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23 décembre 2022

Démocraties versus régimes autoritaires : attention aux faux clivages




C’est devenu un leitmotiv dans les médias bourgeois occidentaux et dans le discours de nos gouvernements : le clivage essentiel de notre début de troisième millénaire passerait entre la démocratie libérale « occidentale » et ses ennemis, les régimes autoritaires à l’extérieur, le populisme « illibéral » à l’intérieur. « La » démocratie serait partout menacée, gravement en recul, et la protéger, la préserver devrait être l’objectif majeur pour toutes celles et ceux qui y sont attachés.

 

Une certaine gauche réformiste, attachée aux libertés démocratiques, mais aveugle tant au caractère de classe de l’État démocratique bourgeois qu’à ses propres biais eurocentriques, reprend souvent ce discours de manière acritique. Le fait que ce soit la doctrine officielle de l’administration Biden devrait pourtant inciter pour le moins à la méfiance. Une autre gauche, résolument anti-impérialiste et se voulant clairement révolutionnaire, mais pas toujours bien inspirée pour autant, prône une sorte de miroir inversé de ce discours, faisant des pays « émergents » une alternative per se à l’« Occident ».

 

Malgré son apparente univocité, ce discours officiel et son miroir inversé sont remplis de non-dits et d’équivoques. D’où un redoutable potentiel de confusion. Tâchons d’y regarder de plus près.

 

Libéralisme sur la défensive et campisme pro-occidental

 

Il eût été logique de séparer le traitement des enjeux géopolitiques – la sphère d’influence des « démocraties occidentales » – et la nature interne des dites démocraties. Les dits ennemis de la démocratie libérale – les régimes « autoritaires » du Sud global (qui du reste ont peu en commun) et les populismes illibéraux dans les pays occidentaux – sont de nature passablement différente. Mais il est impossible de distinguer ces différents aspects, puisque le discours officiel « pro-démocratique » se base sur leur non-distinction.

 

Cette doctrine de l’administration Biden est en fait un discours de combat, une variante mi-défensive, mi revancharde de la « fin de l’Histoire » selon Francis Fukuyama, ce qui la rend d’autant plus dangereuse.

 

Rappelons-nous, en effet, au tournant des années 90, quand le socialisme était balayé par la contre-révolution dans la plupart des pays qui l’avaient édifié, et que la vague néolibérale emportait tout sur son passage. L’heure semblait promise au triple triomphe des USA, désormais puissance hégémonique et sans adversaires à sa mesure, du capitalisme néolibéral, imposé par le consensus de Washington, et de la démocratie libérale.

 

Les apparences semblaient confirmer cette affirmation : les démocraties populaires et les dictatures militaires (établies et soutenues par les USA !) étaient remplacées dans la plupart des cas par des régimes qui en surface répondaient aux caractéristiques formelles d’une démocratie « occidentale » – élections régulières  opposant plusieurs partis en compétition, présence de libertés démocratiques bourgeoises (liberté d’expression, de réunion, d’association, etc.).

 

Mais le mainstream libéral élude sciemment la question de la qualité de ces démocraties néolibérales, qui ne furent en pratique guère ressenties comme émancipatrices par les peuples qu’elles « libérèrent » – c’est le moins que l’on puisse dire ! Car la quasi-généralisation de la démocratie compétitive coïncidait avec un véritable despotisme néolibéral qui la vidait de tout son sens. C’était l’époque du « There is no alternative ! » de Margaret Thatcher. On pouvait bien choisir entre plusieurs partis, mais tous avaient le même programme, et qui n’était pas démocratiquement décidé par les militants dans le cadre de congrès réguliers, mais fixé ailleurs : par les marchés, par l’OMC, par le FMI…Cette démocratie compétitive, d’ailleurs, lorsqu’elle n’était pas une simple façade dissimulant une dictature de fait (comme au Kazakhstan par exemple) était dans tous les cas de nature formelle, biaisée par l’argent, par un État de droit des plus imparfaits…Dans tous les cas, il s’agit d’une oligarchie, où le peuple n’a guère d’autre influence sur les décisions que de choisir le clan oligarchique qui, de toute manière, appliquera le même programme. C’est le cas à titre paradigmatique de la « démocratie » étatsunienne, où les campagnes se font de plus en plus chères, la sélection des candidats aux hautes fonctions extrêmement biaisée, et le débat démocratique (si on peut encore appeler ça comme ça) d’une pauvreté affligeante. Les libertés démocratiques se révélèrent le plus souvent illusoire, la liberté d’expression tournant à la mainmise de quelques magnats des médiats, libres de désinformer au service de leur classe ; et les libertés de réunion, d’association, de manifestation, très imparfaitement respectées, et ne permettant pas au peuple d’influer sur les décisions.

 

Car des décisions furent bien prises, plus ou moins les mêmes partout, et elles furent dévastatrices pour les peuples. Les privatisations sauvages, et souvent mafieuses, dans les pays anciennement socialistes, les plans d’ajustement structurel dans les pays du Sud global, furent un véritable pillage organisé, plongeant des centaines de millions de personnes dans la misère, au bénéfice exclusif d’une toute petite oligarchie. La restauration du capitalisme impliqua la liquidation de toutes les réalisations du socialisme, y compris des formes de participation démocratiques différentes de celle de notre système libéral (qui étaient effectivement trop souvent formelles, et ne permettant pas toujours une véritable participation populaire aux décisions, mais qui existaient néanmoins), un nouvel asservissement des peuples qui avaient entrevu une autre société, débarrassée de l’exploitation. En Occident même, il ne fut question que de « réformes » à base de démantèlement social et de privatisations, que la droite et les sociaux-démocrates, convertis au néolibéralisme, imposèrent aux peuples. L’hégémonie étatsunienne s’avéra sans surprise une tyrannie insupportable sur la planète, une aggravation de l’oppression néocoloniale, à grands renforts de guerres sanglantes, criminelles, dévastatrices, lancées avec des prétextes cyniques et hypocrites de « responsabilité de protéger » et d’« exportation de la démocratie ». Alors, faut-il vraiment s’étonner que cette démocratie-là soit en crise, et que les USA (et plus généralement l’Occident) soient passionnément haïs par le reste du monde ?

 

Et, effectivement, ce modèle est aujourd’hui en crise. L’ouverture au marché des pays anciennement socialiste avait provisoirement donné de nouveaux débouchés au capital suraccumulé dans les puissances impérialistes, mais ces nouvelles possibilités d’expansion furent vite épuisées ; et la dérégulation de l’économie, le tout au marché, créa de nouveaux et catastrophiques déséquilibres, qui se manifestèrent par la crise financière, la crise de la dette, et les perturbations économiques que nous connaissons aujourd’hui. L’accroissement massif des inégalités provoqua le mécontentement des peuples, la montée de mouvements de protestations. Les démocraties néolibérales se raidirent et devinrent de moins en moins démocratiques pour imposer leur agenda néolibéral ; l’UE, de par sa technocratie autoritaire, en est peut-être le meilleur exemple. Et les USA se sont révélés incapables de maintenir un monde unipolaire à leur botte ; bien plus, il s’agit d’un empire sur le déclin, dont la zone d’influence se réduit, et attire fatalement la convoitise d'empires émergents.

 

C’est dans ces conditions de crise que prospèrent les « ennemis de la démocratie » que sont les régimes autoritaires et les populismes illibéraux. Toutefois, plus que l’autre de la démocratie, il s’agit du sous-produit le plus logique du monde né du consensus de Washington, la révélation de ses propres contradictions. Dans la confusion idéologique issue de la disparition du socialisme réel, de la crise du mouvement communiste international et de la droitisation de la social-démocratie, le mécontentement populaire face à la démocratie néolibérale et à ses résultats politiques fut récupéré par des populistes de droite, qui prétendent être « antisystème », parler au nom du « vrai peuple » face aux « élites » arrogantes et hors sol. Mais lesdits populistes sont généralement issus des mêmes élites, sont un pur produit du système, dont ils incarnent le pourrissement. Leur programme socio-économique (et leur politique étrangère dans une large mesure) est du reste pratiquement le même que celui des « élites » néolibérales auxquelles ils prétendent s’opposer, enfermant ainsi le peuple dans une alternative illusoire. Alors, oui, ces populistes illibéraux sont dangereux, et, par leur démagogie contre des segments entiers de la population, leur politique migratoire criminelle et meurtrière, leur œuvre destructrice contre les institutions démocratiques, ils pourraient conduire au fascisme. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie bourgeoise, mais son évolution par temps de crise ; et que la « démocratie » néolibérale est la cause qui a produit ces populismes, nullement le remède à ceux-ci. C’est un peu facile de condamner Donald Trump et de s’indigner face à la terrible menace pour la « démocratie étatsunienne » qu’a été la tentative de coup d’État en 2020. Mais il ne faut pas oublier que c’est de l’oligarchie néolibérale traditionnelle, celle des Biden et des Clinton, de ses impasses et contradictions, du dégoût qu’elle a produit, qu’est né le trumpisme.

 

Mais ces démocraties néolibérales occidentales ont de vrais ennemis à l’extérieur, des puissances émergentes – les plus importantes étant la République populaire de Chine et la Fédération de Russie ; et des adversaires plus localisés, comme la République islamique d’Iran – qui se trouvent par ailleurs ne pas être des démocraties libérales. Alors, pour les contrer, Joe Biden a choisi une diplomatie très idéologique : l’alliance des démocraties contre les régimes autoritaires qui les menacent. Ce discours permet de faire pression sur les alliés pour les rassembler derrière la bannière des USA, ou plutôt pour les mettre sous la botte de l’oncle Sam. Il permet également de travailler l’opinion publique, de construire un climat d’union sacrée, derrière son propre impérialisme. Le cas de la guerre en Ukraine est particulièrement flagrant à cet égard. Mais ce discours est parfaitement hypocrite. Ce qui est reproché aux pays que les USA ont désigné comme leurs adversaires, ce n’est pas de ne pas être des démocraties, mais simplement d’être des adversaires, d’empiéter sur leur zone d’influence : contradiction inter-impérialiste classique.

 

Il suffit de voir quels pays sont labellisés « démocratiques » : tous les pays alliés aux USA, et seulement ceux-là, même s’ils sont très imparfaitement démocratiques (en commençant par les USA eux-mêmes d’ailleurs). Lesquels sont épargnés par les foudres des « démocrates » intransigeants : les alliés manifestement non-démocratiques (l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, etc.). Lesquels, enfin, sont qualifiés d’« autoritaires » : tous les adversaires des USA, même s’ils sont manifestement plus démocratiques que ce pays (la République bolivarienne du Venezuela est clairement un pays démocratique, plus que les USA, y compris du point de vue des critères formels de la démocratie libérale ; pourtant elle est arbitrairement labellisée comme un régime autoritaire).

 

L’objectif de l’administration Biden est de conserver autant que possible l’hégémonie des USA, de conserver le monde du consensus de Washington qui se délite à toute vitesse. La défense de la « démocratie » ne sert que d’habillage à ce projet impérialiste, dont il devrait être inutile de dire qu’il n’a rien de souhaitable d’un point de vue de gauche. 

 

Et pourtant, une certaine « gauche » s’y rallie. Les Verts allemands en font même une position « morale » (la « morale » étant, sous des dehors d’intransigeance, une boussole politiquement assez « flexible » pour épouser toutes les incohérences et contradictions de cette ligne). Ils sont de ce fait aujourd’hui le plus belliciste et atlantistes des partis d’Allemagne.

 

Un monde multipolaire, un slogan anti-impérialiste ? 

 

Il est évident qu’aucun communiste, qu’aucune personne de gauche même qui se respecte, ne peut accorder le moindre crédit à cette démagogie impériale de l’administration Biden. Attention toutefois, en s’y opposant, de ne pas le faire d’une façon simpliste et unilatérale, en inversant simplement ce discours, et en retournant le campisme occidental prôné par le mainstream libéral en un campisme anti-occidental. Cette position est assez répandue dans le mouvement communiste en Europe, généralement plutôt défendue oralement ou sur les réseaux sociaux que réellement théorisée dans des publications en bonne et due forme. Pour d’étranges raisons, les promoteurs de cette approche croient parfois qu’il s’agit de l’orthodoxie marxiste-léniniste la plus pure. Or, cette position n’a rien à voir avec le marxisme-léninisme, et elle est politiquement fausse, ses conséquences étant aberrantes et indéfendables.

 

Ce singulier anti-impérialisme, qu’il serait plus exact de qualifier de campisme anti-occidental, identifie l’impérialisme à la puissance impérialiste la plus forte d’aujourd’hui : les USA, ou l’« Occident » (étrange entité que l’ « Occident », qui comprend aussi le Japon). De ce fait, il découle que par définition des pays non-occidentaux ne sont pas impérialistes, et, que dans la mesure où ils s’opposent aux USA pour une raison ou une autre, ils sont anti-impérialistes. Les puissances émergentes seraient un facteur émancipateur pour le monde dans la mesure où elles se libèrent des USA, indépendamment de la nature interne de leur régime. L’alternative à la domination « unipolaire » des USA serait un monde « multipolaire ». Cette position amène à soutenir des régimes anti-étatsuniens, peu importe qu’ils soient par ailleurs parfaitement réactionnaires, même contre des mouvements authentiquement révolutionnaires. Elle amène également à être des plus réservé face à des soulèvements populaires si ceux-ci sont dirigés contre des régimes non-occidentaux, et à n’accorder qu’une valeur très limitée aux luttes démocratiques. Or, cette position ne tient politiquement pas la route.

 

C’est quoi, d’abord, un monde multipolaire ? La définition la plus claire en a été donnée par Vladimir Poutine : un monde divisé en plusieurs grandes puissances (en clair, plusieurs empires), qui dominent à leur guise leur propres zone d’influence, tenant sous leur botte leurs dominions à eux. On peut comprendre pourquoi la notion plaît à Poutine. Il n’est pas compliqué du reste de saisir dans l’intérêt de qui est cette idée : des élites des pays non-occidentaux qui ont des ambitions impériales. Mais, pour des communistes, qu’est-ce que ça peut faire au fond que le monde soit unipolaire ou multipolaire ? En quoi ce serait « mieux » ? Le monde de 1914 était très multipolaire. Ce n’était clairement pas mieux. L’Empire du Japon sous le règne de Hirohito avait déjà prôné avant l’heure cette théorie de la multipolarité et des puissances émergentes non-occidentales. Il a surpassé le Troisième Reich même en terme de crimes de guerre. Toutes les puissances impérialistes ont un jour été « émergentes », en commençant par les USA d’ailleurs, qui ont contesté la place au soleil aux vieux empires. La seule façon qu’a une puissance impérialiste nouvelle de se tailler une zone d’influence, c’est par la force, et trop souvent par la guerre. Aussi, la dynamique d’affrontement entre les USA et des puissances « émergentes » est des plus dangereuses. Il faut chercher à empêcher la conflagration. Non à soutenir des régimes parfaitement infréquentables au nom de la « multipolarité ».

 

Il suffit du reste de regarder la nature de la plupart des pays « émergents » ou en litige avec les USA, pour voir qu’ils ne sont en tout cas pas meilleurs, que ce soit du point de vue de leur nature de classe, de la nature de leur régime politique, pour leur propre peuple, pour les communistes qu’ils persécutent trop souvent, pour les peuples qui ont le malheur de tomber dans leur zone d’influence : la Russie de Vladimir Poutine, l’Inde de Narendra Modi, l’Iran d’Ali Khamenei, la Syrie de Bachar El-Assad, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan (ce n’est pas une plaisanterie, il y a des « anti-impérialistes » qui défendent la Turquie, y compris contre les revendications kurdes, au nom de la « multipolarité »). 

 

Du reste, les faits ne confirment  pas le scénario campiste. Les pays émergents sont souvent plus opposés entre eux qu’unis face aux USA. L’Inde est un allié de l’Occident face à la Chine, même si elle défend aussi ses intérêts propres, et la seule raison pourquoi l’Inde et la Chine ne sont pas en guerre est que le territoire qui fait litige est situé à 4’000m de hauteur. La République socialiste du Vietnam n’hésite pas à se rapprocher des USA face à ce qu’elle perçoit comme un danger d’hégémonie chinoise. La Russie a longtemps voulu adhérer à l’OTAN avant de se retourner contre cette alliance militaire…

 

Un argument, qui semble valable, est que des pays socialistes, ou en tout cas sur la voie du socialisme, comme Cuba et le Venezuela, y souscrivent apparemment, par leur discours comme par leurs alliances avec des pays comme la Russie, l’Iran, la Syrie, etc. Certes. Mais est-ce vraiment un argument sérieux ? La raison d’État a ses raisons, qui sont légitimes. Les pays socialistes n’y font pas exception. Nous n’avons rien à y redire, le Parti du Travail n’étant pas, ni ne pouvant être anarchiste. Ils ont même l’obligation, dans l’intérêt même de leur peuple, de mener une politique étrangère basée sur leurs intérêts d’État. Mais une politique basée sur la raison d’État n’en devient pas pour autant une politique internationaliste de principe, ni un discours diplomatique un discours scientifique marxiste-léniniste. Certes, souvent des pays socialistes ont essayé de fonder théoriquement, avec des arguments plus ou moins spécieux, leurs différends qui étaient des divergences d’intérêts entre États. L’exemple le plus fameux étant la querelle sino-soviétique. Par-là, ces États et leurs partis dirigeants, n’ont pas rendu service au mouvement communiste international, créant une dangereuse confusion sur le plan de la théorie. Cuba et le Venezuela ont un besoin vital de chercher les alliances qu’ils peuvent pour desserrer le blocus des USA. Cela peut être considérée comme une politique anti-impérialiste dans cette mesure. Mais cela ne rend pas leurs alliés de circonstance anti-impérialistes, ni fréquentables en aucune façon. Pour un parti communiste au pouvoir, dont les dirigeants exercent aussi des responsabilités au sommet de l’État, il n’est pas toujours simple de séparer les deux registres, mais un parti d’opposition n’a pas à se lier les mains de cette façon. Soutenir des pays socialistes n’implique pas de s’aligner sur leur politique étrangère.

 

Cette ligne campiste amène ses partisans à prendre des positions indéfendables sur les questions internationales, comme des navrantes prises de position pro-russes. Peut-être plus grave encore, elle amène à défendre des régimes réactionnaires du Sud global labellisés comme anti-impérialistes en tant que tels, y compris contre les forces populaires qui leur résistent, y compris d’authentiques forces révolutionnaires. Elle amène aussi à une réticence indue à soutenir des mouvements populaires, même lorsque le parti communiste local y participe, s’il ne s’agit pas à coup sûr d’authentiques révolutions communistes, si les médias occidentaux sont favorables aux dits mouvements, et si un régime occidental pouvait in fine remplacer la dictature anti-occidentale. Parce que l’Occident spécule trop sur la notion de démocratie, on oublie à quel point le mouvement ouvrier a besoin de la démocratie, à quel point la lutte pour les droits et libertés démocratiques a toujours été une lutte de classe fondamentale. 

 




Ce qui ne va pas dans toutes ces positions, c’est que c’est le critère géopolitique (pour / contre les USA) qui prend le pas sur le critère de classe, ce qui est manifestement antimarxiste. Un régime, ou un mouvement, doit être jugé avant tout sur sa nature intrinsèque, seulement subsidiairement sur ses alliances ou ses ennemis externes. Alors, oui, les soulèvements populaires dans ces pays sont souvent confus politiquement et par leur composition de classe – mais toutes les révolutions ou presque commencent ainsi – et l’Occident pourrait profiter de l’issue de ces soulèvements. Mais ce n’est en tout cas pas une raison pour être du côté d’un régime réactionnaire contre son peuple. Une révolution peut toujours échouer. Ce n’est pas une raison de ne pas la soutenir.

 

La question n’est pas si nous voulons un monde unipolaire ou multipolaire. Nous luttons pour un monde sans « pôles » (c’est-à-dire sans empires) ni dominions opprimés. Cela seul est une position anti-impérialiste de principe.

16 juillet 2022

Le Sahara occidental, dernière colonie d’Afrique continentale

     Carte du Sahara occidental

 

Il est de notoriété publique que, après avoir été divisée en possessions coloniales par les puissances impérialistes européennes dans son intégralité – mis à part l’Éthiopie et le Libéria (quoi que l’indépendance de ce pays fût plutôt relative) –, après un siècle d’oppressions sans nombre, le continent africain fut entièrement décolonisé entre les années 1950 et 1980, même si le colonialisme direct fut trop souvent en pratique remplacé par une domination néocolonialiste moins ouverte, mais à peine moins oppressive, et négatrice dans tous les cas d’une réelle autodétermination des peuples d’Afrique. Une situation qui s’est considérablement aggravée avec la contre-révolution néolibérale et les plans d’ajustement structurels du FMI (le nouveau pouvoir colonial de fait).

 

C’est presque vrai. Car toute l’Afrique n’est toujours pas décolonisée. Il y a ainsi l’île de la Réunion, qui demeure une possession française. Car, objectivement, lesdits domaines ou territoires d’outre-mer sont les dernières colonies de la France. Si leurs habitants autochtones disposent de la citoyennenté française, des discriminations socio-économiques et mêmes politiques demeurent. Et quand la République ne veut pas lâcher un territoire, elle le conserve de gré ou de force, que ses habitants autochtones soient d’accord ou pas. C’est ce dont témoigne bien l’histoire récente, et tourmentée, de la Nouvelle-Calédonie, qui reste d’ailleurs toujours un territoire à décoloniser selon l’ONU.

 

Mais nous parlerons dans la suite de cet article d’un cas beaucoup plus flagrant de colonialisme direct, de la dernière colonie d’Afrique continentale : le Sahara occidental. Ce vaste territoire désertique de 266'000 km2 est habité par un peuple autochtone, qui possède une identité et une culture bien définie et distincte : les Sahraouis ; qui sont près de 600'000 personnes au Sahara occidental même, et près de 300'000 dans la diaspora (principalement en Algérie, en Espagne, au Maroc et en Mauritanie). Ancienne colonie espagnole jusqu’en 1976, le Sahara occidental a été depuis annexé par le Royaume du Maroc, qui le revendique comme étant son territoire souverain. Mais l’ONU n’est pas d’accord avec cette prétention, contraire au droit international, et considère le Sahara occidental comme un territoire « non-autonome », dont le peuple a le droit à l’autodétermination. Les Sahraouis sont encore moins d’accord, eux qui ont continué à résister par les armes à l’occupation marocaine comme ils avaient résisté à la colonisation espagnole, sous la direction du Front Polisario, le front de libération du Sahara occidental. Après des années de guerre, un cessez-le-feu fut conclu en 1991, aboutissant à une partition de fait entre 80% du territoire contrôlé par le Maroc, et où les droits des habitants autochtones sont violés d’une façon flagrante, et 20% de territoire libéré, sous contrôle du Polisario ; alors qu’une bonne partie de la population doit vivre dans des camps de réfugiés en Algérie, sans espoir de retour dans leur pays dans un avenir prévisible. Une mission de l’ONU, la MINURSO, était censée superviser un processus d’autodétermination du Sahara occidental. Mais elle se révéla un échec complet. Le Maroc ne renonça jamais à sa volonté d’une annexion simpliciter de tout le Sahara occidental. En 2016, il viola le cessez-le-feu, contraignant aujourd’hui le Front Polisario à reprendre les armes.

 

Ce conflit est peu connu en Occident, où le Sahara occidental passe presque pour un territoire marocain « normal », et où trop de personnes n’en ont jamais entendu parler. Parce que nous soutenons le principe intangible du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, parce qu’aucun peuple ne sera réellement libre tant qu’un seul subira le joug du colonialisme, parce que la lutte du peuple Sahraoui doit être connue, nous avons choisi le Front Polisario comme invité d’honneur pour notre 13ème Fête des peuples sans frontières. Et pour faire connaître cette histoire, commençons par son début.

 

Le Sahara occidental avant 1976

 

L’histoire du Sahara occidental remonte au fond des âges. Les ancêtres des Sahraouis y vivaient depuis la haute Antiquité. Ils sont progressivement islamisés à partir du VIIIème siècle. La région est successivement contrôlée par différents empires. En 1048, des Berbères sanhdjas (en actuelle Mauritanie) se coalisent sous la direction d’Abdellah ben Yassin, un prédicateur malékite, partisan d’un islam rigoriste, et fondent le mouvement Almoravide. Les Almoravides conquièrent un vaste empire, comprenant le Sahara occidental, le Maroc et l’Al-Andalus musulman. Mais, parvenu au pouvoir, le régime Almoravide perd de sa radicalité religieuse. Il est renversé à son tour par un mouvement plus rigoriste encore, les Almohades, en 1147. Le Sahara occidental échappe aux mains de la nouvelle dynastie, et perd son organisation politique.

 

Mais, en 1514, le Sahara occidental est annexé par la nouvelle dynastie marocaine des Saadiens. Cette dynastie conquiert un vaste empire, qui atteindra son point culminant à la fin du XVIème siècle, avant de se désagréger peu à peu. Mais le Sahara occidental restera en mains marocaines jusqu’en 1884, et ni Espagnols ni Portugais ne parvinrent à s'y implanter avant cette date. La monarchie marocaine tire argument de cette longue domination pour « prouver » la marocanité du Sahara occidental. Mais une possession dynastique passée ne peut en aucun cas justifier des revendications territoriales présentes, et n’a absolument aucune valeur eu égard au droit international. Elle ne fait surtout pas le poids face au droit d’autodétermination du peuple qui habite une terre donnée, et auquel le régime marocain refuse le droit de décider de son destin.

 

Le raisonnement de la monarchie marocaine ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à celui d’un certain Vladimir Poutine, dont le fameux « Monde russe », dont le contrôle lui reviendrait de droit, a exactement la même légitimité – ou plutôt son absence – que celle de la « marocanité » du Sahara occidental. On reconnaît bien également l’approche d’un autre restaurateur d’empire autoproclamé, Recep Tayyip Erdogan. On voit aisément à quels redécoupages sanglants des cartes, au mépris total des peuples et de leurs droits, conduirait ce type de raisonnement néo-impérial. L’histoire de l’Europe n’en témoigne que trop.

 

En 1884, le Sahara occidental est annexé par l’Espagne, et devient une colonie espagnole. Le sultan marocain soutient la résistance, avant d’être lui-même soumis à un protectorat franco-espagnol. L’Espagne établit des comptoirs commerciaux et une présence militaire. Les Sahraouis n’ont jamais accepté cette domination coloniale. Mais toutes les tentatives de révoltes furent impitoyablement écrasées par l’occupant. C’est dans la répression sanglante des insurgés sahraouis que le général Franco et ses complices apprirent les méthodes criminelles qu’ils feront subir ensuite au peuple espagnol.

 



A partir de son indépendance en 1956, le Maroc soutint la lutte des Sahraouis contre l’occupation espagnole, non par sollicitude pour leurs droits, mais dans le but de reconstituer son empire passé, pensant qu’il serait facile d’annexer ce territoire, et que le peuple sahraoui ne s’opposerait pas à cette perspective (sans naturellement daigner lui demander son avis). La Mauritanie avait également des prétentions territoriales sur la Sahara occidental. Le Maroc fit inscrire – on peut rétrospectivement apprécier une certaine ironie historique – le Sahara occidental sur la liste des territoires non-autonomes de l’ONU, qui fit pression sur l’Espagne pour qu’elle mette fin à son occupation coloniale. Parallèlement, la résistance sahraouie grandit. Le Front Polisario (Front populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro) fut fondé en 1973, s’inscrivant dans l’héritage des mouvements de résistance antérieurs. L’Espagne s’accrocha toutefois à sa colonie jusqu’à la mort de Franco, en 1975.

 

Alors que le dictateur agonisait, l’Espagne, n’avait plus la volonté de mener une guerre coloniale. Et le peuple sahraoui n’entendait pas les choses de la même oreille que le roi du Maroc ou l’élite mauritanienne, et aspirait à l’indépendance, non à changer de maître. Une mission de l’ONU reconnut en 1975 un « consensus écrasant parmi les Sahraouis vivant sur le territoire en faveur de l'indépendance et en opposition à l'intégration avec tout pays voisin » ; ainsi que la légitimité du Front Polisario en tant que représentant du peuple Sahraoui (légitimité qui sera confirmée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1979). L’Espagne annonça un prochain référendum d’autodétermination. La même année, la Cour internationale de justice de la Haye statua que « Les éléments et renseignements portés à la connaissance de la Cour montrent l'existence, au moment de la colonisation espagnole, de liens juridiques d'allégeance entre le sultan du Maroc et certaines des tribus vivant sur le territoire du Sahara occidental. Ils montrent également l'existence de droits, y compris certains droits relatifs à la terre, qui constituaient des liens juridiques entre l'ensemble mauritanien, au sens où la Cour l'entend, et le territoire du Sahara occidental », ce qui n’empêche pas toutefois que « (...) En revanche, la Cour conclut que les éléments et renseignements portés à sa connaissance n'établissent I’existence d'aucun lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara occidental d'une part, le Royaume du Maroc ou l'ensemble mauritanien d'autre part. »

 

Mais le roi du Maroc, Hassan II, s’opposa catégoriquement à ce que le peuple sahraoui ait son mot à dire sur son avenir, et organisa la « marche verte », une manifestation sur le territoire encore contrôlé par l’Espagne avec des dizaines de milliers de civils marocains, véritable coup de force, pour forcer la main à l’Espagne. L’Espagne, le Maroc et la Mauritanie négocièrent donc en coulisses : le Maroc récupérait deux tiers du Sahara occidental, la Mauritanie un tiers, et l’Espagne conservait des concessions pour le phosphate et la pêche. Un arrangement scandaleux entre une ancienne puissance coloniale et deux nouvelles, négocié dans le dos du peuple sahraoui, qui n’eut pas son mot à dire, et violemment condamné par le Front Polisario ; un arrangement illégal en vertu du droit international, et désapprouvé par l’Assemblée générale des Nations-Unies, qui réitéra l’exigence d'un référendum d'autodétermination.

 

D’une nouvelle occupation coloniale au cessez-le feu

 

Le peuple sahraoui n’avait fait que changer de maître dans l’affaire, et le Front Polisario fut contraint de mener la lutte armée contre deux nouvelles puissances occupantes. En 1976, il proclama la fondation d’une République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD), qui ne fut pas reconnue par l’ONU, pas plus que la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. La RASD, et son combat de libération nationale légitime, bénéficia en revanche du soutien des pays socialistes, et de pays du Tiers-monde s’inscrivant dans une perspective anti-impérialiste (certains d’entre eux l’ont retiré aujourd’hui dans le sillage de la grande régression néolibérale). Parmi les principaux soutiens de la RASD figurait l’Algérie, qui était alors un pays révolutionnaire et anti-impérialiste. Ce soutien a persisté malgré tous les tournants qu’a connu l’Algérie depuis : les camps de réfugiés sous contrôle du Polisario sont aujourd’hui encore en territoire algérien ; y sont situées également les institutions de la RASD, dans le camp de Tindouf.

 

Le Front Polisario dut donc s’engager dans une guerre de guérilla contre les armées du Maroc et de la Mauritanie, avec succès. La Mauritanie ne fait pas le poids, conclut un cessez-le-feu avec le Front Polisario en 1979, reconnaît la RASD et sa souveraineté sur le Sahara occidental. La zone d’occupation mauritanienne est toutefois rapidement annexée par le Maroc. Car la guerre se révèle plus difficile face à l’armée marocaine. Le Polisario remporte des succès militaires, mais la guerre se révèle impitoyable, et l’aviation marocaine bombarde des camps de réfugiés, forçant des milliers de Sahraouis à l’exil. Le Maroc finit par « sécuriser » quelques 80% du territoire du Sahara occidental qu’il occupe, en construisant un mur gigantesque qui l’entoure – tel le mur de Trump, ou celui édifié par Israël, et qui provoque nettement moins l’indignation des bien-pensants en Occident que feu le mur de Berlin – doublé d’un champ de mines, et derrière lequel le peuple Sahraoui sous occupation est emprisonné. Pour le Front Polisario, la guerre était dans une impasse, et un cessez-le-feu fut conclu, sous l’égide de l’ONU, en 1991.




 

Le Sahara occidental sous occupation marocaine

 

Le Sahara occidental fut de facto divisé en une zone d’occupation marocaine (80% du territoire), et une zone libre (20%), que le Maroc appelle « zone tampon » et qui est de fait contrôlée par le Polisario (mais la plupart des Sahraouis sous administration de la RASD vivent dans les camps de réfugiés en Algérie).

 

L’ONU désigna une mission spéciale, la MINURSO – Mission des Nations-Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental – dont la principale attribution, comme son nom l’indique, était l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Mais, elle se révéla un échec total. Aucun référendum ne put être organisé, car le Maroc sabota systématiquement toute tentative de mise en place d’un vrai référendum, et que le Front Polisario ne pouvait accepter une simple autonomie de façade, laissant la domination marocaine intacte. La MINURSO ne fit rien non plus contre les massives et graves violations des droits humains dans la nouvelle colonie marocaine.

 

Car le joug marocain dans le Sahara occidental occupé ne se révéla pas mieux que le colonialisme européen. Faut-il le rappeler, le Royaume du Maroc n’est pas une démocratie, mais une monarchie quasiment absolue – avec un multipartisme de façade mais où aucune opposition réelle n’est tolérée – et reposant sur un appareil d’État extrêmement répressif. Comme dans toute monarchie à l’ancienne, la famille régnante, puissante et richissime, est au sommet de l’oligarchie locale, et n’hésite pas à utiliser la puissance publique au service de ses intérêts privés.

 

Le Sahara occidental occupé se vit imposer une domination coloniale extrêmement dure : répression brutale de toute contestation, absence de toute liberté d’expression, véritable chape de plomb coupant presque cette région du monde, violences policières et procès politiques omniprésents et arbitraires. Les ressources naturelles du Sahara occidental – phosphates et ressources halieutiques – sont soumises à un véritable pillage, sans aucun égard à la durabilité ni aux dégâts occasionnés à l’environnement. Les revenus reviennent à l’élite marocaine ; le peuple sahraoui n’en voit jamais la couleur.

 

La monarchie marocaine prétend justifier cette occupation coloniale par une prétendue « marocanité » du Sahara occidental, dont nous avions déjà parlé. Elle diffuse des fakes news, comme quoi la question sahraouie aurait été artificiellement créée de toutes pièces par l'Algérie, ce qui contredit les faits les plus élémentaires, comme d’ailleurs la position de l’ONU. Elle affirme enfin que la question ferait l’objet d’un consensus dans la société marocaine, si bien qu’il serait impossible de faire de quelconques concessions. Mais une majorité de la population russe soutiendrait – même si ce n’est pas certain – l’« opération militaire spéciale ». Qu’un nationalisme fasse l’objet d’un « consensus » – au sein du peuple d’un pays dominant – ne le rend pas légitime pour autant.

 

Succès diplomatiques de la monarchie marocaine

 

A défaut de se plier aux exigences les plus élémentaires du droit international, ou de négocier sérieusement avec ceux que l’ONU a reconnus comme représentants légitimes du peuple sahraoui, le régime marocain a trouvé une autre solution : légitimer son coup de force en le faisant avaliser par des puissances impérialistes.

 

Les soutiens du Maroc sont tout d’abord les pétromonarchies du Golfe (entre monarchies absolues on est solidaire…). Ce sont ensuite les USA de Trump, qui ont accepté la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange du rétablissement des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël : avaliser l’oppression des Sahraouis en échange de l’acceptation de celle des Palestiniens…Une position que l’administration Biden n'a pas remise en cause. C’est l’UE, qui a signé un accord de libre-échange avec le Maroc, incluant le Sahara occidental dans le territoire marocain ; un accord d’abord retoqué par la CJUE, mais ensuite validé par le Parlement européen en 2019. La si vertueuse UE, si intransigeante sur les principes de « l’État de droit », cautionne donc le pillage des ressources naturelles d’un territoire illégalement occupé. Après tout, business is business. C’est enfin le gouvernement « de gauche » espagnol, qui a accepté la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, pour que la police marocaine continue à tabasser avec zèle les migrants africains qui tentent de rejoindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.

 

Quand on a autant de puissances impérialistes de son côté, pourquoi s’embarrasser d’un détail sans importance comme le droit international ? On peut en revanche apprécier la « sincérité » de l’indignation morale des dites démocraties occidentales devant les agissements de Vladimir Poutine – qui, pour inexcusables qu’ils soient, ne sont pas pires que ceux du roi du Maroc, de celui d’Arabie Saoudite, ou du président de Turquie – et ce que vaut leur attachement aux valeurs que sont le droit international et les droits humains.


         La RASD a des soutiens plus honorables. Ici Mohamed Abdelaziz, ancien président de la RASD, avec Raoul Castro, en 2014 


Fin du cessez-le-feu et reprise de la lutte armée

 

Cet état de paix précaire et de promesses non tenues prit fin en 2020. Afin de mieux pouvoir piller les ressources du Sahara occidental occupé, le Maroc décida de bâtir une route goudronnée en direction de la Mauritanie, destinée à l’exportation. Mais cela impliquait d’ouvrir une brèche illégale dans la zone de démarcation, à Guerguerat, et de faire passer ladite route en zone libre, en violation flagrante de l’accord de cessez-le-feu. Des militants non-armés du Polisario ont manifesté en 2020, en zone libre, pour bloquer cette route illégale. L’armée marocaine est alors intervenue pour réprimer brutalement cette manifestation pacifique, et « sécuriser » une zone illégalement occupée.

 

Le Front Polisario a estimé qu’il s’agissait de la part du Maroc d’une violation unilatérale du cessez-le-feu, que celui-ci avait donc vécu, et qu’il était de sa responsabilité de protéger les civils sahraouis, fût-ce en prenant les armes. Ce fut la reprise de la guerre. Depuis, les forces armées du Front Polisario attaquent régulièrement des positions de l’armée marocaine, pour accomplir par les armes une lutte de libération nationale que la négociation et l’ONU n’ont pu mener à bien. Du côté marocain, c’est l’escalade dans une répression brutale et arbitraire contre toute expression de mécontentement en territoire occupé. La guerre n’a fait que prendre en ampleur et continue à ce jour, sans qu’il soit possible d’en voir la fin, bien que le fait soit pratiquement inconnu par chez nous.

 

Parce que cette occupation coloniale est un scandale trop méconnu, parce que de cette guerre de libération nationale trop peu de gens sont au courant dans notre pays, nous avons invité le Front Polisario en tant qu’invité d’honneur à notre 13ème Fête des peuples sans frontières. Parce que la solidarité internationale est pour nous un principe inconditionnel, parce que le colonialisme sous quelque forme que ce soit est inacceptable et doit être éradiqué, parce que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un principe intangible. Pour toutes ces raisons, la lutte du peuple sahraoui doit être soutenue, de la même façon que l’est celle du peuple palestinien ou du peuple kurde, que l’est celle de tout peuple soumis à un joug colonial ou néocolonial. La revendication doit être claire et sans concession : un référendum d’autodétermination, avec la possibilité de former un État séparé, pour le peuple du Sahara occidental, sans aucune immixtion de la monarchie marocaine. Il n’est pas acceptable, au XXIème siècle, que des prétentions dynastiques, des nationalismes archaïques, ou des ambitions impérialistes puissent justifier l’oppression d’un peuple et le pillage de ses ressources naturelles. Nous luttons pour qu’enfin ces reliques putrides d’un passé révolu rejoignent les poubelles de l’histoire, pour un monde nouveau.

La Fête des peuples est enfin de retour !

 


Après deux années d’absence forcée du fait de la pandémie, il n’était que grand temps que la traditionnelle Fête des peuples sans frontières, fête annuelle de la section genevoise du Parti Suisse du Travail, fasse enfin son retour. Cette année en marque déjà la 13ème édition, qui s’annonce particulièrement belle : nous n’avons jamais eu autant de stands d’organisations progressistes, et le programme politique et musical est plus que bon, tant du point de vue de sa diversité que de sa qualité. Comme d’usage, nous ouvrons les colonnes de l’Encre Rouge aux organisations invitées à la Fête.

 

Ce résultat réjouissant – prometteur, nous l’espérons, d’un franc succès de cette 13ème édition – est bien entendu le fruit du travail des camarades engagés dans l’organisation de la fête. Mais pas seulement. Il témoigne également de l’importance très actuelle de ce que la Fête des peuples représente, de ce qu’elle signifie.

 

Grande fête populaire, la Fête des peuples sans frontières est avant tout une fête politique ; comme son nom l’indique, une fête dédiée à l’internationalisme prolétarien, qui est un principe fondateur de notre Parti, à la solidarité internationaliste entre tous les peuples du monde dans une lutte commune pour leur émancipation, contre l’oppression impérialiste et capitaliste, contre la tyrannie et la guerre, pour le progrès social, pour le socialisme.

 

Cette perspective se reflète dans le programme politique de la fête, dont l’idée était de mettre en avant, sans aucune prétention à l’exhaustivité, et dans une dimension tricontinentale, trois foyers majeurs de lutte et d’espoir sur la planète.

 

C’est tout d’abord l’Amérique latine, dont les peuples ont relevé l’étendard rouge du socialisme dès les années 2000, apportant une lumière nouvelle dans l’âge sombre de la contre-révolution néolibérale, refusant de courber l’échine sous la prétendue « fin de l’histoire ». Ce continent a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire des luttes pour la justice sociale, pour une société nouvelle, libérée de l’oppression exercée par une minorité privilégiée. L’Amérique latine a depuis suivi une trajectoire complexe, entre réalisations spectaculaires, sortie de millions de personnes de la pauvreté, mais aussi difficultés, retours en arrière, et nouvelles victoires. Malgré une opposition farouche d'un impérialisme étatsunien impitoyable et sans scrupules, d’une oligarchie locale ultra-réactionnaire et volontiers raciste, malgré les contradictions et la complexité des tâches, ces peuples n’ont jamais renoncé. Nous soutenons sans réserve leurs luttes qui sont aussi les nôtres. Nous avons décidé de leur donner la parole à la Fête des peuples.

 

C’est deuxièmement le Sahara occidental, occupé par le Royaume du Maroc, et qui est une des dernières colonies stricto sensu sur notre planète (au même titre que la Palestine, la Papouasie occidentale,…), et dont le peuple doit mener une lutte armée pour sa libération. Une lutte insuffisamment connue, et qui devrait l’être plus. C’est pourquoi nous avons fait du Front Polisario, le front de libération du Sahara occidental, l’invité d’honneur de notre fête.

 

C’est enfin le Kurdistan, divisé entre quatre États, et dont le peuple lutte pour son émancipation – ainsi que celle de tous les peuples qui vivent sur ce territoire – et pour une société radicalement nouvelle, ce malgré des difficultés extrême, et de nombreux ennemis : les groupes armés islamistes, les impérialismes perfides, le criminel dictateur Erdogan (que nos « démocraties occidentales » considèrent parfaitement fréquentable, et dont les crimes de guerre sont absous),...

 

Aujourd’hui que les oligarchies capitalistes ne nous proposent comme avenir que l’inflation, les guerres (celle d’Ukraine étant loin d’être la seule), la destruction accélérée de la planète, qui bientôt sera inhabitable, tout cela pour maintenir aussi longtemps que possible leurs privilèges ; que l’Empire le plus puissant qui ait jamais existé s’enfonce lui-même dans les ténèbres de la réaction, et que sa Cour suprême n’est rien de plus qu’un groupuscule d’extrême-droite, nous avons plus que jamais besoin d’une alternative radicale, d’une révolution. De toutes les luttes que nous avons choisi de mettre en avant, nous avons beaucoup à apprendre. Nous devons les soutenir. Excellente 13ème Fête des peuples sans frontières à toutes et tous !

03 mai 2022

Intervention à la commémoration à l’occasion des 5o ans depuis le décès de Kwame Nkrumah, organisée par le Parti du Travail le 27.04.22

 


Je crains de n’être de loin pas aussi compétent pour ce qui concerne le sujet qui nous occupe ce soir que les historiens qui sont avec moi autour de la table. Je ferais de mon mieux néanmoins pour dire ce que le Parti du Travail a à dire de Kwame Nkrumah et de son héritage. Je commencerai par les raisons pourquoi nous avons organisé la commémoration de ce soir.

 

Car, qui fut Francis Nwia Koffi Kwame Nkrumah, né en septembre 1909 à Nkroful, dans la colonie britannique de la Gold Coast (actuel Ghana), et décédé le 27 avril 1972 dans un hôpital de Bucarest, en Roumanie ? Son nom est hélas peu connu, injustement peu connu, par chez nous. Il fut pourtant un personnage légendaire en son temps, et l’est encore en Afrique aujourd’hui. Pourquoi le Parti du Travail a estimé important de rappeler aujourd’hui sa mémoire, de s’intéresser à sa pensée et à son œuvre ? En un mot, pourquoi accordons-nous autant d’importance au passé, à l’histoire ?

 

La raison, c’est que nous pensons que l’histoire n’est pas seulement connaissance du passé mais aussi un enjeu politique. La façon dont on raconte l’histoire, le choix de ses aspects qu’on met en avant ou qu’on passe sous silence, permet de construire un récit, de justifier une certaine vision du monde, de légitimer l’ordre établi ou sa contestation. Nous connaissons fort bien cet aspect en Suisse, où l’histoire officielle a eu tant de poids pour cimenter un consensus populaire autour d’une vision idéalisée – mais pour le moins imparfaitement conforme à la réalité historique – de l’histoire nationale. Nous pensons que, pour lutter contre l’ordre existant et pour bâtir un autre avenir, les classes populaires ont vitalement besoin de connaître une histoire par en-bas, celle des luttes des classes subalternes dans le passé, des tentatives de construire une société différente, avec leurs succès et leurs échecs.

 

C’est également ce que Kwame Nkrumah écrivait :

 

« Ce lien entre la façon d’écrire l’histoire et l’idéologie est éternel. Un coup d’œil sur l’œuvre des grands historiens, Hérodote et Thucydide compris, permet de voir leur passion idéologique. Leurs irrésistibles commentaires moraux, politique et sociaux sont des cas précis qui témoignent d’une prise de position idéologique plus générale. Les grands historiens sont traditionnellement des accusateurs publics qui se sont nommés eux-mêmes : ils accusent au nom du passé et exhortent au nom de l’avenir. Ces accusations et ces avertissements ont été insérés dans un cadre rigide de présupposés, tant sur la nature de l’homme bon que sur celle de la société bonne, de telle façon que ces présupposés servent d’indices pour une idéologie implicite ».

 

Et Kwame Nkrumah est un personnage historique qui mérite d’être connu. Révolutionnaire, marxiste-léniniste sans dogmatisme, qui tenta de s’appuyer sur le marxisme pour penser les réalités africaines, théoricien du panafricanisme, il combattit contre le colonialisme qui étouffait le continent africain. Il conduisit son pays natal, le Ghana, l’ancienne colonie britannique de la Côte de l’or, à l’indépendance, en 1957, et en devint le premier président en 1960. C’est une lutte qu’il raconte, de son point de vue, dans son Autobiographie, parue lorsque l’indépendance du Ghana était déjà imminente, mais n’était pas encore effective – une certaine prudence de ton, mais aussi une utile leçon de diplomatie et de subtilité, s’en ressent dans sa prose. Durant son mandat, il s’efforça de faire du Ghana le phare de la révolution en Afrique, de rompre avec l’héritage du colonialisme et la misère, d’entamer la construction d’une nouvelle société socialiste. Malgré les difficultés et les contradictions réelles de l’expérience ghanéenne ses réalisations furent réelles et considérables, si on prend en comptes les conditions objectives dans lesquelles il fallut lutter alors.

 

Kwame Nkrumah est l’auteur de plusieurs écrits théoriques de grande valeur, qui valent la peine d’être lus de nos jours, qui méritent d’être connus, de même que son action politique, tant il est vrai que les potentialités non-réalisées du passé peuvent être des solutions aux impasses du présent, et des voies de l’avenir.

 

Notre Parti, qui est un Parti internationaliste, et qui ne sépare pas la lutte que nous menons en Suisse de la lutte de tous les peuples du monde pour leur émancipation, peut considérer à ce titre Kwame Nkrumah comme s’inscrivant dans la même tradition, dans le même héritage théorique et révolutionnaire, sur lequel nous fondons notre action.

 

Avant tout, parce que Kwame Nkrumah avait clairement fait le choix du socialisme, du socialisme scientifique (et non des usages nébuleux et souvent mystificateurs dont il était fait de ce terme dans les débats sur ledit « socialisme africain »), dans lequel il voyait l’avenir pour l’Afrique, la voie du développement et de la justice sociale :

 

« Si l’Afrique ne s’engage pas sur la voie du socialisme, elle reculera au lieu d’avancer. Avec tout autre système, nos progrès seront au mieux très lents. Notre peuple alors perdra patience. Car il veut voir le progrès se réaliser, et le socialisme est le seul moyen de le faire rapidement ».

 

Bien entendu, il n’est pas possible de penser le développement de nos jours comme on le concevait dans les années 6o. Cela n’enlève rien pourtant à la justesse de ce que disait Nkrumah. J’ajouterais même que le socialisme devient d’autant plus nécessaire pour assurer un développement associant le progrès social et la durabilité – dont l’Afrique n'a pas moins besoin aujourd’hui qu’alors – que le capitalisme fossile touche à sa fin, et qu’il est vitalement urgent pour l’humanité d’en sortir.

 

Pour penser le socialisme, Kwame Nkrumah se fondait sur ce qu’il y a à apprendre de l’édification d’une société nouvelle en URSS et dans d’autres pays du socialisme réel, sans en faire un modèle à copier – car pour construire le socialisme en Afrique, il faut d’abord partir des réalités africaines – ni en oublier les contradictions et insuffisances réelles ; une approche qui peut encore être la nôtre aujourd’hui :

 

« Malgré tous ces handicaps, l’hostilité ouverte et active, et les terribles pertes en matériel et en hommes résultant de la seconde guerre mondiale, l’Union Soviétique a construit en un peu plus de trente ans une machine industrielle assez forte et avancée pour lancer le spoutnik, puis envoyer le premier homme dans l’espace. Il faut dire quelque chose en faveur d’un système d’organisation continentale, joint à des objectifs socialistes clairement définis, qui a à son actif ces remarquables exploits, et j’en fais un exemple de ce qu’un programme unifié pourrait faire pour l’Afrique. Je n'ignore pas les profonds troubles sociaux que cela a entraînés, ni la brutalité de la répression du non-conformisme. En reconnaissant l’exploit, je ne puis que regretter les excès, bien que notre propre expérience me permette de comprendre quelques-unes de leurs causes ».

 

Pour apprécier les réalisations de la tentative d’édification du socialisme au Ghana, mais aussi ses limites, il faut prendre en compte l’héritage de sous-développement extrême, d’absence d’infrastructures les plus indispensables, de délabrement, de misère et d’analphabétisme, de dépendance économique totale, d’un modèle d’échange inégal – exportation de matières premières brutes à bas prix, et importation de produits manufacturés et de produits alimentaires à prix surévalués – qu’avait laissé un siècle de colonialisme. La classe ouvrière était alors très minoritaire au Ghana, dont l’industrie était réduite au minimum indispensable aux yeux des intérêts coloniaux. La bourgeoisie locale était embryonnaire, et principalement de nature compradore. Le Ghana n’était pas prêt à passer au socialisme, et avait surtout besoin d’un développement économique et social pour répondre rapidement à des besoins sociaux criants. Un développement pour lequel l’État ghanéen n’avait que très peu de capitaux à mobiliser, et ne pouvait se passer ni du peu de capitalisme local qui existait, ni des investissements étrangers. Durant les quelques années dont Kwame Nkrumah disposa, il parvint néanmoins à éviter les pièges du néocolonialisme et à atteindre des résultats somme toute spectaculaires en matière d’alphabétisation, de développement des services publics et d’infrastructures – routes, ports, chemins de fers, barrage sur la Volta et électrification du pays. Des bases d’une industrie nationale et étatisée furent jetées. Des industries de transformations furent établies pour ne plus exporter de matières premières brutes, mais des produits finis. Ainsi, aujourd’hui encore, le Ghana exporte son propre chocolat, au lieu de se contenter de vendre du cacao. Il faut aussi noter les efforts dans le sens d’une modernisation de l’agriculture, et d’une diversification économique pour sortir de la monoculture du cacao. Grâce à un soutien négocié auprès des pays socialistes, le gouvernement ghanéen parvint à trouver une solution pour s’en sortir des impasses héritées de l’époque coloniale. Le coup d’État réactionnaire brisa un élan, qui aurait pu amener des résultats autrement plus appréciables que ce qui avait été réalisé jusque-là. Kwame Nkrumah comprit et analysa les dangers du néocolonialisme, et proposa des solutions pour que l’Afrique puisse échapper à cette nouvelle oppression. Dans Néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme – dont le titre, mais aussi la démarche sont inspirées de Lénine – il montre que, malgré l’indépendance politique que la plupart des États africains avaient acquise, ou étaient en passe d’acquérir, loin s’en faut qu’ils aient gagné une indépendance réelle. Il procède à une analyse très complète des consortiums capitalistes internationaux qui dominaient l’Afrique dans la plupart des secteurs de son économie – une énumération peut-être un peu fastidieuse à lire, mais qu’il était absolument nécessaire d’établir et de dénoncer – ainsi que des mécanismes multiformes qui continuaient à maintenir le continent dans les chaînes de la dépendance et du sous-développement, comme si rien n’avait substantiellement changé depuis l’époque coloniale. Sans briser ces chaînes, l’Afrique ne pourrait jamais sortir d’un modèle d’échange inégal – exportation de matières premières brutes au seul profit des monopoles occidentaux, contre important de produits manufacturés achetés à des prix surévalués – ni prendre son destin en main. Le néocolonialisme se mettait seulement en place alors, mais ses mécanismes n’ont pas substantiellement changé depuis. L’analyse pionnière de Kwame Nkrumah reste aujourd’hui indépassable.

 

Son engagement panafricaniste – pour lequel il s’est rendu célèbre avant que d’animer la lutter pour l’indépendance de la Côte de l’Or – découle de son analyse du néocolonialisme et de sa perspective anti-impérialiste. Les anciennes puissances coloniales ont sciemment – selon la maxime « diviser pour mieux régner » – partagé l’Afrique en une multitude de petits États, dont la plupart ne sont pas viables seuls, sans l’ « aide » intéressée de l’ancienne métropole, pas même pour financer leur fonctionnement, et n’ont pas les moyens de mettre en œuvre les ressources nécessaires à un plan de développement endogène. En plus de cette division entre États, les puissances coloniales ont tout aussi sciemment attisé les esprits de clocher, les intérêts particuliers, les régionalismes, toutes les tendances centrifuges possibles et imaginables pour diviser les nouveaux États de l’intérieur et les affaiblir – une tactique que Kwame Nkrumah parvint à enrayer au Ghana, et à bâtir une nation unifiée, malgré tous les efforts perfides de l’occupant britannique. Pour pouvoir réellement sortir d’un rapport de dépendance à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, pour mettre fin à une concurrence néfaste entre États africains qui ne profitent qu’aux monopoles occidentaux, pour mettre en œuvre un développement à large échelle, l’Afrique devrait s’unir politiquement, avec un gouvernement fédéral commun, un marché commun, une planification économique à l’échelle du continent, une diplomatie et une politique de la défense commune. Kwame Nkrumah expose ces idées dans l’Afrique doit s’unir, dont il a fait distribuer des exemplaires à tous les autres chefs d’État africains en fonction, dont, hélas, aucun ne l’a écouté. L’état peu réjouissant dans lequel se trouve l’Afrique aujourd’hui, qui souffre des mêmes maux que Kwame Nkrumah avait déjà dénoncés, n’en rend ses idées que plus actuelles, à défaut de forces politiques conséquentes pour les porter dans l’immédiat.

 

En ces temps de guerre, tragiques et lourds de menace, il est utile d’insister à part sur la politique étrangère prônée par Kwame Nkrumah. Avant Micheline Calmy Rey, il utilisa l’expression de « neutralité positive » pour la définir. Il prônait pour l’Afrique une politique de non-alignement et de paix, de nature à atténuer les tensions entre les deux blocs, et de prôner une dynamique de désarmement et de désescalade. Une Afrique unifiée, parlant d’une seule voix, de sa propre voix, aurait eu une force morale certaine en suivant une telle ligne. Le Ghana indépendant essaya par défaut de le faire en son nom, avec des résultats forcément beaucoup plus limités. 

 

« L’action sans la pensée est vide. La pensée sans l’action est aveugle ». C’est cette citation de Kwame Nkrumah que nous avions choisi comme titre pour la présente commémoration. Et, en effet, ce qui caractérise sa pensée, c’est l’importance qu’il accorde au combat des idées, à l’idéologie, et à son lien dialectique avec la pratique. La lecture de Kwame Nkrumah peut être un remède utile au culte étroit du « terre-à-terre » et du « concret », qui est une étroitesse malheureusement bien présente dans le mouvement ouvrier suisse. Il vaut la peine de citer un passage plus long, extrait de Consciencisme, livre où Kwame Nkrumah expose sa lecture originale, et adaptée aux réalités africaines, du marxisme-léninisme, et qui a suscité d’importants débats sur son interprétation :

 

« Mais l’interaction entre la modification des conditions sociales, d’une part, et le contenu de la conscience des peuples, d’autre part, ne se fait pas à sens unique : les conditions peuvent être modifiées par une révolution, et les révolutions sont le fait d’hommes, d’hommes qui pensent en hommes d’action et agissent en hommes de pensée. Il est vrai que l’histoire fait les révolutionnaires, mais loin d’être la balle emportée par le vent de l’histoire, ils ont une solide base idéologique.

 

La révolution a deux aspects. Elle s’oppose à un ordre ancien et elle lutte pour un ordre nouveau. Les marxistes ont raison d’insister sur le fait que les circonstances matérielles sont une force déterminante, mais j’aimerais donner également une grande importance au pouvoir déterminant de l’idéologie. Une idéologie révolutionnaire n’est pas purement négative ; ce n’est pas une simple réfutation conceptuelle d’un ordre social en train de mourir, mais la lumière qui guide l’ordre social naissant. ».

 

Je ne peux toutefois rester sur une simple apologie de Kwame Nkrumah, n’évoquer que les aspects glorieux de son œuvre, car, hélas, la révolution ghanéenne se termina par un échec. En 1966, le président Nkrumah fut renversé par un coup d’État réactionnaire, avec le soutien de l’ancienne puissance coloniale, alors qu’il était en visite officielle au Vietnam. La junte qui s’est emparée du pouvoir remit le Ghana sur les rails du néocolonialisme, bien que, jusqu’à aujourd’hui, tout ce que Nkrumah avait accompli ne put être démantelé. Quant au premier président du Ghana, il vécut le reste de sa vie en Guinée, l’un des quelques autres pays révolutionnaires – avec un certain nombre d’ambiguïtés – où le président Ahmed Sékou Touré l’accueillit et lui décerna un titre honorifique. Il s’y radicalisa d’ailleurs, et prôna la lutte armée menée par un parti révolutionnaire dans ses derniers écrits.

 

Cela fait de Kwame Nkrumah une figure tragique de l’histoire de l’Afrique, moins célèbre que d’autres, car il ne perdit pas la vie dans le coup d’État qui le renversa. Cela oblige aussi à analyser les faiblesses de la révolution ghanéenne et les causes de son échec, puisque, forcément, il y en a eu.

 

La première de ces causes, c’est que Kwame Nkrumah s’est bien souvent retrouvé seul ou presque à prêcher dans le désert, dans l’Afrique entière – qui ne comptait que quelques îlots révolutionnaires, pour une masse d’États formellement indépendants, mais en fait aux mains d’élites acquises au néocolonialisme – comme au Ghana, où la possession du titre suprême masquait mal son isolement réel.

 

Si Kwame Nkrumah parvint, tant qu’il fut au pouvoir, à faire du Ghana le phare de la révolution en Afrique, il faut malheureusement dire que son propre parti, le CPP (Parti de la Convention du Peuple), n’était pas à la hauteur, et c’est un euphémisme que de le dire. Parti de masse, populaire, militant, formé en 1949, et qui conduisit la lutte victorieuse pour l’indépendance, le CPP – parti pour l’indépendance, à la composition nécessairement plurielle, rassemblant des membres provenant des horizons les plus divers, et qu’unissait essentiellement leur engagement pour l’indépendance nationale, malgré des divergences considérables sur leurs orientations politiques par ailleurs – se dévitalisa une fois parvenu au pouvoir. Il ne parvint pas à devenir un parti d’avant-garde, un parti de la classe ouvrière, dont le Ghana nouveau avait besoin. Au lieu de cela, il devint un parti-État passablement amorphe, rempli d’éléments opportunistes et d’adversaires du socialisme, déchiré par des intrigues sourdes entre clans rivaux. Le président était en réalité passablement isolé au sommet avec ses idées socialistes, entouré par des éléments droitiers et d’anciens compagnons de lutte désireux surtout de s’enrichir par des moyens pas nécessairement légaux. Il faut bien entendu tenir compte de l’inévitable réalité : Nkrumah revint en Côte de l’Or en 1947, le CPP fut fondé en 1949, gagna les élections et accéda au gouvernement en 1951 déjà, pour conduire le pays à l’indépendance en 1957. Parti jeune, ayant grandi vite, il ne pouvait avoir acquis la cohésion et la solidité politique que seule peut avoir une organisation qui s’est forgée sur des années de lutte. Il faut dire que les cadres ayant une formation marxiste étaient fort rares au Ghana, la censure britannique ayant « préservé » ses colonies de la pénétration d’idées indésirables aux yeux de l’administration coloniale. Toujours est-il que les problèmes étaient connus, et que, loin d’être traités, ils allèrent en s’aggravant.

 

Paradoxalement, c’est l’importance extrême que Kwame Nkrumah accordait à la lutte idéologique – au détriment des rapports de force réels parfois – qui lui a peut-être joué un mauvais tour. Le CPP dispensait une excellente formation idéologique dans son institut de formation, et avait une aile gauche dynamique, mais celle-ci était cantonnée en pratique au travail de propagande. Aux postes de commande, on trouvait majoritairement des éléments droitiers qui eurent beau jeu de saboter autant qu’ils le purent, consciemment ou en se livrant à la corruption, l’édification du socialisme, de dévoyer l’organisation du Parti et d’empêcher l’organisation de la classe ouvrière.

 

C’est en revanche un mauvais procès qu’on fait à Kwame Nkrumah en l’accusant d’autoritarisme. Un procès calomnieux fait par des officines de propagande impérialiste, qui fermèrent complaisamment les yeux sur des violations beaucoup plus graves qui eurent lieu dans les pays qui s’étaient soumis au néocolonialisme. Kwame Nkrumah attacha même beaucoup d’importance à la liberté d’expression, et un débat d’idée, avec des critiques adressées au gouvernement, exista largement au Ghana jusqu’au coup d’État ; un débat d’idée inenvisageable par exemple dans la Côte d’Ivoire de Felix Houphouët-Boigny, régime à parti unique, mais qui choisit ouvertement le capitalisme. Le Ghana dut il est vrai adopter des mesures coercitives de plus en plus drastiques. Mais il y fut contraint par les menées de sabotage de l’opposition réactionnaire – qui se livrait à des campagnes d’obstruction, de calomnie et de violence (qui n’auraient pas été tolérées en Suisse), – les manœuvres de l’impérialisme, et les nombreuses tendances centrifuges et fragilités qui menaçaient jusqu’à l’existence du jeune État ghanéen. Le Ghana dut, il est vrai instaurer une politique de détention préventive, qui autorisait l’arbitraire dans la répression. En revanche, Kwame Nkrumah veilla à ce que la peine de mort ne soit pas appliquée (la junte qui le renversa, elle, n’hésita pas à exécuter ses opposants). Il finit par faire du CPP le parti unique du pays, après avoir hésité longtemps à le faire. Mais le problème n’est pas là. Un système à parti unique peut tout à fait se justifier, et n’est pas nécessairement incompatible avec la démocratie. Le véritable problème est que le CPP n’était à l’évidence pas apte à jouer ce rôle. Le reproche qu’on doit faire par contre à Kwame Nkrumah, c’est un manque d’analyse, en termes de classes, de forces hostiles au socialisme, et la cécité à leur présence massive au sein même du CPP, et du gouvernement ghanéen.

 

Ces faiblesses et ces erreurs, si elles doivent être analysées sans concessions et si des leçons doivent en être tirées, n’enlèvent toutefois rien à la grandeur de Kwame Nkrumah et à l’actualité de sa pensée. Si son tort fut d’avoir trop souvent eu raison trop seul et trop tôt, ça veut dire aussi qu’il est grand temps d’écouter ce qu’il avait à dire.

 

L’analyse que Kwame Nkrumah fit du néocolonialisme, alors qu’il se mettait seulement en place, demeure valable aujourd’hui. Certes, les consortiums internationaux qui pillent l’Afrique n’ont plus forcément les mêmes noms, et les schémas d’optimisation fiscale se sont perfectionnés depuis. Mais les mécanismes d’oppression – l’échange inégal, la dépendance économique, une dette odieuse, le rôle du FMI et de la Banque mondiale, etc. – demeurent les mêmes, et donc aussi les solutions pour s’en libérer.

 

Le choix fait du socialisme pour un développement socialement juste, et pour l’avenir de la société, le panafricanisme, la volonté d’un développement autocentré, le primat à la production locale et aux cultures vivrières pour sortir du schéma colonial d’exportation de matières premières, une politique de neutralité active et de paix…toutes ces idées n’ont pas pris une ride.

 

C’est à raison que Kwame Nkrumah reste un personnage légendaire en Afrique, car, comme je l’ai dit ce sont les potentialités non-réalisées du passé qui peuvent être des solutions aux impasses du présent, et des voies de l’avenir. Plus que jamais, nous devons penser et construire les luttes pour la rupture avec un système oppressif et qui a fait son temps, en Afrique, en Suisse, sur toute la planète, ainsi que la nécessaire solidarité entre les peuples qui luttent. Et il n’y a pas de meilleur guide pour cela que la pensée et l’action de nos prédécesseurs, que la tradition du mouvement ouvrier et révolutionnaire.

 

Je conclurai donc par une citation d’un auteur qui fut un compagnon de route du mouvement communiste, Aimé Césaire : « La voie la plus courte vers l’avenir est toujours celle qui passe par l’approfondissement du passé ».

 

Bibliographie : 

  1. Arzalier Francis (sous la direction de), Expériences socialistes en Afrique (1960-1990), éditions le Temps des Cerises, Paris, 2010
  2. Bénot Yves, Idéologies des indépendances africaines, éditions François Maspero, Paris, 1972 
  3. Bouamama Saïd, Figures de la révolution africaine, de Kenyatta à Sankara, éditions la Découverte, Paris, 2014 
  4. Boukari-Yabara Amzat, Africa Unite! Une histoire du panafricanisme, éditions la Découverte, Paris, 2014 
  5. Nkrumah Kwame, Autobiographie, éditions Présence Africaine, Paris, 1960 
  6. Nkrumah Kwame, L’Afrique doit s’unir, éditions Présence Africaine, Paris, 1994
  7. Nkrumah Kwame, Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme, éditions Présence Africaine, Paris, 1973  
  8. Nkrumah Kwame, Le consciencisme, éditions Présence Africaine, Paris, 1976 
  9. Nkrumah Kwame, Recueil de textes introduits par Amzat Boukari-Yabara, CETIM, Genève, 2016