergie décarbonée, avec un fort potentiel pour les énergies renouvelables, et en matière de mobilité, centrée sur les concepts de mobilité collective, notamment sur les transports publics.

 

Pour atteindre ces objectifs, les producteurs et fournisseurs d’énergie doivent tous être placés sous contrôle public. Les grands groupes énergétiques doivent être expropriés, nationalisés et socialisés. »

La démocratie (et le partenariat social), c’est quand ça les arrange !





Paraît-il que la Suisse est le pays le plus démocratique de la planète, si ce n’est de la galaxie tout entière, que la volonté du peuple est sacrée chez nous, que le monde entier nous envie notre démocratie semi-directe…Oui, mais tout ça, ce n’est qu’une partie de la vérité, et c’est seulement quand ça les arrange. Eux ? Les représentants politiques de la bourgeoisie, classe sociale qui détient la réalité du pouvoir politique en Suisse, par-delà les contrepoids démocratiques et les droits populaires, comme dans n’importe quel pays capitaliste.

 

Et actuellement, ça ne les arrange plus du tout. C’est que le peuple a voté dans plusieurs cantons – Genève, Neuchâtel, Jura, Bâle-Ville, Tessin – pour l’introduction d’un salaire minimal interprofessionnel cantonal. La droite a fait campagne contre, et a perdu. Mais le patronat et ses relais politiques ne comptent nullement accepter ce résultat, ni s’arrêter devant un « détail » aussi insignifiant qu’un scrutin démocratique.

 

Aussi, le conseiller aux États obwaldien Erich Ettlin, du Centre, a déposé une motion pour démanteler les salaires minimaux cantonaux. Ce au nom d’un argument des plus spécieux : le partenariat social. La motion Ettlin implique que les Conventions collectives nationales, soit un contrat privé entre « partenaires sociaux », primeraient sur les salaires minimaux légaux cantonaux. Certes, rien ne changerait pour les secteurs non conventionnés, mais beaucoup de travailleuses et travailleurs parmi les plus modestes à Genève pourraient voir leur salaire baisser, et perdre de l’ordre de 1000,- par an !

 

C’est tellement scandaleux que même le Conseil fédéral était opposé à cette honteuse motion. 

 

Pourtant, contre l’avis du Conseil fédéral, les deux chambres ont voté la motion Ettlin. Le Conseil fédéral devra donc revenir avec un projet de loi, d’abord mis en consultation, et qu’il faudra combattre par référendum s’il est finalement adopté.

 

Tous les conseillers nationaux genevois du PLR, du Centre (ex-PDC) et de l’UDC ont voté pour cette scandaleuse motion (ceux de gauche et des verts’libéraux ayant voté non), qui est passée à deux voix près ; s’ils avaient au minimum respecté la volonté clairement exprimée de leurs électeurs, celle-ci aurait été enterrée.

 

En pleine crise du coût de la vie, la droite ne trouve donc pas d’autre combat que celui de baisser des salaires déjà très modestes. Les différences salariales d’un canton à l’autre engendreraient une « insécurité juridique », à ce qu’il paraît. Quelle insécurité terrible que de devoir payer dignement les travailleuses et travailleurs ! Quant à l’insécurité matérielle que représente les fins de mois difficiles, ces gens-là n’en savent rien, ni n’en veulent rien savoir.

 

Ils prétendent tenir au partenariat social, mais en réalité, ils n’y pensent que quand cela les arrange. Rappelons que le patronat de la construction avait fait du chantage du type : vous acceptez de travailler 50 heures par semaine en plein été, ou on ne renouvelle pas la CCT. Seules les grèves l’ont fait reculer. Magnifique partenariat social ! Quant à la démocratie, l’UDC s’époumonne à hurler que la volonté du peuple est sacrée, lorsqu’il s’agit de l’une de ses initiatives ; mais lorsqu’il est question de cette scandaleuse motion, de l’achat des FA35 alors qu’une initiative populaire venait d’être déposée, de l’article constitutionnel sur l’AVS toujours pas pleinement appliqué depuis 1947, c’est autre chose…

 

Mais foin de démagogie et de faux prétextes. Ce honteux combat de la droite pour baisser les salaires les plus bas rappelle qu’elle n’en a rien à faire en réalité ni de la démocratie ni du partenariat social, et que, derrière toutes ses belles paroles, sa seule raison d’être est de servir les intérêts égoïstes de la classe qu’elle représente : la bourgeoisie.

 

Ce qui rappelle, s’il le fallait vraiment, que la lutte des classes n’est pas une invention des marxistes mais une réalité objective, et que, de son côté, la bourgeoisie la mène, avec une brutalité consommée et un cynisme sans bornes. Les travailleuses et travailleurs doivent en faire de même, sous peine de se faire piétiner.  Ils doivent être capables de voir dans le patronat et les partis bourgeois, non des « partenaires sociaux », mais ce qu’ils sont objectivement : des ennemis de classe. Pour les combattre, ils disposent de leur propre Parti, qui a été fondé dans ce but : le Parti du Travail.

23 juin 2022

De l’idéologie du poutinisme

 

     A gauche : étoile rouge ; armée soviétique, 1917- 1991 / 
à droite : étoile rouge ; Régiment immortel, Russie, 2017

 

Quelle est l’idéologie de la Russie poutinienne ? Elle a bien une idéologie officielle. Même si elle n’est pas rigoureusement formalisée – ni assez consistante pour être rigoureusement formalisable –, ni formellement obligatoire, les médias d’État fournissent néanmoins des efforts considérables pour la faire rentrer dans les têtes. Par chez nous, on ne connaît guère cette idéologie, même si la propagande d’État russe est dénoncée par les médias, et qu’elle rencontre un étrange succès chez certains usages des réseaux sociaux, qui préfèrent s’informer à travers des médias de « réinformation ».

 

Cette ignorance est problématique, et engendre une double, et symétrique, erreur de catégorie : des gens de droite, des socio-démocrates, et certains trotskistes, s’opposent viscéralement à la Fédération de Russie, au point de prendre fait et cause pour le gouvernement ukrainien sans aucun esprit critique, parce qu'ils voient en elle l'héritière de l'URSS. A l’inverse, certains camarades anti-impérialistes mal informés prennent passionnément fait et cause pour la Russie, au point de soutenir l’« opération militaire spéciale », parce qu’ils voient en elle l’héritière de l’URSS. Autant faire de Mario Draghi le successeur des empereurs de Rome à ce compte…En réalité, la Russie actuelle est non seulement un pays très différent de celui des Soviets, mais même une sorte d’anti-URSS.

 

Un régime réactionnaire

 

La première chose à dire est que le régime russe actuel est profondément réactionnaire, et que son idéologie est viscéralement de droite et anticommuniste. Vladimir Poutine a lui-même commencé sa carrière politique comme un néolibéral et un partisan de la liquidation du socialisme. S’il est de bon ton aujourd’hui dans la propagande officielle de dénoncer le « Far West des années 90 », le néolibéralisme pur et dur d’alors, à base de social -darwinisme et de promotion du capitalisme le plus dérégulé et le plus sauvage, n’a jamais été renié. Boris Eltsine continue d’ailleurs d’être vénéré par le régime, et ne fait l’objet d’aucune critique publique directe.

 

Il pourrait difficilement en aller autrement du reste, car la structure socio-économique du pays n’a pas changé : un capitalisme oligarchique semi-mafieux, inégalitaire jusqu’à la nausée, avec un filet social rachitique et des services publics « rationalisés » jusqu’à l’asphyxie. Lorsque des représentants de Russie Unie, le parti au pouvoir, s’expriment sur les questions socio-économiques, ils feraient passer Philippe Nantermod pour un homme de gauche. Ce capitalisme est devenu certes un peu moins « sauvage » car pris en main par un seul clan oligarchique dominant toute la vie du pays à travers une superstructure étatique de plus en plus autoritaire, mais il n’y a rien de « socialiste » là-dedans, pas plus que dans les quelques nationalisations, qui sont au bénéfice exclusif du clan au pouvoir. Ce type de capitalisme-là est d’ailleurs particulièrement décadent et inefficace, provoquant en trente an un recul dramatique à tous les niveaux. Comme le dit une blague triste : « la Fédération de Russie produit l’impression d’être une grande puissance. Malheureusement, elle ne produit plus grand-chose d’autre ». Lorsque vous voyez des « informations » sur de prétendus « succès » économiques russes, il s’agit de fake news.

 

L’idéologie qui sied logiquement à un tel régime est logiquement un anticommunisme viscéral, une haine virulente du socialisme qui a réellement existé. Une détestation massive qui transparaît dans une campagne de calomnie permanente contre le socialisme, des discours de Vladimir Poutine à des navets produits par la télé russe, à base de dénigrement mensonger de la réalité soviétique, de la Révolution d’Octobre et de Lénine, doublée d’une héroïsation de l’armée blanche, du passé tsariste et même de certains émigrés blancs qui prirent fait et cause pour le Troisième Reich. Cette propagande n’a pas fondamentalement changé depuis les années Eltsine, même si elle est devenue moins unilatérale et plus ambigüe. Ou plutôt ce n’est pas au niveau du rejet absolu de tout ce qui est socialiste qu’il y a un changement.

 

Un certain héritage soviétique

 

Oui, mais Poutine a aussi exprimé des regrets pour la disparition de l’URSS, la plus grande « catastrophe géopolitique » du siècle, et son régime se réclame d’un certain « héritage soviétique » et en récupère des symboles, direz-vous peut-être…

 

Eh bien, regardons-y de plus près. Car se réclamer d’un « héritage » et en reprendre quelques symboles ne signifie pas grand-chose en soi. L’important est quel sens on leur donne. Ce n’est en tout cas pas celui qu’ils avaient en URSS. Socialisme, internationalisme, amitié entre les peuples, paix…toutes ces valeurs disparaissent logiquement entre les mains des propagandistes de Poutine. Certes, cette propagande joue sur une nostalgie bien réelle, sur un sentiment de « c’était mieux avant », parfaitement justifié en l’occurrence. Mais, dans la mesure où le système social qui faisait que c’était effectivement mieux avant est rejeté sans nuance, cette nostalgie est dépolitisée.

 

En réalité, les symboles soviétiques que le régime reprend à son compte changent de nature entre ses mains, et peuvent être mélangés de façon qui semblerait aberrante avec d’autres, d’époque tsariste. Ce mélange est possible, parce que tout cet héritage soviétique est vidé de son sens véritable, pour être réinscrit dans une histoire glorieuse d’une Russie éternelle, selon un paradigme nationaliste.

 

Le Jour de la Victoire

 

La meilleure illustration en est le 9 mai, jour de la grande victoire sur le nazisme en 1945, aujourd’hui la fête la plus symbolique en Fédération de Russie, célébrée avec un faste qui n’eut jamais cours à l’époque soviétique.

 

En URSS le 9 mai n’était pas une fête militariste – un défilé militaire n’eut lieu que deux fois, en 1965 et en 1985 – mais une fête familiale, une « fête avec des larmes aux yeux » (le souvenir des 20 millions de disparus étant alors encore frais). La guerre était comprise en un sens internationaliste, comme la victoire de l’URSS multinationale et socialiste contre la pire réaction capitaliste. La guerre était aussi un traumatisme collectif, et la leçon retenue était : plus jamais ça ! Quant à la couleur de la Victoire, c’était le rouge, celui du socialisme.

 

En Fédération de Russie, le 9 mai est devenue une fête militariste, de la grandeur nationale russe (le caractère multinational de l’armée soviétique étant « oublié »), et de légitimation d’un régime étranger à cette victoire – ce qui permet tout de même un chantage émotionnel détestable : si vous êtes pour la Victoire de 1945, vous devez être pour Poutine, sinon vous êtes pour les nazis. Le symbole de la Victoire est devenu le mal nommé « Ruban de Saint Georges » (l’ordre de Saint Georges, impérial, n’était plus délivré en URSS, et son ruban était noir et jaune), en fait le Ruban de la Garde soviétique, noir et orange, qui n’était présent que sur les médailles, alors que maintenant il est utilisé à toutes les sauces. Ce qui a l’avantage de remplacer le rouge du socialisme par un orange et noir idéologiquement plus « utilisable ». Le slogan favori est devenu : « C’est nous les vainqueurs, et on peut le refaire » (impensable à l’époque soviétique !).

 

Nationalisme et réaction

 

Dans un poème intitulé « Aux calomniateurs de la Russie », écrit en 1831, Alexandre Pouchkine justifie la répression sanglante d’une insurrection polonaise face aux critiques européennes. Le grand poète – mal inspiré en l’occurrence – y formule à l’avance tous les éléments de langage de la propagande poutinienne : il s’agit d’une dispute entre Slaves qui ne vous regarde pas (le « monde russe ») ; si vous nous critiquez, c’est juste que vous détestez la Russie (la « russophobie ») ; nous vous avons libéré du tyran qui vous opprimait (Napoléon en l’occurrence), et vous nous êtes redevables ; c’est nous les vainqueurs, et on peut le refaire.

 

C’est en effet à l’époque impériale, et non à l’époque soviétique, qu’il faut chercher le sens des symboles d’origine soviétique utilisés par le régime de Poutine.

 

En effet, la restauration du capitalisme dans les ex-pays socialistes d’Europe de l’Est et des 13 autres anciennes républiques soviétiques (le cas de la Biélorussie étant un peu différent) s’est fait sous la bannière du nationalisme, l’époque du socialisme étant définie comme une occupation étrangère russe, en continuité avec l’occupation tsariste. Un anticommunisme qui est aussi profondément antirusse (ce qui n’est pas incompatible avec de très bonnes relations avec le régime russe par ailleurs).

 

Or, c’est sur cet aspect-là que Poutine a rompu avec son prédécesseur : le libéralisme a été rejeté avec virulence pour ce qui est des libertés démocratiques (plus qu’aléatoires sous le règne de Boris Eltsine), mais surtout en tant qu’il était compris comme génuflexion devant l’Occident. Sous la présidence de Poutine, la Russie allait « se relever de ses genoux », retrouver sa grandeur impériale passée. Son véritable idéal n’est pas l’URSS, mais l’empire des tsars.

 

Mais parce que le nationalisme des pays sensés « appartenir » à la zone d’influence russe est anti-communiste, le nationalisme russe ne pouvait être anti-communiste jusqu’au bout, et se devait de renverser l’absurde équation de ces nationalismes, en réhabilitant l’URSS en tant que continuation de l’Empire russe, et de sa grandeur.

 

Dans ce tour de passe-passe idéologique, l’héritage soviétique perd tout son sens, est absorbé dans une idéologie de matrice nationaliste et réactionnaire : la Russie, Troisième Rome, a pour mission éternelle, de défendre des valeurs spirituelles éternelles et chrétiennes, face à un Occident décadent, dont l’homosexualité est la marque de fabrique de son caractère perverti. En ce sens, l’ennemi vaincu en 1945 est moins le nazisme dans sa réalité socio-économique et idéologique, qu’un énième avatar d’un Occident éternel, ennemi métaphysique d’une Russie éternelle. Ce qui permet de faire sens du non-sens d’une propagande qui voit des « nazis » partout, sauf dans l’extrême-droite russe. Autant dire qu’il n’y a rien d’« anti-impérialiste » dans ce délire mystico-impérial.

 

Alors, certes, une statue de Lénine a été restaurée dans une ville conquise (pardon, « libérée ») à l’Est de l’Ukraine. Mais c’est au mieux une forme de sinistre plaisanterie, qui aurait difficilement être plus opposée à l’enseignement de Lénine.