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15 mars 2023

Quand Alain Berset s’oppose au parti de la guerre




C’est peut-être surprenant, mais il arrive à Alain Berset, conseiller fédéral socialiste (même si ce n’est pas flagrant) et actuel président de la Confédération, de tenir des propos intelligents, à contre-courant et même courageux (quand il ne parle ni des retraites, ni des assurances maladie évidemment).

 

Alain Berset donnait en effet une interview au journal Le Temps, parue dans le numéro du 4 mars 2023. Il était interrogé sur la politique étrangère de la Confédération, principalement en lien avec la guerre en Ukraine. Il a défendu à cette occasion la politique menée par le Conseil fédéral, avec une posture globalement conservatrice – il ne faut pas changer les règles en temps de crise, ne pas toucher aux fondamentaux – et en insistant sur le rôle particulier de la Suisse. Mais il a fondé cette posture sur une analyse plutôt lucide et à contre-courant de la propagande de guerre atlantiste, avec des propos comme ceux qui suivent :

 

« Je suis très préoccupé par le climat guerrier qui règne actuellement un peu partout dans le monde, y compris en Suisse. On a l’impression que certains acteurs, même d’anciens pacifistes, sont comme emportés par l’ivresse de la guerre. Pourtant, l’histoire du continent et du XXe siècle nous a appris à rester très prudents face à une situation qui pourrait devenir extrêmement dangereuse pour l’Europe, pour la Suisse, pour le respect du droit international. Je le dis en rappelant bien sûr que cette guerre est une véritable tragédie pour l’Ukraine et pour le continent. En même temps, nous ne sommes pas naïfs. Ce conflit dure au moins depuis 2014. Nous devons prendre la mesure de la brutalité de l’invasion russe de février 2022, mais on ne peut pas faire comme si l’annexion de la Crimée en 2014 n’avait pas existé ».

 

L’analyse des événements survenus en 2014 devrait naturellement être plus complexe. La question de la Crimée n’est pas non plus si simple. Mais c’est en soi un signe de lucidité à saluer que de ne pas s’aligner sur le récit de l’invasion russe comme une sorte d’éclair dans un ciel serein, et de dire que le conflit date en tout cas de 2014. Mais pour le reste, ce n’est pas rien d’entendre le président de la Confédération dénoncer, fût-ce en des mots choisis, la propagande de guerre et ses dangers. Quel contraste avec des décideurs de l’UE et de l’OTAN qui affirment que la guerre ne doit se conclure que par la victoire de l’Ukraine, sans préciser jusqu’où devrait aller cette victoire, ni ne se soucier des conséquences de cette posture belliciste, des désastres sans nombre d’une guerre à outrance ! Dénoncer la dérive de certains pacifistes qui cèdent à la propagande de guerre et deviennent des atlantistes enflammés est un acte courageux et important. Certains devraient écouter ces propos d’Alain Berset.

 

Alain Berset a également le mérite de s’opposer fermement à tout affaiblissement des clauses de non-réexportation de matériel de guerre vers des pays belligérants, contre les pressions de l’OTAN et les velléités de certains partis au parlement, dont malheureusement aussi le PSS : 

 

« Nous devons être prudents et ne pas changer les règles de droit en pleine crise. La nécessité, pour les pays qui achètent des armes à la Suisse, d’obtenir une autorisation de réexportation ne vient pas de nulle part. Nous avons eu des cas par le passé où des armes de facture suisse ont été utilisées dans des zones de conflit. Aussi, quelle que soit notre appréciation de cette loi, nous sommes tenus de l’appliquer ».

 

Naturellement, tout cela ne change rien au fait qu’Alain Berset reste un homme d’État au service de la bourgeoisie, et que sa carte de membre du Parti socialiste n’a pour ainsi dire aucune influence sur la politique qu’il mène. En politique étrangère également, il ne déroge par réellement à cette position de classe. Qu’il ait osé tenir des propos à contre-courant de la pesante ambiance d’union sacrée et de propagande de guerre mérite néanmoins d’être salué. Il a reçu du reste pour cela des critiques de la part du PSS (qui ne le critique pas tant pour ses réformes antisociales), d’inspiration atlantiste. Et que le président de la Confédération ait ouvertement donné raison, en partie du moins, à la position soutenue par le Parti du Travail depuis le début de la guerre en Ukraine mérite d’être remarqué. Alors que la guerre en Ukraine a ouvert la boîte de Pandore, favorisé un retour en force du militarisme un peu partout, permis la renaissance sans restriction du militarisme allemand et du militarisme japonais, conduit à une hausse spectaculaire des dépenses d’armement et de la production d’armes, accru les tensions avec un danger en hausse dramatique d’une conflagration mondiale, aucun allié pour une politique de paix n’est de trop.

 

23 décembre 2022

Démocraties versus régimes autoritaires : attention aux faux clivages




C’est devenu un leitmotiv dans les médias bourgeois occidentaux et dans le discours de nos gouvernements : le clivage essentiel de notre début de troisième millénaire passerait entre la démocratie libérale « occidentale » et ses ennemis, les régimes autoritaires à l’extérieur, le populisme « illibéral » à l’intérieur. « La » démocratie serait partout menacée, gravement en recul, et la protéger, la préserver devrait être l’objectif majeur pour toutes celles et ceux qui y sont attachés.

 

Une certaine gauche réformiste, attachée aux libertés démocratiques, mais aveugle tant au caractère de classe de l’État démocratique bourgeois qu’à ses propres biais eurocentriques, reprend souvent ce discours de manière acritique. Le fait que ce soit la doctrine officielle de l’administration Biden devrait pourtant inciter pour le moins à la méfiance. Une autre gauche, résolument anti-impérialiste et se voulant clairement révolutionnaire, mais pas toujours bien inspirée pour autant, prône une sorte de miroir inversé de ce discours, faisant des pays « émergents » une alternative per se à l’« Occident ».

 

Malgré son apparente univocité, ce discours officiel et son miroir inversé sont remplis de non-dits et d’équivoques. D’où un redoutable potentiel de confusion. Tâchons d’y regarder de plus près.

 

Libéralisme sur la défensive et campisme pro-occidental

 

Il eût été logique de séparer le traitement des enjeux géopolitiques – la sphère d’influence des « démocraties occidentales » – et la nature interne des dites démocraties. Les dits ennemis de la démocratie libérale – les régimes « autoritaires » du Sud global (qui du reste ont peu en commun) et les populismes illibéraux dans les pays occidentaux – sont de nature passablement différente. Mais il est impossible de distinguer ces différents aspects, puisque le discours officiel « pro-démocratique » se base sur leur non-distinction.

 

Cette doctrine de l’administration Biden est en fait un discours de combat, une variante mi-défensive, mi revancharde de la « fin de l’Histoire » selon Francis Fukuyama, ce qui la rend d’autant plus dangereuse.

 

Rappelons-nous, en effet, au tournant des années 90, quand le socialisme était balayé par la contre-révolution dans la plupart des pays qui l’avaient édifié, et que la vague néolibérale emportait tout sur son passage. L’heure semblait promise au triple triomphe des USA, désormais puissance hégémonique et sans adversaires à sa mesure, du capitalisme néolibéral, imposé par le consensus de Washington, et de la démocratie libérale.

 

Les apparences semblaient confirmer cette affirmation : les démocraties populaires et les dictatures militaires (établies et soutenues par les USA !) étaient remplacées dans la plupart des cas par des régimes qui en surface répondaient aux caractéristiques formelles d’une démocratie « occidentale » – élections régulières  opposant plusieurs partis en compétition, présence de libertés démocratiques bourgeoises (liberté d’expression, de réunion, d’association, etc.).

 

Mais le mainstream libéral élude sciemment la question de la qualité de ces démocraties néolibérales, qui ne furent en pratique guère ressenties comme émancipatrices par les peuples qu’elles « libérèrent » – c’est le moins que l’on puisse dire ! Car la quasi-généralisation de la démocratie compétitive coïncidait avec un véritable despotisme néolibéral qui la vidait de tout son sens. C’était l’époque du « There is no alternative ! » de Margaret Thatcher. On pouvait bien choisir entre plusieurs partis, mais tous avaient le même programme, et qui n’était pas démocratiquement décidé par les militants dans le cadre de congrès réguliers, mais fixé ailleurs : par les marchés, par l’OMC, par le FMI…Cette démocratie compétitive, d’ailleurs, lorsqu’elle n’était pas une simple façade dissimulant une dictature de fait (comme au Kazakhstan par exemple) était dans tous les cas de nature formelle, biaisée par l’argent, par un État de droit des plus imparfaits…Dans tous les cas, il s’agit d’une oligarchie, où le peuple n’a guère d’autre influence sur les décisions que de choisir le clan oligarchique qui, de toute manière, appliquera le même programme. C’est le cas à titre paradigmatique de la « démocratie » étatsunienne, où les campagnes se font de plus en plus chères, la sélection des candidats aux hautes fonctions extrêmement biaisée, et le débat démocratique (si on peut encore appeler ça comme ça) d’une pauvreté affligeante. Les libertés démocratiques se révélèrent le plus souvent illusoire, la liberté d’expression tournant à la mainmise de quelques magnats des médiats, libres de désinformer au service de leur classe ; et les libertés de réunion, d’association, de manifestation, très imparfaitement respectées, et ne permettant pas au peuple d’influer sur les décisions.

 

Car des décisions furent bien prises, plus ou moins les mêmes partout, et elles furent dévastatrices pour les peuples. Les privatisations sauvages, et souvent mafieuses, dans les pays anciennement socialistes, les plans d’ajustement structurel dans les pays du Sud global, furent un véritable pillage organisé, plongeant des centaines de millions de personnes dans la misère, au bénéfice exclusif d’une toute petite oligarchie. La restauration du capitalisme impliqua la liquidation de toutes les réalisations du socialisme, y compris des formes de participation démocratiques différentes de celle de notre système libéral (qui étaient effectivement trop souvent formelles, et ne permettant pas toujours une véritable participation populaire aux décisions, mais qui existaient néanmoins), un nouvel asservissement des peuples qui avaient entrevu une autre société, débarrassée de l’exploitation. En Occident même, il ne fut question que de « réformes » à base de démantèlement social et de privatisations, que la droite et les sociaux-démocrates, convertis au néolibéralisme, imposèrent aux peuples. L’hégémonie étatsunienne s’avéra sans surprise une tyrannie insupportable sur la planète, une aggravation de l’oppression néocoloniale, à grands renforts de guerres sanglantes, criminelles, dévastatrices, lancées avec des prétextes cyniques et hypocrites de « responsabilité de protéger » et d’« exportation de la démocratie ». Alors, faut-il vraiment s’étonner que cette démocratie-là soit en crise, et que les USA (et plus généralement l’Occident) soient passionnément haïs par le reste du monde ?

 

Et, effectivement, ce modèle est aujourd’hui en crise. L’ouverture au marché des pays anciennement socialiste avait provisoirement donné de nouveaux débouchés au capital suraccumulé dans les puissances impérialistes, mais ces nouvelles possibilités d’expansion furent vite épuisées ; et la dérégulation de l’économie, le tout au marché, créa de nouveaux et catastrophiques déséquilibres, qui se manifestèrent par la crise financière, la crise de la dette, et les perturbations économiques que nous connaissons aujourd’hui. L’accroissement massif des inégalités provoqua le mécontentement des peuples, la montée de mouvements de protestations. Les démocraties néolibérales se raidirent et devinrent de moins en moins démocratiques pour imposer leur agenda néolibéral ; l’UE, de par sa technocratie autoritaire, en est peut-être le meilleur exemple. Et les USA se sont révélés incapables de maintenir un monde unipolaire à leur botte ; bien plus, il s’agit d’un empire sur le déclin, dont la zone d’influence se réduit, et attire fatalement la convoitise d'empires émergents.

 

C’est dans ces conditions de crise que prospèrent les « ennemis de la démocratie » que sont les régimes autoritaires et les populismes illibéraux. Toutefois, plus que l’autre de la démocratie, il s’agit du sous-produit le plus logique du monde né du consensus de Washington, la révélation de ses propres contradictions. Dans la confusion idéologique issue de la disparition du socialisme réel, de la crise du mouvement communiste international et de la droitisation de la social-démocratie, le mécontentement populaire face à la démocratie néolibérale et à ses résultats politiques fut récupéré par des populistes de droite, qui prétendent être « antisystème », parler au nom du « vrai peuple » face aux « élites » arrogantes et hors sol. Mais lesdits populistes sont généralement issus des mêmes élites, sont un pur produit du système, dont ils incarnent le pourrissement. Leur programme socio-économique (et leur politique étrangère dans une large mesure) est du reste pratiquement le même que celui des « élites » néolibérales auxquelles ils prétendent s’opposer, enfermant ainsi le peuple dans une alternative illusoire. Alors, oui, ces populistes illibéraux sont dangereux, et, par leur démagogie contre des segments entiers de la population, leur politique migratoire criminelle et meurtrière, leur œuvre destructrice contre les institutions démocratiques, ils pourraient conduire au fascisme. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie bourgeoise, mais son évolution par temps de crise ; et que la « démocratie » néolibérale est la cause qui a produit ces populismes, nullement le remède à ceux-ci. C’est un peu facile de condamner Donald Trump et de s’indigner face à la terrible menace pour la « démocratie étatsunienne » qu’a été la tentative de coup d’État en 2020. Mais il ne faut pas oublier que c’est de l’oligarchie néolibérale traditionnelle, celle des Biden et des Clinton, de ses impasses et contradictions, du dégoût qu’elle a produit, qu’est né le trumpisme.

 

Mais ces démocraties néolibérales occidentales ont de vrais ennemis à l’extérieur, des puissances émergentes – les plus importantes étant la République populaire de Chine et la Fédération de Russie ; et des adversaires plus localisés, comme la République islamique d’Iran – qui se trouvent par ailleurs ne pas être des démocraties libérales. Alors, pour les contrer, Joe Biden a choisi une diplomatie très idéologique : l’alliance des démocraties contre les régimes autoritaires qui les menacent. Ce discours permet de faire pression sur les alliés pour les rassembler derrière la bannière des USA, ou plutôt pour les mettre sous la botte de l’oncle Sam. Il permet également de travailler l’opinion publique, de construire un climat d’union sacrée, derrière son propre impérialisme. Le cas de la guerre en Ukraine est particulièrement flagrant à cet égard. Mais ce discours est parfaitement hypocrite. Ce qui est reproché aux pays que les USA ont désigné comme leurs adversaires, ce n’est pas de ne pas être des démocraties, mais simplement d’être des adversaires, d’empiéter sur leur zone d’influence : contradiction inter-impérialiste classique.

 

Il suffit de voir quels pays sont labellisés « démocratiques » : tous les pays alliés aux USA, et seulement ceux-là, même s’ils sont très imparfaitement démocratiques (en commençant par les USA eux-mêmes d’ailleurs). Lesquels sont épargnés par les foudres des « démocrates » intransigeants : les alliés manifestement non-démocratiques (l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, etc.). Lesquels, enfin, sont qualifiés d’« autoritaires » : tous les adversaires des USA, même s’ils sont manifestement plus démocratiques que ce pays (la République bolivarienne du Venezuela est clairement un pays démocratique, plus que les USA, y compris du point de vue des critères formels de la démocratie libérale ; pourtant elle est arbitrairement labellisée comme un régime autoritaire).

 

L’objectif de l’administration Biden est de conserver autant que possible l’hégémonie des USA, de conserver le monde du consensus de Washington qui se délite à toute vitesse. La défense de la « démocratie » ne sert que d’habillage à ce projet impérialiste, dont il devrait être inutile de dire qu’il n’a rien de souhaitable d’un point de vue de gauche. 

 

Et pourtant, une certaine « gauche » s’y rallie. Les Verts allemands en font même une position « morale » (la « morale » étant, sous des dehors d’intransigeance, une boussole politiquement assez « flexible » pour épouser toutes les incohérences et contradictions de cette ligne). Ils sont de ce fait aujourd’hui le plus belliciste et atlantistes des partis d’Allemagne.

 

Un monde multipolaire, un slogan anti-impérialiste ? 

 

Il est évident qu’aucun communiste, qu’aucune personne de gauche même qui se respecte, ne peut accorder le moindre crédit à cette démagogie impériale de l’administration Biden. Attention toutefois, en s’y opposant, de ne pas le faire d’une façon simpliste et unilatérale, en inversant simplement ce discours, et en retournant le campisme occidental prôné par le mainstream libéral en un campisme anti-occidental. Cette position est assez répandue dans le mouvement communiste en Europe, généralement plutôt défendue oralement ou sur les réseaux sociaux que réellement théorisée dans des publications en bonne et due forme. Pour d’étranges raisons, les promoteurs de cette approche croient parfois qu’il s’agit de l’orthodoxie marxiste-léniniste la plus pure. Or, cette position n’a rien à voir avec le marxisme-léninisme, et elle est politiquement fausse, ses conséquences étant aberrantes et indéfendables.

 

Ce singulier anti-impérialisme, qu’il serait plus exact de qualifier de campisme anti-occidental, identifie l’impérialisme à la puissance impérialiste la plus forte d’aujourd’hui : les USA, ou l’« Occident » (étrange entité que l’ « Occident », qui comprend aussi le Japon). De ce fait, il découle que par définition des pays non-occidentaux ne sont pas impérialistes, et, que dans la mesure où ils s’opposent aux USA pour une raison ou une autre, ils sont anti-impérialistes. Les puissances émergentes seraient un facteur émancipateur pour le monde dans la mesure où elles se libèrent des USA, indépendamment de la nature interne de leur régime. L’alternative à la domination « unipolaire » des USA serait un monde « multipolaire ». Cette position amène à soutenir des régimes anti-étatsuniens, peu importe qu’ils soient par ailleurs parfaitement réactionnaires, même contre des mouvements authentiquement révolutionnaires. Elle amène également à être des plus réservé face à des soulèvements populaires si ceux-ci sont dirigés contre des régimes non-occidentaux, et à n’accorder qu’une valeur très limitée aux luttes démocratiques. Or, cette position ne tient politiquement pas la route.

 

C’est quoi, d’abord, un monde multipolaire ? La définition la plus claire en a été donnée par Vladimir Poutine : un monde divisé en plusieurs grandes puissances (en clair, plusieurs empires), qui dominent à leur guise leur propres zone d’influence, tenant sous leur botte leurs dominions à eux. On peut comprendre pourquoi la notion plaît à Poutine. Il n’est pas compliqué du reste de saisir dans l’intérêt de qui est cette idée : des élites des pays non-occidentaux qui ont des ambitions impériales. Mais, pour des communistes, qu’est-ce que ça peut faire au fond que le monde soit unipolaire ou multipolaire ? En quoi ce serait « mieux » ? Le monde de 1914 était très multipolaire. Ce n’était clairement pas mieux. L’Empire du Japon sous le règne de Hirohito avait déjà prôné avant l’heure cette théorie de la multipolarité et des puissances émergentes non-occidentales. Il a surpassé le Troisième Reich même en terme de crimes de guerre. Toutes les puissances impérialistes ont un jour été « émergentes », en commençant par les USA d’ailleurs, qui ont contesté la place au soleil aux vieux empires. La seule façon qu’a une puissance impérialiste nouvelle de se tailler une zone d’influence, c’est par la force, et trop souvent par la guerre. Aussi, la dynamique d’affrontement entre les USA et des puissances « émergentes » est des plus dangereuses. Il faut chercher à empêcher la conflagration. Non à soutenir des régimes parfaitement infréquentables au nom de la « multipolarité ».

 

Il suffit du reste de regarder la nature de la plupart des pays « émergents » ou en litige avec les USA, pour voir qu’ils ne sont en tout cas pas meilleurs, que ce soit du point de vue de leur nature de classe, de la nature de leur régime politique, pour leur propre peuple, pour les communistes qu’ils persécutent trop souvent, pour les peuples qui ont le malheur de tomber dans leur zone d’influence : la Russie de Vladimir Poutine, l’Inde de Narendra Modi, l’Iran d’Ali Khamenei, la Syrie de Bachar El-Assad, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan (ce n’est pas une plaisanterie, il y a des « anti-impérialistes » qui défendent la Turquie, y compris contre les revendications kurdes, au nom de la « multipolarité »). 

 

Du reste, les faits ne confirment  pas le scénario campiste. Les pays émergents sont souvent plus opposés entre eux qu’unis face aux USA. L’Inde est un allié de l’Occident face à la Chine, même si elle défend aussi ses intérêts propres, et la seule raison pourquoi l’Inde et la Chine ne sont pas en guerre est que le territoire qui fait litige est situé à 4’000m de hauteur. La République socialiste du Vietnam n’hésite pas à se rapprocher des USA face à ce qu’elle perçoit comme un danger d’hégémonie chinoise. La Russie a longtemps voulu adhérer à l’OTAN avant de se retourner contre cette alliance militaire…

 

Un argument, qui semble valable, est que des pays socialistes, ou en tout cas sur la voie du socialisme, comme Cuba et le Venezuela, y souscrivent apparemment, par leur discours comme par leurs alliances avec des pays comme la Russie, l’Iran, la Syrie, etc. Certes. Mais est-ce vraiment un argument sérieux ? La raison d’État a ses raisons, qui sont légitimes. Les pays socialistes n’y font pas exception. Nous n’avons rien à y redire, le Parti du Travail n’étant pas, ni ne pouvant être anarchiste. Ils ont même l’obligation, dans l’intérêt même de leur peuple, de mener une politique étrangère basée sur leurs intérêts d’État. Mais une politique basée sur la raison d’État n’en devient pas pour autant une politique internationaliste de principe, ni un discours diplomatique un discours scientifique marxiste-léniniste. Certes, souvent des pays socialistes ont essayé de fonder théoriquement, avec des arguments plus ou moins spécieux, leurs différends qui étaient des divergences d’intérêts entre États. L’exemple le plus fameux étant la querelle sino-soviétique. Par-là, ces États et leurs partis dirigeants, n’ont pas rendu service au mouvement communiste international, créant une dangereuse confusion sur le plan de la théorie. Cuba et le Venezuela ont un besoin vital de chercher les alliances qu’ils peuvent pour desserrer le blocus des USA. Cela peut être considérée comme une politique anti-impérialiste dans cette mesure. Mais cela ne rend pas leurs alliés de circonstance anti-impérialistes, ni fréquentables en aucune façon. Pour un parti communiste au pouvoir, dont les dirigeants exercent aussi des responsabilités au sommet de l’État, il n’est pas toujours simple de séparer les deux registres, mais un parti d’opposition n’a pas à se lier les mains de cette façon. Soutenir des pays socialistes n’implique pas de s’aligner sur leur politique étrangère.

 

Cette ligne campiste amène ses partisans à prendre des positions indéfendables sur les questions internationales, comme des navrantes prises de position pro-russes. Peut-être plus grave encore, elle amène à défendre des régimes réactionnaires du Sud global labellisés comme anti-impérialistes en tant que tels, y compris contre les forces populaires qui leur résistent, y compris d’authentiques forces révolutionnaires. Elle amène aussi à une réticence indue à soutenir des mouvements populaires, même lorsque le parti communiste local y participe, s’il ne s’agit pas à coup sûr d’authentiques révolutions communistes, si les médias occidentaux sont favorables aux dits mouvements, et si un régime occidental pouvait in fine remplacer la dictature anti-occidentale. Parce que l’Occident spécule trop sur la notion de démocratie, on oublie à quel point le mouvement ouvrier a besoin de la démocratie, à quel point la lutte pour les droits et libertés démocratiques a toujours été une lutte de classe fondamentale. 

 




Ce qui ne va pas dans toutes ces positions, c’est que c’est le critère géopolitique (pour / contre les USA) qui prend le pas sur le critère de classe, ce qui est manifestement antimarxiste. Un régime, ou un mouvement, doit être jugé avant tout sur sa nature intrinsèque, seulement subsidiairement sur ses alliances ou ses ennemis externes. Alors, oui, les soulèvements populaires dans ces pays sont souvent confus politiquement et par leur composition de classe – mais toutes les révolutions ou presque commencent ainsi – et l’Occident pourrait profiter de l’issue de ces soulèvements. Mais ce n’est en tout cas pas une raison pour être du côté d’un régime réactionnaire contre son peuple. Une révolution peut toujours échouer. Ce n’est pas une raison de ne pas la soutenir.

 

La question n’est pas si nous voulons un monde unipolaire ou multipolaire. Nous luttons pour un monde sans « pôles » (c’est-à-dire sans empires) ni dominions opprimés. Cela seul est une position anti-impérialiste de principe.

17 novembre 2022

Le Kurdistan, plus grande colonie de la planète




Aussi longtemps qu’un peuple viable est enchaîné par un conquérant extérieur, il utilise obligatoirement toutes ses forces, tous ses efforts, toute son énergie contre l’ennemi extérieur. 

Sa vie intérieure est paralysée, il est incapable d’œuvrer à son émancipation sociale.

Karl Marx.

 

L’Histoire, dit-on, commence à Sumer. L’histoire des Kurdes est à peine moins ancienne. Les ancêtres des Kurdes sont évoqués sous le nom de « kardou » dans une tablette sumérienne datant de 3'000 ans avant notre ère. Les Kardous sont évoqués dans des textes assyriens et babyloniens. Hérodote, le « père de l’Histoire », en parle également dans ses Histoires, lorsqu’il traite de la retraite des 10'000. Les Kassites, qui renversèrent Babylone, furent un peuple kurde. Les Hourrites et les Goutis l’étaient également. Les Kurdes iraniens descendent des Mèdes, qui avaient dominé les Perses, avant d’être renversés par Cyrus, fondateur de l’Empire achéménide (dont la Médie restera l’un des trois centres de pouvoir, avec la Perse et l’Élam). A partir de là, les Kurdistan fut soumis à différents empires.

 

Le nom de « kurde » est attesté pour la première fois en 1195, avec les Seldjoukides. Au XIIIème siècle, la région est ravagée par les Mongoles. Le Kurdistan, une province persane auparavant, fut divisé pour une première fois entre Ottomans et Perses, en 1514, après la bataille de Tchaldoran. Ensuite, les frontières bougèrent peu jusqu’au XXème siècle. Le Kurdistan était encore, à l’aube de la Ière Guerre mondiale, un pays essentiellement féodal, divisée en une multitude de seigneuries locales, aux mains d’une aristocratie kurde soumise à ces deux empires. Mais un vent nouveau commençait à souffler, une conscience nationale kurde émergeait progressivement au cours du XIXème siècle, et on y compte même quelques révoltes où des éléments archaïques se mêlaient à des motifs nationaux, dictés par une conscience plus moderne.

 

Le Kurdistan après la Ière Guerre mondiale

 

La Ière Guerre mondiale représenta un tournant dans l’histoire du peuple kurde. Dès avant la fin de la guerre, la France et le Royaume-Uni se mirent d’accord pour démembrer l’Empire ottoman, et de s’en partager les décombres. Les détails en furent scellés dans les accords Sykes-Picot, préparés pendant une année entre 1916 et 1917. Vaincu, l’Empire ottoman fut effectivement mis en pièces, et la partie du Kurdistan qu’il contrôlait fut partagée entre trois pays : la Turquie, la Syrie (sous mandat français) et l’Irak (contrôlé de fait par le Royaume-Uni). La France était opposée à toute indépendance du Kurdistan, par peur de voir sa zone d’influence réduite au profit des Britanniques.

 

Le Kurdistan resta donc une colonie, qui plus est partagé entre quatre pays, dont les régimes politiques sont restés, largement jusqu’à nos jours, des plus archaïques et réactionnaires. Ce caractère archaïque explique que le colonialisme que subirent, et subissent encore, les Kurdes fut des plus brutaux et rétrogrades, mêlant violence policière et militaire, refus de tous droits nationaux – jusqu’à celui de parler leur langue, ou même être reconnus dans leur existence – et civiques des Kurdes. 

 

Le démantèlement de l’Empire ottoman provoqua également un saut qualitatif dans l’émergence d’un sentiment national kurde, d’un mouvement national kurde, d’une lutte déterminée pour la reconnaissance des droits nationaux des Kurdes, pour l’autonomie nationale, avec l’aspiration à la création d’un État-nation kurde. Mais il était presque trop tard pour cela. La planète avait déjà été partagée entre puissances impérialistes, et ni les pays colonialistes locaux, ni les impérialismes occidentaux n’étaient disposés à permettre aux Kurdes de faire leur révolution démocratique bourgeoise. Les tentatives de soulèvement kurdes – qui furent nombreux – furent impitoyablement réprimés, avec des massacres confinant au génocide.

 

Aujourd’hui, le Kurdistan demeure la plus grande colonie du monde, partagée entre quatre États. C’est une région montagneuse de hautsplateaux et de près de 640'000 km2 (on trouve des estimations plus basses, parce que le régime de Saddam Hussein a fait du nettoyage ethnique, et arabisé une partie du Kurdistan irakien). Y vivent près de 45 millions de Kurdes. Du fait de toutes les répressions, la diaspora kurde est nombreuse : 5 millions dans tous les pays occidentaux, dont un million en Allemagne, et près de 70'000 en Suisse. Le problème national kurde demeure entier.

 

Le Kurdistan irakien, une autonomie sans vraie autodétermination

 




On pourrait nous retorquer que, du moins dans le Kurdistan irakien, les Kurdes ont pu atteindre une certaine autodétermination, jouissant, à défaut d’un État indépendant, du moins d’une région autonome. Malheureusement, ce n’est pas tout à fait le cas.

 

Après leur invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein, les USA ont imposé une constitution démocratique bourgeoise. Enfin, sur le papier. Car, en pratique, elle n’est ni applicable ni appliquée. L’Irak d’aujourd’hui est un État failli, instable, corrompu, déchiré par des luttes entre clans et factions. Les USA ont sciemment attisé ces tensions, selon la maxime « diviser pour mieux régner ».

 

Le Kurdistan irakien, qui occupe la partie nord de l’Irak, est devenu une région autonome. 98% des votants s’y sont prononcés pour l’indépendance, mais la Turquie et l’Iran ont pu empêcher que celle-ci soit mise en œuvre. Les autorités du Kurdistan irakien veulent organiser un nouveau référendum, que Joe Biden souhaite voir reporté.

 

Le problème est la qualité de cette autonomie, et la nature des forces politiques qui dirigent le Kurdistan irakien. La majeure partie étant aux mains du PDK (Parti démocratique du Kurdistan, qui n’a démocratique que le nom), et, dans les faits, à la botte du clan Barzani, dirigé par Massoud Barzani, qui est toujours le roi sans couronne de cette région, même s’il n’est plus président. La partie sud du Kurdistan irakien est dirigée par l’UPK (Union patriotique du Kurdistan). Mais, au-delà des différences politiques, cette division reflète surtout une différence à base nationale entre les peuples Goran et Soran. 

 

Du reste, le PDK et l’UPK ont établi le même type de régime dans leurs zones respectives : corrompus, autoritaires, au service d’une bourgeoisie compradore, et totalement liés aux USA et à l’Europe, mais aussi à la Turquie, et aucunement solidaires des mouvements kurdes des autres parties du Kurdistan. Le régime de Massoud Barzani n’hésite pas à collaborer avec l’État turc, y compris contre le Rojava. 

 

Massoud Barzani a tiré sa légitimité du fait d’être le fils du général Mahmoud Barzani, qui avait longtemps lutté pour l’autonomie du Kurdistan irakien, et avait dirigé un pays quasiment indépendant durant quelques temps, avant d’être finalement vaincu par le régime de Saddam Hussein. Le général Barzani est resté dans les mémoires comme une figure héroïque, malgré de graves fautes qui ont précipité sa chute : absence de ligne politique claire, recherche d’alliances opportunistes avec l’impérialisme, direction autocratique et incompréhension du rôle d’un parti politique, mentalité largement féodale…Son fils a hérité de tous ses défauts, sans ses qualités et mérites.

 

De ce fait, l’autonomie n’y constitue aucunement une vraie autodétermination. On ne peut même pas parler de voie nationale au capitalisme, ni de la présence d’un capitalisme national. Le Kurdistan irakien reste une région divisée en clans rivaux, avec des caractéristiques semi-féodales. Les recettes du pétrole ne profitent nullement au peuple, dans cette région où les inégalités sont abyssales, et où la pauvreté est massive, pendant qu’une toute petite élite s’enrichit de façon proprement révoltante. Une révolution reste à faire.

 

Le Kurdistan turc, entre luttes et répression continuée

 




A la chute de l’Empire ottoman, la fondation de la République turque avait donné beaucoup d’espoir, aux progressistes turcs comme kurdes. La Constitution de 1924 était démocratique et, pour la première fois, reconnaissait les Kurdes. La Révolution d’Octobre a eu une influence considérable sur le mouvement kurde, comme sur le mouvement ouvrier turc. Un parti communiste fut alors fondé.

 

Mais la République turque prit bientôt un tournant de droite, vers le capitalisme, qui devait l’amener à rejoindre l’OTAN dans l’avenir. Un bateau sur lequel des dirigeants communistes revenaient d’URSS fut coulé par la marine turque. L’État turc prit un tournant de plus en plus autoritaire et répressif, écrasant les révoltes kurdes dans la violence, une violence arbitraire, et, en 1937, quasi-génocidaire. La brutalité de la répression permit de consolider un État national turc, et uniquement turc, en brisant l’opposition pour un temps.

 

Le mouvement européen de mai 68 eut un fort impact en Turquie, qui devint un pays très révolutionnaire, rempli de mouvements de gauche radicale, puissamment organisés et idéologiquement formés. L’influence de l’idéologie marxiste sur les organisations kurdes s’accrut considérablement, de même que l’idée de l’indépendance d’un Kurdistan unifié. Dans ces organisations, on pensait que le Kurdistan avait besoin d’abord d’une révolution démocratique bourgeoise, pour liquider les vestiges du féodalisme,mais une révolution qui soit conduite par la classe ouvrière, avec le socialisme pour perspective.

 

Mais, face à cette montée révolutionnaire, la bourgeoisie turque recourut à la dictature militaire. En 1980, la junte réprima impitoyablement ces mouvements, emprisonnant des milliers de révolutionnaires kurdes. Encore aujourd’hui, il y a des dizaines de milliers de prisonniers politiques kurdes en Turquie. Depuis, et jusqu’à aujourd’hui, l’État turc écrase tout mouvement turc par la force des armes, bombarde, tue, emprisonne. La langue et la culture kurde sont interdites, le turc est imposé, aucunes études kurdes ne peuvent exister. La volonté consciente de l’État est que les Kurdes restent pauvres et analphabètes, car plus faciles à gouverner ainsi.

 

La situation a empiré depuis l’accession au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, et de son parti islamiste, l’AKP. Le but de l’AKP est de liquider la république, et de revenir à un Moyen Age fantasmé, à un État islamique. D’après l’image utilisée par Erdogan, la démocratie est un train ; une fois qu’on a atteint la destination, qui est la théocratie islamique, on en descend. Il a dit également qu’il n’y a pas de différence entre lui et les Talibans, et a en réalité collaboré avec l’État islamique, qui constitue une forme de réalisation de son projet réactionnaire. Son incompétence abyssale en matière économique – il n’a fait que des études religieuses dans une école obscurantiste, son diplôme universitaire étant un faux – doublée à une tentative d’application de théories islamiques à l’économie, a conduit à un véritable désastre, avec une inflation atteignant jusqu’à 300% d’après certaines estimations.

 

Face à ce régime, l’opposition de gauche s’est organisée dans le cadre du HDP, qui n’est pas uniquement, comme un raccourci médiatique l’entend, un parti « pro-kurde », mais un parti politique pour toute la Turquie, qui est également une coalition de plusieurs organisations de gauche radicale (dont le SYKP, « Parti de la reconstruction socialiste », dont des membres en Suisse militent au PST-POP), un parti qui défend un pays démocratique, écologique, social, ainsi que la cause kurde. Le HDP avait dépassé la barre de 10% aux élections parlementaires. Le régime d’Erdogan a réagi par la répression. Des militants du HDP de tous niveaux sont emprisonnés, des militants de base, jusqu’aux deux coprésidents, en passant par les députés et tous les maires kurdes (remplacés par des administrateurs turcs nommés par le régime). Il faut savoir que l’État de droit n’existe plus en Turquie, pas plus que la séparation des pouvoirs – qui sont concentrés dans les faits entre les mains d’Erdogan – ; il n’y a plus de magistrats indépendants, et le régime d’Erdogan ignore ostensiblement les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, comme d’ailleurs le droit turc.

 

Mais les jours de ce régime pourraient être comptés, et Erdogan et l’AKP ont de bonnes chances de perdre les élections fixées en juin 2023. Le HDP a été à l’initiative d’une coalition électorale plus large, « Travail et liberté », qui pourrait atteindre autour de 20% des voix. Il soutient également un candidat commun de l’opposition à la présidentielle. Si Erdogan perd les élections, ses actes au pouvoir pourraient être annulés, et la Turquie pourrait enfin changer en mieux.

 

Le Kurdistan syrien, la révolution du Rojava

 




Le Kurdistan syrien, appelé Rojava par ses habitants kurdes, est une petite partie du Kurdistan, tant en territoire qu’en population. Mais, depuis quelques années, il est sous le feu des projecteurs.

 

Avant 2011, cette région végétait sous le joug d’un colonialisme particulièrement rétrograde. Les Kurdes n’avaient même pas de documents d’identité, pas d’existence légale. L’État syrien exploitait sans scrupules les ressources de la région, sans aucun égard pour sa population.

 

Mais tout a changé avec le déclenchement de la guerre civile. Les Kurdes ont eu l’opportunité, et même la nécessité, de prendre leur destin en main, et de s’organiser de façon autonome. Ils l’ont fait sous la direction du YPD (Parti de l’union démocratique), dont le projet politique est celui d’une démocratie directe, populaire, écologique et féministe. Chaque localité de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (nom officiel du Rojava, choisi pour inclure les populations non-kurdes de la région) s’autogouverne avec une participation directe du peuple. 

 

En 2014, les forces armées du Rojava ont affronté, et vaincu, l’État islamique, l’organisation la plus barbare et obscurantiste de toute l’histoire de l’humanité. Cette lutte a été largement dirigé par les femmes, qui disposent de leurs propres organisations, d’où le slogan « femme, vie, liberté ! », qui résonne aujourd’hui dans les manifestations en Iran. Il faut savoir que cette participation active des femmes n’est pas une pure nouveauté, mais trouve son origine dans des traditions kurdes anciennes. Même autrefois, les femmes pouvaient intervenir pour conclure la paix, et les hommes n'osaient pas s’y opposer le cas échéant. 


Lorsque l’État islamique était une menace universelle, les puissances impérialistes ont prétendu hypocritement être du côté du Rojava, et ont pu lui fournir un soutien limité, parce qu’elles avaient temporairement le même ennemi. Mais sitôt que l’EI avait perdu son « État », ces mêmes puissances se sont détournées du Rojava, pour ne pas froisser leur véritable allié dans la région : la Turquie, et son président Erdogan. Depuis, le Rojava est entouré d’ennemis : les groupes islamistes ; la Turquie, qui veut la mort de cette autonomie kurde ; le régime syrien de Bachar El-Assad, qui veut récupérer ce qu’il considère comme étant son territoire ; et le Kurdistan irakien de Barzani, objectivement du côté de la Turquie. La région est soumise à un blocus quasiment total. Le nord en est partiellement envahi par l’armée turque – qui viole ainsi impunément l’intégrité territoriale d’un autre pays, dans le silence assourdissant de la « communauté internationale » ! –, et des groupes islamistes, soutenus en sous-mains par la Turquie, l’attaquent. Le Rojava est obligé de conduire une guerre ininterrompue sur plusieurs fronts, et est en outre forcé de continuer à gérer des camps de prisonniers de l’EI, les États occidentaux ne voulant ni reprendre leurs ressortissants, ni même organiser un tribunal international pour les juger.

 

Malgré cela, la révolution est une réalité au Rojava, et une société nouvelle y est édifiée, dans des conditions d’une difficulté extrême. Quel visage prendra cette nouvelle société ? Pour le savoir, il faudrait déjà qu’elle puisse se développer par elle-même, sans devoir lutter en permanence pour sa survie. C’est un devoir internationaliste que de la soutenir.

 

Le Kurdistan iranien, un soulèvement contre le régime islamiste

 

En Iran, les Kurdes subirent longtemps une oppression brutale, privé de tout droit national, jusqu’à celui d’utiliser leur langue, sous la monarchie comme sous la République islamique.

 

En 1946, le Kurdistan iranien a eu une brève expérience d’autodétermination : la République de Mahabad. Elle a duré six mois. Lorsque l’armée soviétique s’est retirée d’Iran, qu’elle occupait, conjointement avec le Royaume-Uni, durant la IIème Guerre mondiale – l’indépendance relative de la République de Mahabad ayant été possible car elle se situait dans un terrain neutre entre les deux zones d’occupation – la monarchie iranienne reprit brutalement la main sur cette région. Le président de la République, Qazi Mohamed, fut pendu. L’État iranien a systématiquement pendu les leaders kurdes, allant jusqu’à les faire assassiner à l’étranger, comme il l’a fait pour A. Kasumen, président du Parti démocratique d’Iran, qui fut tué à Vienne dans les années 80.

 

Mais les choses pourraient enfin changer. Le peuple iranien se soulève aujourd’hui contre le régime. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est le meurtre par la police religieuse de la jeune Mahsa Amini, qui était kurde, pour la seule « faute » qu’elle ne portait pas correctement le voile d’après une loi rétrograde. Une mobilisation des femmes est devenue une révolte générale de tout le peuple contre un régime honni, une révolte massive surtout dans les régions kurdes. Mais pas seulement. L’Iran est en effet une puissance coloniale oppressive pas seulement pour les Kurdes. Il y a également le Baloutchistan, des régions arabes…Une révolte menée sous le slogan « femme, vie, liberté ! », qui résonne depuis longtemps au Rojava. Une révolte qui est aussi celle de la classe ouvrière. Les travailleurs des raffineries se sont mis en grève pour soutenir le mouvement.

 

Le régime réagit avec une brutalité extrême et sans nuance, réprimant à l’arme lourde, au prix de milliers de morts, et des dizaines de milliers d’arrestations. Mais ce pourrait bien être le début de sa fin. Tous les peuples et les partis communistes du monde se doivent de soutenir ce courageux soulèvement du peuple iranien contre une théocratie réactionnaire au suprême degré.

 

Quelles perspectives pour le mouvement kurde ?

 

Dans les quatre parties du Kurdistan séparées par des frontières nationales du fait des aléas de l’histoire, la tâche politique principale devant le mouvement kurde est en tout premier lieu de se libérer des chaînes du colonialisme, direct ou compradore. Mais ensuite ?

 

En Europe, l’émergence de l’État-nation est le fruit du développement du capitalisme, et un produit de la révolution bourgeoise qui a remplacé le féodalisme par une forme d’organisation sociale plus avancée. Mais ce processus n’a pas pu avoir lieu au Kurdistan, durement opprimé par des colonialismes particulièrement arriérés. Aussi, aucun capitalisme endogène n’a pu s’y développer, et les vestiges du féodalisme y sont encore massifs. Le Kurdistan présente en outre le même aspect que les pays d’Europe avant qu’ils ne soient devenus des nations. Les Kurdes sont de fait un assemblage de différents peuples – Kurmanc, Zaza-dismili, Goran, Soran, etc. qui parlent différentes langues. Cela ne fait pas une nation unifiée. Sans compter les nombreuses minorités non kurdes : Arméniens, Assyriens, Arabes, Turcomans,…Ces groupes peuvent de fait s’unir pour lutter contre le colonialisme. Sans interférences coloniales, ils auraient pu avoir évolué pour devenir une nation. Mais le colonialisme a empêché ce processus de s’accomplir.

 

Pourtant, la question nationale doit être résolue. Comment ? Une nation implique une unité de territoire, une histoire commune, une même langue, une certaine mentalité commune, et une vie économique commune (qui apparaît avec le capitalisme). En l’état, ces critères ne sont pas réunis au Kurdistan. Pour liquider les vestiges du féodalisme et du colonialisme, deux voies se présentent : une révolution démocratique bourgeoise, suivie d’une évolution vers un capitalisme 

endogène ; ou bien une révolution nationale démocratique, avec le socialisme pour perspective. Ce qui suppose un parti révolutionnaire, et un front commun du peuple, pouvant aller jusqu’à la bourgeoisie nationale.

 

Mais le fait est qu’une nation kurde n’existe pas à ce jour. Comment résoudre alors la question nationale au Kurdistan ? Une révolution nationale démocratique, bourgeoise ou populaire, pourrait conduire malgré tout à la création d’un État-nation kurde. Ou bien, pour rendre justice aux revendications nationales de ces différents groupes, pour que chacun de ces peuples et de de ces langues trouve sa place, la Kurdistan pourrait être organisé sous la forme d’une fédération, ou bien d’une confédération. Ou bien encore il pourrait être divisé en plusieurs États-nations distincts.

 

Quelle solution doit prévaloir ? C’est au peuple kurde de choisir celle qui lui conviendra le mieux. Il en a absolument le droit, car le droit des peuples à l’autodétermination est un principe fondamental et inaliénable, et il doit pouvoir le faire sans aucune ingérence des puissances impérialistes, comme des pays colonisateurs locaux. Ce droit d’autodétermination par le peuple kurde, son usage sans interférences extérieures, il faut le soutenir activement, sans réserve et avec détermination.

 

Burhan Aktas & Alexander Eniline 

16 juillet 2022

Le Sahara occidental, dernière colonie d’Afrique continentale

     Carte du Sahara occidental

 

Il est de notoriété publique que, après avoir été divisée en possessions coloniales par les puissances impérialistes européennes dans son intégralité – mis à part l’Éthiopie et le Libéria (quoi que l’indépendance de ce pays fût plutôt relative) –, après un siècle d’oppressions sans nombre, le continent africain fut entièrement décolonisé entre les années 1950 et 1980, même si le colonialisme direct fut trop souvent en pratique remplacé par une domination néocolonialiste moins ouverte, mais à peine moins oppressive, et négatrice dans tous les cas d’une réelle autodétermination des peuples d’Afrique. Une situation qui s’est considérablement aggravée avec la contre-révolution néolibérale et les plans d’ajustement structurels du FMI (le nouveau pouvoir colonial de fait).

 

C’est presque vrai. Car toute l’Afrique n’est toujours pas décolonisée. Il y a ainsi l’île de la Réunion, qui demeure une possession française. Car, objectivement, lesdits domaines ou territoires d’outre-mer sont les dernières colonies de la France. Si leurs habitants autochtones disposent de la citoyennenté française, des discriminations socio-économiques et mêmes politiques demeurent. Et quand la République ne veut pas lâcher un territoire, elle le conserve de gré ou de force, que ses habitants autochtones soient d’accord ou pas. C’est ce dont témoigne bien l’histoire récente, et tourmentée, de la Nouvelle-Calédonie, qui reste d’ailleurs toujours un territoire à décoloniser selon l’ONU.

 

Mais nous parlerons dans la suite de cet article d’un cas beaucoup plus flagrant de colonialisme direct, de la dernière colonie d’Afrique continentale : le Sahara occidental. Ce vaste territoire désertique de 266'000 km2 est habité par un peuple autochtone, qui possède une identité et une culture bien définie et distincte : les Sahraouis ; qui sont près de 600'000 personnes au Sahara occidental même, et près de 300'000 dans la diaspora (principalement en Algérie, en Espagne, au Maroc et en Mauritanie). Ancienne colonie espagnole jusqu’en 1976, le Sahara occidental a été depuis annexé par le Royaume du Maroc, qui le revendique comme étant son territoire souverain. Mais l’ONU n’est pas d’accord avec cette prétention, contraire au droit international, et considère le Sahara occidental comme un territoire « non-autonome », dont le peuple a le droit à l’autodétermination. Les Sahraouis sont encore moins d’accord, eux qui ont continué à résister par les armes à l’occupation marocaine comme ils avaient résisté à la colonisation espagnole, sous la direction du Front Polisario, le front de libération du Sahara occidental. Après des années de guerre, un cessez-le-feu fut conclu en 1991, aboutissant à une partition de fait entre 80% du territoire contrôlé par le Maroc, et où les droits des habitants autochtones sont violés d’une façon flagrante, et 20% de territoire libéré, sous contrôle du Polisario ; alors qu’une bonne partie de la population doit vivre dans des camps de réfugiés en Algérie, sans espoir de retour dans leur pays dans un avenir prévisible. Une mission de l’ONU, la MINURSO, était censée superviser un processus d’autodétermination du Sahara occidental. Mais elle se révéla un échec complet. Le Maroc ne renonça jamais à sa volonté d’une annexion simpliciter de tout le Sahara occidental. En 2016, il viola le cessez-le-feu, contraignant aujourd’hui le Front Polisario à reprendre les armes.

 

Ce conflit est peu connu en Occident, où le Sahara occidental passe presque pour un territoire marocain « normal », et où trop de personnes n’en ont jamais entendu parler. Parce que nous soutenons le principe intangible du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, parce qu’aucun peuple ne sera réellement libre tant qu’un seul subira le joug du colonialisme, parce que la lutte du peuple Sahraoui doit être connue, nous avons choisi le Front Polisario comme invité d’honneur pour notre 13ème Fête des peuples sans frontières. Et pour faire connaître cette histoire, commençons par son début.

 

Le Sahara occidental avant 1976

 

L’histoire du Sahara occidental remonte au fond des âges. Les ancêtres des Sahraouis y vivaient depuis la haute Antiquité. Ils sont progressivement islamisés à partir du VIIIème siècle. La région est successivement contrôlée par différents empires. En 1048, des Berbères sanhdjas (en actuelle Mauritanie) se coalisent sous la direction d’Abdellah ben Yassin, un prédicateur malékite, partisan d’un islam rigoriste, et fondent le mouvement Almoravide. Les Almoravides conquièrent un vaste empire, comprenant le Sahara occidental, le Maroc et l’Al-Andalus musulman. Mais, parvenu au pouvoir, le régime Almoravide perd de sa radicalité religieuse. Il est renversé à son tour par un mouvement plus rigoriste encore, les Almohades, en 1147. Le Sahara occidental échappe aux mains de la nouvelle dynastie, et perd son organisation politique.

 

Mais, en 1514, le Sahara occidental est annexé par la nouvelle dynastie marocaine des Saadiens. Cette dynastie conquiert un vaste empire, qui atteindra son point culminant à la fin du XVIème siècle, avant de se désagréger peu à peu. Mais le Sahara occidental restera en mains marocaines jusqu’en 1884, et ni Espagnols ni Portugais ne parvinrent à s'y implanter avant cette date. La monarchie marocaine tire argument de cette longue domination pour « prouver » la marocanité du Sahara occidental. Mais une possession dynastique passée ne peut en aucun cas justifier des revendications territoriales présentes, et n’a absolument aucune valeur eu égard au droit international. Elle ne fait surtout pas le poids face au droit d’autodétermination du peuple qui habite une terre donnée, et auquel le régime marocain refuse le droit de décider de son destin.

 

Le raisonnement de la monarchie marocaine ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à celui d’un certain Vladimir Poutine, dont le fameux « Monde russe », dont le contrôle lui reviendrait de droit, a exactement la même légitimité – ou plutôt son absence – que celle de la « marocanité » du Sahara occidental. On reconnaît bien également l’approche d’un autre restaurateur d’empire autoproclamé, Recep Tayyip Erdogan. On voit aisément à quels redécoupages sanglants des cartes, au mépris total des peuples et de leurs droits, conduirait ce type de raisonnement néo-impérial. L’histoire de l’Europe n’en témoigne que trop.

 

En 1884, le Sahara occidental est annexé par l’Espagne, et devient une colonie espagnole. Le sultan marocain soutient la résistance, avant d’être lui-même soumis à un protectorat franco-espagnol. L’Espagne établit des comptoirs commerciaux et une présence militaire. Les Sahraouis n’ont jamais accepté cette domination coloniale. Mais toutes les tentatives de révoltes furent impitoyablement écrasées par l’occupant. C’est dans la répression sanglante des insurgés sahraouis que le général Franco et ses complices apprirent les méthodes criminelles qu’ils feront subir ensuite au peuple espagnol.

 



A partir de son indépendance en 1956, le Maroc soutint la lutte des Sahraouis contre l’occupation espagnole, non par sollicitude pour leurs droits, mais dans le but de reconstituer son empire passé, pensant qu’il serait facile d’annexer ce territoire, et que le peuple sahraoui ne s’opposerait pas à cette perspective (sans naturellement daigner lui demander son avis). La Mauritanie avait également des prétentions territoriales sur la Sahara occidental. Le Maroc fit inscrire – on peut rétrospectivement apprécier une certaine ironie historique – le Sahara occidental sur la liste des territoires non-autonomes de l’ONU, qui fit pression sur l’Espagne pour qu’elle mette fin à son occupation coloniale. Parallèlement, la résistance sahraouie grandit. Le Front Polisario (Front populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro) fut fondé en 1973, s’inscrivant dans l’héritage des mouvements de résistance antérieurs. L’Espagne s’accrocha toutefois à sa colonie jusqu’à la mort de Franco, en 1975.

 

Alors que le dictateur agonisait, l’Espagne, n’avait plus la volonté de mener une guerre coloniale. Et le peuple sahraoui n’entendait pas les choses de la même oreille que le roi du Maroc ou l’élite mauritanienne, et aspirait à l’indépendance, non à changer de maître. Une mission de l’ONU reconnut en 1975 un « consensus écrasant parmi les Sahraouis vivant sur le territoire en faveur de l'indépendance et en opposition à l'intégration avec tout pays voisin » ; ainsi que la légitimité du Front Polisario en tant que représentant du peuple Sahraoui (légitimité qui sera confirmée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1979). L’Espagne annonça un prochain référendum d’autodétermination. La même année, la Cour internationale de justice de la Haye statua que « Les éléments et renseignements portés à la connaissance de la Cour montrent l'existence, au moment de la colonisation espagnole, de liens juridiques d'allégeance entre le sultan du Maroc et certaines des tribus vivant sur le territoire du Sahara occidental. Ils montrent également l'existence de droits, y compris certains droits relatifs à la terre, qui constituaient des liens juridiques entre l'ensemble mauritanien, au sens où la Cour l'entend, et le territoire du Sahara occidental », ce qui n’empêche pas toutefois que « (...) En revanche, la Cour conclut que les éléments et renseignements portés à sa connaissance n'établissent I’existence d'aucun lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara occidental d'une part, le Royaume du Maroc ou l'ensemble mauritanien d'autre part. »

 

Mais le roi du Maroc, Hassan II, s’opposa catégoriquement à ce que le peuple sahraoui ait son mot à dire sur son avenir, et organisa la « marche verte », une manifestation sur le territoire encore contrôlé par l’Espagne avec des dizaines de milliers de civils marocains, véritable coup de force, pour forcer la main à l’Espagne. L’Espagne, le Maroc et la Mauritanie négocièrent donc en coulisses : le Maroc récupérait deux tiers du Sahara occidental, la Mauritanie un tiers, et l’Espagne conservait des concessions pour le phosphate et la pêche. Un arrangement scandaleux entre une ancienne puissance coloniale et deux nouvelles, négocié dans le dos du peuple sahraoui, qui n’eut pas son mot à dire, et violemment condamné par le Front Polisario ; un arrangement illégal en vertu du droit international, et désapprouvé par l’Assemblée générale des Nations-Unies, qui réitéra l’exigence d'un référendum d'autodétermination.

 

D’une nouvelle occupation coloniale au cessez-le feu

 

Le peuple sahraoui n’avait fait que changer de maître dans l’affaire, et le Front Polisario fut contraint de mener la lutte armée contre deux nouvelles puissances occupantes. En 1976, il proclama la fondation d’une République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD), qui ne fut pas reconnue par l’ONU, pas plus que la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. La RASD, et son combat de libération nationale légitime, bénéficia en revanche du soutien des pays socialistes, et de pays du Tiers-monde s’inscrivant dans une perspective anti-impérialiste (certains d’entre eux l’ont retiré aujourd’hui dans le sillage de la grande régression néolibérale). Parmi les principaux soutiens de la RASD figurait l’Algérie, qui était alors un pays révolutionnaire et anti-impérialiste. Ce soutien a persisté malgré tous les tournants qu’a connu l’Algérie depuis : les camps de réfugiés sous contrôle du Polisario sont aujourd’hui encore en territoire algérien ; y sont situées également les institutions de la RASD, dans le camp de Tindouf.

 

Le Front Polisario dut donc s’engager dans une guerre de guérilla contre les armées du Maroc et de la Mauritanie, avec succès. La Mauritanie ne fait pas le poids, conclut un cessez-le-feu avec le Front Polisario en 1979, reconnaît la RASD et sa souveraineté sur le Sahara occidental. La zone d’occupation mauritanienne est toutefois rapidement annexée par le Maroc. Car la guerre se révèle plus difficile face à l’armée marocaine. Le Polisario remporte des succès militaires, mais la guerre se révèle impitoyable, et l’aviation marocaine bombarde des camps de réfugiés, forçant des milliers de Sahraouis à l’exil. Le Maroc finit par « sécuriser » quelques 80% du territoire du Sahara occidental qu’il occupe, en construisant un mur gigantesque qui l’entoure – tel le mur de Trump, ou celui édifié par Israël, et qui provoque nettement moins l’indignation des bien-pensants en Occident que feu le mur de Berlin – doublé d’un champ de mines, et derrière lequel le peuple Sahraoui sous occupation est emprisonné. Pour le Front Polisario, la guerre était dans une impasse, et un cessez-le-feu fut conclu, sous l’égide de l’ONU, en 1991.




 

Le Sahara occidental sous occupation marocaine

 

Le Sahara occidental fut de facto divisé en une zone d’occupation marocaine (80% du territoire), et une zone libre (20%), que le Maroc appelle « zone tampon » et qui est de fait contrôlée par le Polisario (mais la plupart des Sahraouis sous administration de la RASD vivent dans les camps de réfugiés en Algérie).

 

L’ONU désigna une mission spéciale, la MINURSO – Mission des Nations-Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental – dont la principale attribution, comme son nom l’indique, était l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Mais, elle se révéla un échec total. Aucun référendum ne put être organisé, car le Maroc sabota systématiquement toute tentative de mise en place d’un vrai référendum, et que le Front Polisario ne pouvait accepter une simple autonomie de façade, laissant la domination marocaine intacte. La MINURSO ne fit rien non plus contre les massives et graves violations des droits humains dans la nouvelle colonie marocaine.

 

Car le joug marocain dans le Sahara occidental occupé ne se révéla pas mieux que le colonialisme européen. Faut-il le rappeler, le Royaume du Maroc n’est pas une démocratie, mais une monarchie quasiment absolue – avec un multipartisme de façade mais où aucune opposition réelle n’est tolérée – et reposant sur un appareil d’État extrêmement répressif. Comme dans toute monarchie à l’ancienne, la famille régnante, puissante et richissime, est au sommet de l’oligarchie locale, et n’hésite pas à utiliser la puissance publique au service de ses intérêts privés.

 

Le Sahara occidental occupé se vit imposer une domination coloniale extrêmement dure : répression brutale de toute contestation, absence de toute liberté d’expression, véritable chape de plomb coupant presque cette région du monde, violences policières et procès politiques omniprésents et arbitraires. Les ressources naturelles du Sahara occidental – phosphates et ressources halieutiques – sont soumises à un véritable pillage, sans aucun égard à la durabilité ni aux dégâts occasionnés à l’environnement. Les revenus reviennent à l’élite marocaine ; le peuple sahraoui n’en voit jamais la couleur.

 

La monarchie marocaine prétend justifier cette occupation coloniale par une prétendue « marocanité » du Sahara occidental, dont nous avions déjà parlé. Elle diffuse des fakes news, comme quoi la question sahraouie aurait été artificiellement créée de toutes pièces par l'Algérie, ce qui contredit les faits les plus élémentaires, comme d’ailleurs la position de l’ONU. Elle affirme enfin que la question ferait l’objet d’un consensus dans la société marocaine, si bien qu’il serait impossible de faire de quelconques concessions. Mais une majorité de la population russe soutiendrait – même si ce n’est pas certain – l’« opération militaire spéciale ». Qu’un nationalisme fasse l’objet d’un « consensus » – au sein du peuple d’un pays dominant – ne le rend pas légitime pour autant.

 

Succès diplomatiques de la monarchie marocaine

 

A défaut de se plier aux exigences les plus élémentaires du droit international, ou de négocier sérieusement avec ceux que l’ONU a reconnus comme représentants légitimes du peuple sahraoui, le régime marocain a trouvé une autre solution : légitimer son coup de force en le faisant avaliser par des puissances impérialistes.

 

Les soutiens du Maroc sont tout d’abord les pétromonarchies du Golfe (entre monarchies absolues on est solidaire…). Ce sont ensuite les USA de Trump, qui ont accepté la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange du rétablissement des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël : avaliser l’oppression des Sahraouis en échange de l’acceptation de celle des Palestiniens…Une position que l’administration Biden n'a pas remise en cause. C’est l’UE, qui a signé un accord de libre-échange avec le Maroc, incluant le Sahara occidental dans le territoire marocain ; un accord d’abord retoqué par la CJUE, mais ensuite validé par le Parlement européen en 2019. La si vertueuse UE, si intransigeante sur les principes de « l’État de droit », cautionne donc le pillage des ressources naturelles d’un territoire illégalement occupé. Après tout, business is business. C’est enfin le gouvernement « de gauche » espagnol, qui a accepté la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, pour que la police marocaine continue à tabasser avec zèle les migrants africains qui tentent de rejoindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.

 

Quand on a autant de puissances impérialistes de son côté, pourquoi s’embarrasser d’un détail sans importance comme le droit international ? On peut en revanche apprécier la « sincérité » de l’indignation morale des dites démocraties occidentales devant les agissements de Vladimir Poutine – qui, pour inexcusables qu’ils soient, ne sont pas pires que ceux du roi du Maroc, de celui d’Arabie Saoudite, ou du président de Turquie – et ce que vaut leur attachement aux valeurs que sont le droit international et les droits humains.


         La RASD a des soutiens plus honorables. Ici Mohamed Abdelaziz, ancien président de la RASD, avec Raoul Castro, en 2014 


Fin du cessez-le-feu et reprise de la lutte armée

 

Cet état de paix précaire et de promesses non tenues prit fin en 2020. Afin de mieux pouvoir piller les ressources du Sahara occidental occupé, le Maroc décida de bâtir une route goudronnée en direction de la Mauritanie, destinée à l’exportation. Mais cela impliquait d’ouvrir une brèche illégale dans la zone de démarcation, à Guerguerat, et de faire passer ladite route en zone libre, en violation flagrante de l’accord de cessez-le-feu. Des militants non-armés du Polisario ont manifesté en 2020, en zone libre, pour bloquer cette route illégale. L’armée marocaine est alors intervenue pour réprimer brutalement cette manifestation pacifique, et « sécuriser » une zone illégalement occupée.

 

Le Front Polisario a estimé qu’il s’agissait de la part du Maroc d’une violation unilatérale du cessez-le-feu, que celui-ci avait donc vécu, et qu’il était de sa responsabilité de protéger les civils sahraouis, fût-ce en prenant les armes. Ce fut la reprise de la guerre. Depuis, les forces armées du Front Polisario attaquent régulièrement des positions de l’armée marocaine, pour accomplir par les armes une lutte de libération nationale que la négociation et l’ONU n’ont pu mener à bien. Du côté marocain, c’est l’escalade dans une répression brutale et arbitraire contre toute expression de mécontentement en territoire occupé. La guerre n’a fait que prendre en ampleur et continue à ce jour, sans qu’il soit possible d’en voir la fin, bien que le fait soit pratiquement inconnu par chez nous.

 

Parce que cette occupation coloniale est un scandale trop méconnu, parce que de cette guerre de libération nationale trop peu de gens sont au courant dans notre pays, nous avons invité le Front Polisario en tant qu’invité d’honneur à notre 13ème Fête des peuples sans frontières. Parce que la solidarité internationale est pour nous un principe inconditionnel, parce que le colonialisme sous quelque forme que ce soit est inacceptable et doit être éradiqué, parce que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un principe intangible. Pour toutes ces raisons, la lutte du peuple sahraoui doit être soutenue, de la même façon que l’est celle du peuple palestinien ou du peuple kurde, que l’est celle de tout peuple soumis à un joug colonial ou néocolonial. La revendication doit être claire et sans concession : un référendum d’autodétermination, avec la possibilité de former un État séparé, pour le peuple du Sahara occidental, sans aucune immixtion de la monarchie marocaine. Il n’est pas acceptable, au XXIème siècle, que des prétentions dynastiques, des nationalismes archaïques, ou des ambitions impérialistes puissent justifier l’oppression d’un peuple et le pillage de ses ressources naturelles. Nous luttons pour qu’enfin ces reliques putrides d’un passé révolu rejoignent les poubelles de l’histoire, pour un monde nouveau.