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08 novembre 2021

Discours de clôture au XXIVème Congrès du PST-POP


 

Chères et chers camarades,

 

Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait, de la confiance que vous m’avez témoigné en m’élisant à la coprésidence – avec Amanda Ioset - de notre Parti. Je saurai me montrer digne de cet honneur, et m’efforcerai d’être à la hauteur de la tâche que le Parti m’a confiée.

 

Avant toute chose je tiens à rendre hommage à mon prédécesseur, Gavriel Pinson, qui a servi le Parti avec honneur pendant de longues années, et qui a accompli du très bon travail durant son mandat de président, contribuant grandement à redonner vie et activité aux instances nationales du PST-POP, à en dynamiser le travail, à renforcer la cohésion, l’organisation, l’unité idéologique et le niveau de nos analyses politiques. C’est durant son mandat que nous avons notamment élaboré notre analyse critique de la voie bilatérale dans les relations entre la Suisse et l’UE ; construit un programme électoral qui, par sa complétude, son ancrage idéologique marxiste, et sa solidité politique, se rapproche le plus d’un programme politique dont nous avons absolument besoin parmi tous les textes que le Parti a publié durant trois décennies ; et mené à bien nombre d’autres tâches politiques. Nous avons retrouvé un siège au Conseil national, et le Parti s’est globalement renforcé durant cette période. Nous tenons ainsi notre Congrès dans le canton du Valais, où notre Parti compte désormais une nouvelle et très dynamique section cantonale. Nous avons également reconstitué une section à Bâle, et bientôt compterons officiellement une section en Argovie. Une dynamique positive a pu être attestée dans pratiquement toutes les sections cantonales de notre Parti. Il est vrai bien sûr que beaucoup reste encore à faire, et que le dynamisme des instances nationales a malheureusement baissé ces derniers temps. Il est l’heure aujourd’hui de passer à un niveau qualitativement supérieur par rapport à tout ce qui a été réalisée jusque-là.

 

Notre XXIVème Congrès touche à sa fin. Un Congrès qui aura été constructif, et dont les travaux auront été, j’en suis convaincu, utiles pour l’avenir de notre Parti. Ces travaux ont porté, vous le savez, sur l’amélioration de la communication de notre Parti, et sur le renforcement de son organisation, et plus précisément de son organisation en tant que parti de travailleuses et de travailleurs. Cette tâche est essentielle. Car, comme l’écrivait Lénine :

 

« Le prolétariat n’a d’autre arme dans la lutte pour le pouvoir que l’organisation…Le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique basée sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière »

 

En tant que disciples de Marx, Engels et Lénine, nous sommes convaincus que la forme supérieure d’organisation de la classe ouvrière, c’est le parti politique. Ceci dit, l’organisation et a fortiori la communication ne sont pas des buts en soi, mais sont au service de la ligne politique, de la cause pour laquelle nous luttons. Cette cause, quelle est-elle ? Il y a déjà bien longtemps, en 1943, avant même la fondation officielle de notre Parti, les militants qui allaient le faire vivre devaient lutter dans la clandestinité, face à un Conseil fédéral objectivement aligné sur le Troisième Reich. Cette organisation clandestine publiait des journaux et des brochures, qu’elle faisait circuler sous le manteau. Il était écrit en conclusion d’une de ces brochures, intitulée La classe ouvrière et les événements :

 

« Nous arrivons, chez nous, comme d’ailleurs dans toute l’Europe occidentale et dans le monde entier, au moment où le mouvement prolétarien (par quoi il faut comprendre l’ensemble des hommes et femmes ne pouvant compter que sur leur travail pour vivre) représente l’immense majorité du peuple. En conséquence, la classe dirigeante et capitaliste suisse avec son cortège de parasites (chefs de partis, politiciens, journalistes, « intellectuels » traîtres à la cause du peuple, magistrats, hauts fonctionnaires de police, etc. – doit nécessairement céder la place aux représentants de l’immense majorité populaire actuellement en formation.

 

Le devoir des travailleurs suisses politiquement éduqués est de donner une ferme direction doctrinale à cette majorité populaire. C’est ainsi qu’il sera possible d’assurer au pays suisse son indépendance nationale menacée par le fascisme, avec lequel la bourgeoisie réactionnaire a lié partie, et sa libération sociale. Ainsi s’instaurera un système gouvernemental duquel la lutte entre la classe dirigeante et la classe opprimée aura été bannie par la suppression du régime des classes, but du socialisme digne de ce nom ».

 

Notre Parti fut fondé en 1944 pour faire de cette perspective une réalité. Malgré toutes les vicissitudes de l’histoire, malgré tous les changements que la Suisse et le monde ont connu depuis cette perspective demeure plus que jamais juste et nécessaire. C’est cette conviction qui nous unit, et nous donne la volonté de continuer la lutte. Aujourd’hui, notre Parti doit faire face à des défis et des enjeux cruciaux. Je n’en citerai que quelques-uns.

 

Premièrement, ainsi qu’il est mentionné dans les documents du Congrès, nous devons produire une analyse de la crise économique, sociale, écologique et démocratique, dans laquelle le capitalisme mondial a été plongé par la pandémie du Covid 19 ; et de combattre ces conséquences néfastes sur les travailleurs et les travailleuses, sur les classes populaires ; de montrer que la seule voie de sortie des crises du capitalisme passe par la sortie du capitalisme, qui est leur cause, par la transition au socialisme. Cette crise a démontré toute la vulnérabilité et les aberrations du système capitaliste. Elle est à ce jour loin d’être terminée. La reprise s’est révélée équivoque et minée par les pénuries, les goulots d’étranglement, les phénomènes inflationnistes qui en résultent. La probable fin des politiques monétaires expansionnistes pourrait plonger l’économie dans la récession. Il n’est pas simple de voir comment cette crise va évoluer. Une chose est sûre : il s’agit d’une crise structurelle, d’un tournant historique, non d’un simple épiphénomène. Le Parti devra l’analyser, et proposer des solutions politiques.

 

Ce qui est sûr en revanche, c’est que la bourgeoisie s’emploie à faire payer la crise au peuple, par des nouvelles mesures d’austérité, tout en baissant au passage encore plus les impôts pour elle-même – la fameuse « théorie du ruissellement », dont l’efficacité économique est nulle, et dont le seul effet est de faire ruisseler l’argent dans les poches de l’oligarchie. AVS 21, démantèlement des retraites sur le dos des femmes, d’un côté, et abolition du droit de timbre, cadeau fiscal scandaleux au grand capital, de l’autre. Nous devons combattre résolument cette politique, et proposer des solutions alternatives à celles de la bourgeoisie, en faveur des travailleuses et des travailleurs, des classes populaires.

 

J’ai parlé d’analyse. Il est en effet fondamental de fonder tout notre travail politique sur un développement créatif de la théorie marxiste, pour comprendre les enjeux du présent, et tracer les voies de l’avenir. Ce travail théorique est fondamental – s’en tenir à la seule politique « concrète », étroitement pragmatique, signifierait errer dans les ténèbres, avec des conséquences politiquement graves. Ainsi que l’écrivait l’ancien secrétaire général du PCUS, Youri Andropov :

 

« Toute sous-estimation du rôle de la science marxiste-léniniste et de son développement créateur, une interprétation pragmatique étroite de ses tâches, le mépris des problèmes fondamentaux de la théorie, la prédominance des considérations conjoncturelles ou la théorisation scolastique sont lourds de graves conséquences politiques et idéologiques. L’expérience a prouvé à maintes reprises combien Lénine avait raison de dire : « celui qui s’attaque aux problèmes particuliers avant d’avoir résolu les problèmes généraux, “butera“ inévitablement, à chaque pas, sans même s’en rendre compte, sur ces problèmes généraux. Or, buter aveuglément sur eux dans chaque cas particulier, c’est condamner sa politique aux pires errements et à l’abandon des principes. »

 

Il est essentiel d’avoir une approche créative du marxisme, de le développer sans cesse pour comprendre les phénomènes nouveaux, et pas simplement s’en tenir aux acquis. Comme l’écrivait Boris Ponomarev, secrétaire du CC du PCUS et membre suppléant du Politbureau :

 

« La théorie marxiste-léniniste étudie les lois générales de développement de la société humaine. C’est une arme idéologique de la classe ouvrière, des travailleurs de tous les peuples. C’est ce qui fait sa portée universelle. De sa nature même découle une exigence d’approche créatrice envers l’étude de tous les phénomènes et de tous les processus qui se déroulent dans la société, dans chaque pays, à chaque étape historique de son développement. Analysant de façon scientifique le passé, cette théorie sert le présent et est tournée vers l’avenir. »

 

Un autre enjeu central du moment sont les relations entre la Suisse et l’Union Européenne. Notre Parti a fort justement élaboré une analyse critique de l’UE elle-même, en tant que Saint-Empire capitaliste ordolibéral et essentiellement antidémocratique, une chape de plomb néolibérale ayant pour but d’imposer les intérêts des monopoles aux peuples. Nous avions tout aussi justement procédé à une critique de la voie bilatérale, qui est une sorte de semi-adhésion de la Suisse à l’UE, et une reprise des règles néolibérales du marché commun dans le droit suisse, ainsi que de l’accord-cadre, qui aurait impliqué une reprise quasi automatique par la Suisse de l’ « acquis » communautaire. Mais la réalité a changé depuis, nous obligeant à reprendre notre travail d’analyse. Depuis le renoncement du Conseil fédéral à signer l’accord-cadre, la voie bilatérale semble condamnée à s’effriter progressivement, puisque l’UE refuse de la prolonger sans « solution institutionnelle ». Le Conseil fédéral n’a apparemment pas de plan clair, et l’avenir des relations entre la Suisse et l’UE est aujourd’hui l’enjeu d’une bataille politique. Notre Parti, seul parti de gauche à avoir procédé à cette analyse critique de l’UE, se doit de proposer un plan crédible d’un avenir en dehors du carcan d’un grand marché libéralisé, dont les conséquences sociales et écologiques sont dévastatrices.

 

En parlant de politique internationale, nous devons plus que jamais rester fidèles aux principes de l’internationalisme prolétarien, de continuer à soutenir avec encore plus de détermination la Révolution cubaine, le Venezuela bolivarien, le processus du changement en Bolivie, tous les peuples en lutte pour leurs droits, pour le progrès social, pour leur émancipation et pour le socialisme. L’internationalisme implique aussi le devoir de solidarité avec toutes les personnes que les guerres et les ravages du capitalisme forcent à fuir leur pays, et face auxquelles l’Europe se barricade et renforce sa scandaleuse police des étrangeres Comme l’écrivait Karl Marx dans l’Adresse inaugurale de l’AIT : « L’expérience du passé nous a appris comment l’oubli de ces liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les exciter à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l’affranchissement, sera puni par la défaite commune de leurs entreprises divisées ». Depuis le tragique tournant des années nonante, le mouvement communiste international est désorganisé et affaibli. Seules les forces de la réaction en profitent. Notre Parti doit contribuer à la reconstruction d’un mouvement communiste international puissant et capable d’accomplir sa mission historique. C'est pourquoi nous sommes très heureux de la présence à notre Congrès de représentants de cinq partis frères, et tâcherons de développer cette coopération internationale.

 

Puisque nous sommes en pleine COP26 et que la Grève du climat organise une manifestation contre les bavardages vains des COP et pour exiger un vrai changement, il convient d’en dire quelques mots. La question est en effet cruciale. La situation est aujourd’hui urgente et dramatique. Les effets du changement climatique sont d’ores et déjà catastrophiques…et au lieu d’y faire réellement quelque chose, l’humanité court à la catastrophe. Depuis des années les décideurs bourgeois bavardent, font de vaines promesses, essayent encore de trouver des sources de profits supplémentaires sur la « transition écologique », prônent un impossible et contradictoire « capitalisme vert ». Mais toutes leurs belles paroles n’empêchent pas que les émissions de gaz à effet de serre continuent régulièrement à augmenter. Le problème est que pour mettre fin à cette course à l’abîme, il faudrait mettre fin à sa cause : le capitalisme et son exigence de profit maximum à tout prix. Ainsi que le déclarait Evo Morales en 2007 : « Le monde souffre d’une fièvre provoquée par le changement climatique, et la maladie est le modèle capitaliste de développement ». Heureusement, pour être mortelle, cette maladie n’est pas incurable. Le socialisme est le remède.

 

Nous sommes le 7 novembre aujourd’hui, le 104ème anniversaire de la Grande Révolution Socialiste d’Octobre. Il y a exactement 104 ans, pour la première fois dans l’histoire, un État prolétarien, un État de la classe ouvrière voyait le jour. Cet État, le pays des Soviets, allait durer un peu plus de septante ans, changeant le visage de la planète à jamais. Par un heureux hasard, la salle où nous nous réunissons s’appelle salle du Kremlin, qui fut le siège du pouvoir des soviets. Bien que l’histoire se révéla complexe, et souvent tourmentée, le socialisme fut une réalité – qui concerna jusqu’à un tiers de la population de la Terre – et ses accomplissements, ses réalisations furent, somme toute, remarquables, et rien ne saurait les minorer. Peu avant la contre-révolution qui allait la balayer, l’Union soviétique avait atteint des sommets inconnus auparavant, la civilisation la plus avancée, la plus progressiste – même si bien sûr beaucoup restait à faire – que l’humanité ait jamais connu. Le renversement du socialisme dans la plupart des pays qui l’avaient édifié laissa un vide, et ouvrit la porte à une régression terrible, une réaction dont les méfaits sont sans nombre.

 

Cette grande révolution fait indiscutablement partie de notre histoire, de notre tradition. Notre Parti s’inscrit clairement dans l’héritage de ce parti d’un type nouveau, le Parti bolchevik, qui le premier a guidé la classe ouvrière vers la victoire et la construction d’une société nouvelle ; dans l’héritage, théorique et pratique, du mouvement communiste international, dont nous sommes un membre à part entière. C’est un héritage auquel nous devons rester indéfectiblement fidèles, que nous devons enrichir – en tenant compte également des difficultés et des échecs du passé – pour comprendre le présent et le transformer. Parce que le marxisme-léninisme est la seule tradition de pensée, la seule idéologie scientifique qui éclaire les chemins de l’avenir, et parce qu’une rupture avec l’ordre établi, une sortie de la voie sans issue du capitalisme, l’édification du socialisme, n’ont jamais été aussi nécessaires et urgents.

 

Les grévistes pour le climat, les scientifiques du GIEC même, appellent à un changement de système pour arrêter la catastrophe en cours. Le slogan « changeons le système, pas le climat » est parfaitement juste. Mais ce changement ne viendra pas de lui-même, ni de la bonne volonté des dirigeants bourgeois, ni d’un mouvement simplement revendicatif. Seule l’action résolue d’un parti politique d’avant-garde, se fondant sur le marxisme, et ayant le socialisme pour perspective, pour y parvenir. C’est pourquoi, nous devons lutter résolument pour cette finalité. Certes, la lutte est difficile, et la réalité suisse ne semble prima facie guère nous être favorable. Ce n’est pas pour autant que notre lutte n’aboutira pas. Comme l’écrivait Jean Jaurès :

 

« Il faut l’effort lent et continu pour triompher ! Cependant la victoire est certaine, parce qu’il serait monstrueux et inadmissible que l’humanité ait pu concevoir un idéal de justice et qu’elle soit incapable de le réaliser. Cette faillite humaine ne se réalisera pas ! »

 

Je conclurai en reprenant l’explicit du rapport de l’ancien secrétaire général de notre Parti, Jean Vincent, au IXème Congrès du Parti Suisse du Travail, les 2 et 3 novembre 1968 : 

 

« Que grandisse, que prospère notre Parti du Travail qui porte le plus beau nom qui soit et le plus éloquent, justement parce qu’il est le nom d’un rassemblement du peuple travailleur, qu’il aille d’expérience en expérience, de progrès en progrès, de succès en succès !

 

Vive notre Parti du Travail !

 

Vive le socialisme que nous voulons édifier en Suisse !

 

Vive le communisme ! »

21 mai 2021

Le marxisme soviétique tardif, une pensée vivante et encore actuelle

 



Dernier secrétaire général du PCUS à avoir porté avec honneur son titre, Constantin Tchernenko est aujourd’hui pratiquement oublié. La période soviétique tardive – qui fut en son temps qualifiée de « socialisme développé » – pâtit du préjugé d’avoir été un temps de stagnation, réputation que la réalité de l’histoire ne justifie en rien (il serait plus exact de parler d’une ère d’accomplissements réels et de réformes inabouties). Léonid Brejnev demeure célèbre comme figure historique, mais ses écrits sont trop souvent – à tort ! – considérés comme ne valant pas la peine d’être lus, comme généralement les publications politiques du temps où il fut secrétaire général. Youri Andropov, son successeur, demeure un peu connu – principalement sur la base de spéculations sur ce qu’il aurait pu faire s’il avait vécu plus longtemps. Quant à Tchernenko, le plus méconnu des dirigeants soviétiques, il reste dans les mémoires comme une sorte d’ombre portée de Brejnev, à peine s’il a existé. Cet oubli n’est pourtant pas mérité.

 

Elu secrétaire général en 1984 – après le décès inattendu de Youri Andropov – Constantin Tchernenko est lui-même parti trop tôt en 1985. Il n’eut que trop peu de temps pour déployer son action à la tête du Parti et de l’Etat. Loin de l’image fausse de la gérontocratie inamovible tardo-soviétique, c’était presque un homme nouveau : élu au CC du PCUS en 1971, et au Politbureau en 1978 seulement, il n’était pas non plus si âgé. Décédé à 74 ans, il était plus jeune que Joe Biden aujourd’hui. Surtout, il s’agissait d’un dirigeant communiste dévoué et intègre, et d’un auteur intéressant et profond, lucide sur les difficultés réelles du socialisme soviétique, et désireux d’y apporter des solutions. Un auteur dont la lecture est encore aujourd’hui instructive. Une sélection de ses articles et discours fut publiée en français aux éditions Plon en 1985 sous le titre Le peuple et le parti ne font qu’un. Cet ouvrage ne doit pas être complètement introuvable. Le cas échéant, nous en conseillons vraiment la lecture.

 

La pensée de Tchernenko, profondément imprégnée de celle de Marx et de Lénine, se caractérise par un attachement profond à la coexistence pacifique et à la solidarité internationaliste avec les peuples en lutte pour leur libération ; un engagement sincère pour l’amélioration du bien-être du peuple soviétique ; une volonté d’amélioration, de progrès continu de la société socialiste ; une adhésion ferme aux idéaux communiste ; et un sens aigu du rôle et des responsabilité du Parti dans l’accomplissement de ces tâches.

 

Constantin Tchernenko était parfaitement lucide sur les contradictions objectives de la société soviétiques, qui rendront possible la restauration du capitalisme : « Examinant ces problèmes non simples, le congrès a indiqué que leur solution, tout comme la formation d’un homme nouveau en général, doit s’appuyer sur le fondement solide de la politique sociale et économique. Si l’on réduit les phénomènes négatifs seulement aux « survivances du passé » dans la conscience des gens, les carences dont il faut chercher les raisons dans la pratique actuelle, dans les erreurs de tels ou tels cadres resteront hors du champ de vision. Et c’est là que peut se produire un écart entre l’éducation par les paroles et l’éducation par la vie et cela est inadmissible ».

 

Il était tout autant conscient du déficit de démocratie réellement existant au sein du PCUS et des institutaions soviétiques, et des problèmes que cela impliquait : « On a maintes fois souligné que certaines réunions, sessions plénières et conférences de militants se déroulent dans une atmosphère de parade. En effet, les interventions des orateurs « attitrés » sont souvent des comptes rendus d’activité où les lacunes et insuffisances dans le travail sont passées sous silence ou mentionnées au passage (avec une multitude de références aux « circonstances objectives ») au lieu d’être un examen vivant et concret des questions, qui dégage et confronte les divers points de vue. Dans ces conditions, l’affaire se résume à une simple adoption de résolutions qui n’ont pas été étudiées par le collectif. Il devient alors difficile de comprendre le contenu de ces comptes rendus et de leur but. Quels sont les problèmes concrets que l’on se propose de résoudre, quelles sont les insuffisances concrètes que l’on doit éliminer ? Ces bavardages vides de sens, ces discours spectaculaires engendrent inévitablement l’apathie et la passivité ; ils étouffent l’initiative des communistes ».

 

Quant au mythe absurde de la « stagnation », laissons Tchernenko le réfuter : « L’expérience et la lutte révolutionnaire, l’expérience de l’édification socialiste et communiste nous enseignent qu’il faut intervenir résolument contre le dogmatisme, la sclérose de la pensée, contre l’application irréfléchie de clichés tout prêts et de stéréotypes. Le marxisme, soulignait Lénine, n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action. Le léninisme n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action, disent les disciples de Lénine. Être fidèle à Lénine, c’est s’imprégner de l’esprit créateur dont était empreinte l’activité théorique et pratique de notre parti. Être fidèle à Lénine, c’est lutter résolument contre les tentatives de défigurer notre doctrine révolutionnaire, qu’elles soient de droite ou de « gauche ».

 

« Le courant de la vie est rapide. De nouveaux problèmes viennent remplacer ceux d’aujourd’hui. Et ce qui était juste hier peut être erroné demain. D’où la nécessité de remarquer, de saisir les nouveaux phénomènes et processus, de les analyser et de les synthétiser, de fournir de nouveaux points de repères théoriques à la pratique. »

 

On pourrait remplir plusieurs éditions de l’Encre Rouge avec des citations inspirantes de Constantin Tchernenko.

 

La différence entre la dernière génération des dirigeants communistes soviétiques fidèles à leurs idées – dont Andropov et Tchernenko faisaient partie – avec les liquidateurs qui les ont suivis, comme avec les théoriciens du socialisme de marché chinois, c’est qu’ils comprenaient le socialisme comme un mode de production ayant ses propres lois, et aux contradictions propres duquel il fallait apporter des solutions conformes à ce qu’il est – plutôt que de chercher à l’ « améliorer » avec des éléments étrangers –, des solutions qui le fassent progresser vers le communisme, plutôt que de rétrograder vers le capitalisme. La théorie du socialisme développé - qui s’oppose à celle de « phase primaire du socialisme » élaborée par la direction du PCC sous Jiang Zemin – a trop souvent été mal comprise comme une apologie superficielle et autosatisfaite de l’URSS comme « paradis socialiste ». Les dirigeants soviétiques tardifs ne faisaient en réalité pas preuve d’un tel triomphalisme idiot, et étaient autrement plus lucides sur les insuffisances réelles. Le syntagme de socialisme développé signifie en fait une société socialiste en quelque sorte « achevée », c’est-à-dire devenue pleinement socialiste, qui de ce fait forme un système, et n’inclut donc plus d’éléments capitalistes ou précapitalistes, ou seulement marginalement. La génération d’Andropov et de Tchernenko s’est donc employée à faire progresser le socialisme dans cette optique, mais a trop tardé à mettre en œuvre les réformes requises. La liquidation gorbatchévienne fut possible parce qu’elle sembla au début être dans la continuité de cette voie, avant que d’opérer, rapidement mais imperceptiblement au début, vers la trahison. L’histoire aurait pu toutefois être bien différente.

26 mars 2021

La classe ouvrière à l’assaut du ciel

 




150 ans de la Commune de Paris ; première expérience d’une société nouvelle

 

Transcription du live Facebook organisé le 18.03.21

 

Le 18 mars 1871, il y a exactement 150 ans, une insurrection populaire éclate à Paris contre le gouvernement bourgeois d’Adolphe Thiers, établi à Versailles. Pour la première fois dans l’histoire, la classe ouvrière prend le pouvoir, et l’exerce pendant 72 jours, réalisant la première tentative, remarquable malgré le peu de temps dont elle eût disposé, d’une société nouvelle. Ce fut la Commune de Paris. Malgré qu’elle fut noyée dans le sang par la soldatesque de Thiers, la Commune vit dans les mémoires et doit continuer à vivre. Premier pas sur le chemin de socialisme, première grande révolution prolétarienne, elle demeura longtemps la seule, et à ce titre une référence obligée. Elle servit de matière pour l’élaboration de la pensée de Marx, Engels et Lénine sur la révolution, la nature et les tâches de l’État né d’une révolution prolétarienne. A ce titre, elle eut une influence majeure sur le mouvement révolutionnaire ultérieur. Elle inspira bien entendu d’autres courants de pensée que le marxisme, l’anarchisme principalement, dont les penseurs tirèrent d’autres conclusion que Marx de cette révolution. Les plumitifs bourgeois ne surent jamais rien lui imposer en revanche que la calomnie grossière et stupide, ou l’oubli.

 

Le Parti du Travail ne pouvait laisser passer ce cent-cinquantenaire. Nous aurions préféré organiser une célébration publique digne de ce nom, mais malheureusement la persistance de la pandémie ne nous permet guère de faire plus que ce modeste live Facebook. La Commune mérite d’être célébrée, tant pas son statut d’événement structurant et fondateur, que parce que le temps qui nous en sépare ne lui a rien fait perdre en tant que source d’inspiration. Aussi parce que la lutte des idées est une partie essentielle de la lutte politique telle que nous la concevons, parce que pour les peuples, les travailleurs, les classes populaires, il est vital de connaître leur histoire, pas seulement l’histoire officielle, écrite par les classes dominantes, mais leur propre histoire, une histoire populaire, des luttes des peuples et des classes subalternes à travers l’histoire pour secouer les chaînes de l’oppression et pour leur émancipation.

 

La Commune de Paris, première expérience du pouvoir de la classe ouvrière

 

Ce qui définit principalement la séquence historique que fut la Commune de Paris, ce qui en fut l’essence que les diverses contingences historiques et aspects secondaires, bien qu’importants, ne doivent pas masquer, c’est qu’elle fut la première expérience de l’histoire du pouvoir exercé par la classe ouvrière. Comme l’écrit Karl Marx dans La Guerre civile en France :

 

« La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qu’elle a exprimés montrent que c’était une forme politique tout à fait susceptible d’expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail ».

 

Il ne s’agit pas là d’une théorisation effectuée par Marx a posteriori. Les communards eux-mêmes étaient pleinement conscients d’accomplir, pour la première fois dans l’histoire, une révolution prolétarienne, une prise du pouvoir politique par la classe ouvrière. L’extrait suivant, daté du 21 mars 1871, du Journal officiel édité par le Comité central de la Garde nationale – qui assumait le pouvoir de fait à Paris depuis trois jours, est très clair à cet égard :

 

« Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en mains la direction des affaires publiques […] La bourgeoisie, leur aînée, qui a accompli son émancipation il y a plus de trois quarts de siècle, qui les a précédés dans la voie de la révolution, ne comprend-elle pas aujourd’hui que le tour de l’émancipation du prolétariat est arrivé […] Le prolétariat en face de la menace permanente de ses droits, de la négation absolue de toutes ses légitimes aspirations, de la ruine de la patrie et de toutes ses espérances, a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en mains ses destinées et d’en assumer le triomphe en s’emparant du pouvoir. »

 

Cette première révolution prolétarienne de l’histoire a même ceci de remarquable, c’est que le conflit de classe se présente d’une façon ouverte, « pure » en quelque sorte, et comprise comme telle par les protagonistes : la classe ouvrière avec sa Commune, contre la bourgeoisie et son gouvernement à Versailles.

 

De la Révolution française à la défaite de Sedan

 

Pour comprendre la Commune de Paris, il est nécessaire – avant de l’aborder pour elle-même – de la replacer le contexte historique qui lui donne sens et des contingences qui l’ont fait naître, en commençant par la Révolution française. Ayant commencé comme une volonté de réforme d’inspiration libérale et de portée limitée initiée par la bourgeoisie, la grande Révolution s’est radicalisée sous la pression populaire. Les souvenir historiques de la Première République et de 1793 – dont le renversement rapide par le coup d’État oligarchique de Thermidor, ne fit que renforcer le mythe, magnifiant les illusions sur ce que la République jacobine aurait pu devenir – hanta la Commune de Paris. Son nom même vient de la Commune de 1792. Le coup d’État de Thermidor fut suivi par une succession de régimes bourgeois et non-démocratiques : le directoire, le consulat, le Premier Empire – tombeau et exécuteur testamentaire de la Révolution, qui imposa un code civil bourgeois à toute l’Europe conquise, et dont le souvenir de la gloire militaire survécut à sa défaite, et put être exploité par la réaction – ; la Restauration – qui restaura la monarchie, mais pas l’Ancien régime, une monarchie bourgeoise en réalité ; la Monarchie de juillet – monarchie bourgeoise déclarée et règne sans gêne des banquiers.

 

Une parenthèse dans cette nuit de despotisme : en 1848, une insurrection ouvrière renverse la monarchie. C’était une révolution prolétarienne, la première en France. Mais la classe ouvrière était alors peu organisée, et n’était pas prête à prendre le pouvoir, ni n’avait la conscience de devoir le faire. Elle se borna à exiger la République, qui plus est une république « sociale ». Quant à ce que devait recouvrir ce prédicat, c’était assez vague. Surprise par la révolution, la bourgeoisie dut commencer par faire des concessions. La Deuxième République fut instaurée, avec des élections au suffrage universel. Mais la bourgeoisie manœuvre, ne tient pas les promesses qu’elle avait faites, parvient à reprendre la main, et fait prendre à la République un tour réactionnaire. La classe ouvrière se révolte : ce fut l’insurrection de juin, écrasée dans le sang. La bourgeoisie n’était pas prête à gouverner sous une forme extérieurement démocratique, la classe ouvrière n’avait pas la force de la renverser. La solution à cette impasse fut un régime bonapartiste, au sens propre : Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, déjà élu président de la République, fait un coup d’État et finit nommé empereur. Ce fut le début du Second Empire, un pseudo-compromis entre classes, en fait le règne despotique d’une clique corrompue et incompétente, à l’ombre de laquelle le capitalisme se développe rapidement, et dont la police étrangle le pays.

 

En 80 ans, la France n’avait connu que peu d’années où elle fut République, mais vécut principalement sous le joug de régimes monarchiques de différentes nuances. La bourgeoisie avait visiblement une peur bleue de la République et du suffrage universel, et préférait gouverner sous l’ombre pour elle protectrice d’un trône. Si le capitalisme, et par conséquent la classe ouvrière, se développèrent considérablement durant cette période – il y avait à Paris 550'000 ouvriers à Paris sur une population de 1'900'000 habitants au total – aucun mouvement ouvrier légal n’était toléré, la répression freinait grandement la construction de forces d’opposition, et la censure limitait la circulation d’idées nouvelles. Aussi, à la chute de Second empire, la classe ouvrière ne disposait pas de son propre parti politique, il n’y avait pas de démarcation claire entre le mouvement ouvrier et le mouvement républicain – vu que la République n’existait pas encore, qu’il s’agissait d’une revendication majeure pour les ouvriers, et que les journées de juin 1848 n’avait pas fait disparaître le mythe républicain.

 

Mais les mauvaises choses ont aussi une fin. De plus en plus contesté, par une partie de la bourgeoisie, comme par la classe ouvrière que la répression n’arrive plus à empêcher de s’organiser, le régime impérial tente des réformes de façade, avant de tenter le tout pour le tout de façon aventuriste : une guerre contre la Prusse. C’est la débâcle : mal commandée, mal approvisionnée, l’armée française est laminée. L’empereur finit rapidement par se rendre après la défaite de Sedan. L’Empire n’était plus.

 

De Sedan à la Commune

 

Un gouvernement provisoire se met en place, le gouvernement de la défense nationale. Face à l’avancée de l’armée prussienne qui occupe la France, il est obligé d’armer le peuple : la garde nationale. Mais ce gouvernement, composé de réactionnaires et de monarchistes, en a peur. Alors il préfère devenir le gouvernement de la trahison nationale, et, prétendant organiser la défense du territoire, en réalité il la sabote, et négocie en sous-mains la capitulation avec Otto Von Bismarck, le chancelier prussien. Finalement, le 28 janvier 1871, la France capitule. Le 31, une insurrection échoue. Le révolutionnaire Auguste Blanqui est arrêté et mis au secret. Il était probablement le chef dont la Commune aurait eu besoin. Bismarck impose des élections rapides d’une Assemblée nationale, dont le seul mandat serait de signer la paix. Les élections ont lieu le 8 février. Elles ne sont ni libres ni transparentes – disons scandaleusement truquées – et débouchent logiquement sur une majorité ultraréactionnaire. Un nouveau gouvernement se met en place avec à sa tête Adolphe Thiers.

 

Le décor est ainsi posé et trois causes majeures allaient mener à un mécontentement croissant, devant déboucher sur l’insurrection. Ces trois causes étant : j le refus de la capitulation et la volonté de continuer à défendre la patrie contre les Prussiens – le mythe de la patrie en danger, et de la guerre révolutionnaire pour la défendre, hérité de la Révolution française, était fort ; permettant a posteriori une relecture patriotique de la Commune, lecture qui devient tendancieuse si on isole ce facteurs des deux ci-après ; k la République : les rumeurs étaient insistantes d’un complot visant à restaurer la monarchie, et les actes du gouvernement – provocations, répression, nomination de généraux honnis – comme sa composition, donnent de bonnes raisons de penser que ces rumeurs étaient fondées ; le peuple ne voulait pas laisser faire ; et l la question sociale, les revendications propres de la classe ouvrière.

 

Le gouvernement, voulant un prétexte pour désarmer la garde nationale et reprendre le contrôle de Paris, tente une provocation en essayant, le 18 mars, de voler les canons de la garde nationale (que celle-ci avait payés et qui donc lui appartenaient). Sauf qu’il sous-estime la réaction de la garde nationale, qui voit rouge. C’est l’insurrection. Le Comité central, élu par la Fédération républicaine de la garde nationale (d’où le vocable de « fédéré ») et qui la dirige, devient le gouvernement de fait de Paris. Sauf qu’il hésite, ayant trop de scrupules sur sa légitimité à exercer le pouvoir, et – au lieu de contre-attaquer, laisse le gouvernement de Thiers tranquille, au moment où il n’avait presque pas de troupes et pouvait être aisément renverser – organise des élections municipales pour le 26 mars. La bourgeoisie quitte massivement Paris pour Versailles, laissant la ville au peuple. La révolution est ainsi née – comme toutes les révolutions d’ailleurs – d’une crise aiguë, nationale, sociale et institutionnelle. Non prévue et non préparée, guidée par des souvenirs glorieux et des idéaux parfois imprécis, manquant d’unité de volonté, la Commune fut irréductiblement marquée par la contingence qui l’avait fait naître. Ce fut à la fois sa grandeur et la cause de sa perte.

 

Une assemblée de 90 sièges fut élue au scrutin majoritaire, par arrondissement. Elle prit le nom de Commune. Les quelques élus de droite, trouvant la nouvelle Commune trop révolutionnaire – car entrée en fonction sous le drapeau rouge – démissionnèrent aussitôt. Il fut alors procédé à des élections complémentaires. Les membres de la Commune – 70 à siéger en réalité – on trouve : 33 artisans et petits commerçants, 24 représentants de professions libérales et intellectuelles, 6 ouvriers métallurgistes. Les différents courants du mouvement socialiste et ouvrier français de l’époque sont représentés : les jacobins – attachés au souvenir de 1793 et centralisateurs, à l’origine mouvement petit bourgeois défendant la petite entreprise contre le grand capital, mais surtout mouvement démocratique organisant également les ouvriers et relayant des revendications de justice sociale – ; les blanquistes, inspirés par Auguste Blanqui, société secrète et disciplinées, acquis à une tactique de minorité agissante et insurrectionnelle, et ayant le communisme comme objectif final ; les proudhoniens – mouvance proto-anarchiste inspirée par Pierre-Joseph Proudhon, à l’origine petit-bourgeois et ayant pour credo le mutuellisme, l’apolitisme et une forme de réformisme, mais qui s’était radicalisé en prenant racine dans la classe ouvrière – ; des « radicaux », partisans de l’autonomie municipale et d’une république démocratique et sociale ; des « collectivistes », membres de la Première Internationale ; et quelques indépendants.

 

Il ne faudrait pas s’y méprendre sur ces étiquettes. Les jacobins et les « radicaux » pouvaient être tout autant, à leur manière des socialistes, que les proudhoniens et les blanquistes. Le jacobin Charles Delescluze, qui se rapprochait le plus de ce qu’on pourrait qualifier de leader de la Commune, était également un socialiste, rédacteur sous l’Empire d’un journal, le Réveil, qui diffusait les principes de la Première internationale, et qui faisait de la société de son époque une analyse plus marxiste que nature – je cite :

 

« Personne ne l’ignore, la petite propriété, le petit commerce, la petite industrie tendent à disparaître devant la reconstitution manifeste d’une nouvelle féodalité financière et territoriale. Encore quelques années, […] il n’y aura plus qu’un petit nombre de fortunes monstrueuses exploitant une nation de prolétaires »

 

Ces différentes tendances d’opinion furent plus unies qu’opposées les unes aux autres, et, pour prendre les décisions justes que la révolution – expérience radicalement nouvelle – surent faire des concessions réciproques, chacune renoncer à ses dogmes qu’elles comprenaient ne plus être adéquats : les jacobins soutinrent toutes les mesures sociales et tendanciellement anticapitalistes en faveur de la classe ouvrière ; les blanquistes renoncèrent à leur théorie d’une dictature révolutionnaire centralisée, acceptant la large démocratie pratiquée par la Commune et le principe d’une organisation fédéraliste de la France ; les proudhoniens jetèrent par-dessus bord leur apolitisme, puisqu’ils participèrent à l’exercice du pouvoir, et leur mutuellisme, acceptant l’organisation de l’économie par la collectivité. La Commune se divisa bien en une « majorité » – jacobins, blanquistes, et indépendants, plus centralisateurs – et une « minorité » - proudhoniens, « radicaux », collectivistes, plus « antiautoritaires » ; mais ces deux tendances ne s’opposent guère avant le 28 avril ; à l’occasion de la nomination d’un Comité de salut public.

 

La Commune s’organise, en plus de son plénum, en une Commission exécutive, à la tête de 9 commission spécialisées – guerre, finances, sûreté générale, enseignement, justice, subsistances, travail et échanges, affaires extérieures, services publics. Ses membres dirigent également les mairies de leur arrondissement. La Commune fut de ce fait une « Assemblée agissante », à la fois législative et exécutive, caractéristique dont les classiques du marxisme firent grand cas, en faisant une caractéristique essentielle d’un État socialiste, l’opposant au parlementarisme bourgeois et à la séparation des pouvoirs.

 

Mesures économiques et sociales de la Commune

 

La Commune ne disposa que d’un temps infime pour déployer son action. Ses réalisations n’en sont que plus remarquables. Elle entama de fait la construction du socialisme, et eut l’intuition des mesures justes à prendre pour cela, quand bien même ses membres n’avaient pas forcément prévu d’avoir à accomplir cette tâche. Comme l’écrit Marx dans La Guerre civile en France :

 

« La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu'indiquer la tendance d'un gouvernement du peuple par le peuple. Telles furent l'abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers; l'interdiction, sous peine d'amende, de la pratique en usage chez les employeurs, qui consistait à réduire les salaires en prélevant des amendes sur leurs ouvriers sous de multiples prétextes, procédé par lequel l'employeur combine dans sa propre personne les rôles du législateur, du juge et du bourreau, et empoche l'argent par-dessus le marché. Une autre mesure de cet ordre fut la remise aux associations d'ouvriers, sous réserve du paiement d'une indemnité, de tous les ateliers et fabriques qui avaient fermé, que les capitalistes intéressés aient disparu ou qu'ils aient préféré suspendre le travail. »

 

La Commune prit des mesures sociales majeures allant dans le sens d’une remise des dettes (l’une des plus vielles revendications sociales depuis que la société est divisée en classes) et d’un début de construction d’un État social :

 

• Remise des loyers d’octobre 1870 à avril 1871

 

• Remises des loyers pour les locataires en garni

 

• Suspension de la vente des objets déposés au Monts-de-Piété

 

• Possibilité de retirer les objets valant moins de 20 francs

 

• Puis fermeture du Mont-de-Piété

 

• Pensions pour les blessés et les veuves (600 francs) et pour les orphelins (365 francs)

 

• Création d’orphelinats

 

• Ventes publiques de nourriture, cantines, distribution de repas, rationnements

 

Au plan économique, la Commune s’engagea dans la voie de la construction du socialisme. Du moins elle fit les tout premiers pas sur ce chemin. Nous devons citer le Décret adopté 16 avril:

 

« Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but:

 

① De dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel il se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment.

 

② De présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs, qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés.

 

③ D’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières.

 

④ De constituer un jury arbitral qui devra statuer au retour desdits patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons »

 

Ce décret impliquait donc une socialisation des moyens de production entre les mains des travailleurs, organisés sous forme de coopérative. Même si le décret ne concerne que les ateliers abandonnés par les bourgeois ayant fui à Versailles, il ne s’agit pas seulement d’une mesure temporaire, l’alinéa 4 prévoyant les dispositions pour rendre cette socialisation permanente. On pourrait lire ce décret dans un sens anarchisant : une économie autogestionnaire, directement entre les mains des ouvriers eux-mêmes. Mais on y retrouve également des indications allant dans le sens d’un minimum de planification – statistique, inventaire, constitution – confiée aux syndicats. Quelques ateliers furent effectivement socialisés de cette façon, et fonctionnèrent très bien de façon démocratique, mais la Commune n’eut pas le temps d’aller plus loin dans cette réorganisation de l’économie.

 

N’oublions pas l’éducation. La Commune avait projeté de mettre en place une éducation publique, gratuite, laïque et obligatoire, uniformisée, et également pour les filles (ce qui n’était pas le cas auparavant). Elle commença à rendre cette avancée réalité. N’oubliant pas la culture : la Commune avait conçu une vision d’un art communal, embellissement de l’espace public, décidé démocratiquement à l’échelle locale (contre la logique monumentale à la gloire de l’État central). N’oublions pas non plus les sciences : les savants purent travailler en totale liberté – une libération bienvenue du jour bonapartiste – et avec le soutien des nouvelles autorités.

 

Dictature du prolétariat

 

S’il y a un terme dans la tradition marxiste qui est controversé, c’est bien celui de la « dictature du prolétariat ». Le Parti Suisse du Travail choisit de ne pas s’en réclamer dès sa fondation, pour des raisons en partie défendables, en partie contestables. Il faut bien pourtant – pour bien comprendre ce que ce syntagme recouvre – dépasser les surdéterminations dont il a été chargé par l’histoire, et retrouver le sens que Marx et Engels eux-mêmes lui attribuaient. Or, Engels le dit clairement dans son introduction à La Guerre civile en France, datée de 1891 :

 

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. »

 

Or la Commune de Paris fut bien une « dictature du prolétariat » - puisque Engels le dit ! – et, sans contestation possible, le gouvernement le plus démocratique attesté par l’histoire.

 

Les membres de la Commune étaient en effet élus au suffrage universel, responsables et révocables, liés par un mandat impératif. Une forme de démocratie directe fut instaurée. La vitalité de la participation populaire était assurée par un grand nombre de club (forme d’organisation politique héritée de la Révolution française), se réunissant et discutant en toute liberté. Tous les fonctionnaires devenaient éligibles et révocables. La Commune décida également d’instaurer une rémunération maximum de 6'000 francs par année (correspondant à un salaire d’ouvrier qualifié) pour les élus et fonctionnaires. Une revendication depuis devenue classique dans le mouvement ouvrier et communiste. Ce système n’était pas toutefois parfaitement égalitaire non plus : le montant de la solde dépendait du grade (à noter que les membres de la Commune ne touchaient pas la rémunération maximale). La liberté de la presse était garantie. La Commune interdit seulement les publications versaillaises, mais cette interdiction était mal appliquée et peu respectée.

 

Toute dictature du prolétariat qu’elle fut, la Commune eut une volonté réelle de respecter les droits individuels, malgré les circonstances, et de mettre en place un authentique État de droit. Au niveau judiciaire, elle instaura une procédure accélérée, mais avec des garanties quant aux droits de l’accusé (perquisitions sans mandat interdites, habeas corpus, inspection des prisons, obligation de déclarer le motif d’arrestation) …des garanties que peu d’États bourgeois, même libéraux assuraient. Des complices versaillais dont la culpabilité était pourtant indubitable ne purent ainsi pas être condamnés, faute de preuves tangibles. La Commune prit bien quelques otages et adopta un décret sur les représailles. Mais il ne fut pas appliqué avant la Semaine sanglante, et ce encore contre l’avis des membres encore en vie de la Commune, par des hommes désespérés face au carnage horrible perpétré par la soldatesque versaillaise. La Commune instaura la gratuit des actes notariaux. A Paris on connaissait une véritable sécurité sous la Commune – tous les témoins s’accordent là-dessus – bien plus qu’avant, ou qu’après.

 

La Commune constitua également une avancée majeure pour l’émancipation des femmes. Sous la Commune vit le jour la première organisation féminine de masse : L’Union des femmes pour la défense de Paris et le soin aux blessés. Comme son nom ne l’indique pas, il ne s’agissait pas uniquement d’une organisation de bienfaisance, mais d’un mouvement revendicatif et politique. Elle exigea notamment l’égalité salariale, que le Commune commença à mettre en place. Les femmes étaient politiquement actives sous la Commune et prenaient librement la parole dans les clubs, certaines portent les armes et participent aux combats. La Commune mit également fin à des dispositions rétrogrades du droit antérieur : instauration du mariage libre par consentement mutuel, abolition de la distinction entre enfants légitime et illégitimes et reconnaissance des enfants illégitimes. Elle interdit également la prostitution. Si, trop respectueuse qu’elle avait été envers la légalité bourgeoise, la Commune fut élue sur la base des listes électorales existantes, entièrement masculines, elle projetait de donner aux femmes les droits politiques. Elle n’eut pas le temps de réaliser cette mesure.

 

La Commune abolit la conscription et l’armée permanente, n’admettant d’autre armée que la seule garde nationale, soit le peuple en armes et libre de choisir lui-même ses officiers, dont devaient faire partie tous les citoyens valides.

 

La Commune fut internationaliste. Elle offrit sa citoyenneté aux étrangers désireux de l’acquérir, le drapeau de la Commune devant être celui de la République universelle

 

La Commune prit également des mesures symboliques, qui avaient pourtant toute leur importance : adoption du drapeau rouge et du calendrier républicain, destruction de la Colonne Vendôme (symbole bonapartiste, militariste et nationaliste), destruction de la Chapelle expiatoire pour Louis XVI, destruction de l’hôtel particulier de Thiers et confiscation de ses biens (il s’en fera bâtir un plus beau au frais du contribuable).

 

La Commune ailleurs en France

 

La Commune de Paris ne fut pas la seule. D’autres villes eurent leur propre Commune : Lyon, Saint-Etienne, Creusot, Marseille, Toulouse, Narbonne, Limoges. Mais généralement celles-ci étaient mal dirigées, et n’avaient souvent qu’un ancrage populaire faible et un programme politique mal défini. Aussi furent-elles éphémères, vites écrasées par le gouvernement de Thiers.

 

La Commune de Paris essaya de briser son isolement et de plaider sa cause auprès du reste de la France. Le 5 avril : elle émit une proclamation aux départements : démenti des mensonges des Versaillais, absence de volonté de Paris d’imposer une dictature à la France et promesse de fédéralisme en guise de nouvelle organisation du pays. A la fin du mois d’avril, elle adressa une proclamation aux paysans : intérêts communs à ceux des ouvriers ; programme de la Commune : imposition plus progressive, faire payer les réparations de la guerre à ceux qui l’ont déclenché, terre aux paysans,…

 

Marx explique, dans La Guerre civile en France, que ces efforts de conclure une alliance entre ouvriers et paysans auraient pu aboutir :

 

« La Commune avait parfaitement raison en disant aux paysans : « Notre victoire est votre seule espérance ». De tous les mensonges enfantés à Versailles et repris par l'écho des glorieux journalistes d'Europe à un sou la ligne, un des plus monstrueux fut que les ruraux de l'Assemblée nationale représentaient la paysannerie française. Qu'on imagine un peu l'amour du paysan français pour les hommes auxquels après 1815 il avait dû payer l'indemnité d'un milliard. A ses yeux, l'existence même d'un grand propriétaire foncier est déjà en soi un empiètement sur ses conquêtes de 1789. La bourgeoisie, en 1848, avait grevé son lopin de terre de la taxe additionnelle de 45 centimes par franc ; mais elle l'avait fait au nom de la révolution; tandis que maintenant elle avait fomenté une guerre civile contre la révolution pour faire retomber sur les épaules du paysan le plus clair des cinq milliards d'indemnité à payer aux Prussiens. La Commune, par contre, dans une de ses premières proclamations, déclarait que les véritables auteurs de la guerre auraient aussi à en payer les frais. La Commune aurait délivré le paysan de l'impôt du sang, elle lui aurait donné un gouvernement à bon marché, aurait transformé ses sangsues actuelles, le notaire, l'avocat, l'huissier, et autres vampires judiciaires, en agents communaux salariés, élus par lui et devant lui responsables. Elle l'aurait affranchi de la tyrannie du garde champêtre, du gendarme et du préfet ; elle aurait mis l'instruction par le maître d'école à la place de l'abêtissement par le prêtre. »

 

Mais ces efforts furent trop tardifs et insuffisamment systématiques. La Commune ne fit trop longtemps que tenter de se justifier et ne lancer que beaucoup trop tard un appel aux armes, à venir la défendre contre l’agression de Thiers. La chape de plomb de la censure versaillaise limitait aussi beaucoup l’efficacité de ces efforts. Paris n’a pas su briser son isolement

 

Faiblesses de la Commune

 

Malgré ses remarquables réalisations, les grandes qualités et la hauteur de vue de ses dirigeants, la Commune de Paris ne fut pas exempte d’erreurs et de faiblesses, sans lesquelles elle eût pu triompher.

 

Le plus grand tort de la Commune – fatal pour une révolution – fut son excessif légalisme, son respect déplacé pour la législation en place, son manque de résolution et d’audace. Il aurait été facile de renverser le gouvernement de Versailles au début, lorsqu’il n’avait presque pas de troupes sous la main. Mais la Commune a été réticente à frapper lorsque c’était possible, craignant de devoir porter la responsabilité du déclenchement d’une guerre civile – comme si Thiers ne l’avait pas déjà déclenchée – ; tenta même de négocier avec le gouvernement – ce qui était vain, et n’aida que Thiers à gagner du temps – ; et adopta trop longtemps une attitude purement défensive, alors qu’il aurait fallu frapper vite et fort. Cet attentisme lui fut fatal, laissant à Thiers tout le temps pour rassembler ses forces.

 

Deuxièmement, la Commune souffrit d’un manque d’unité de volonté. Le foisonnement des clubs et leur vie démocratique ne compensait pas l’absence d’une véritable organisation révolutionnaire digne de ce nom. La présence de plusieurs tendances politiques à la Commune ne fut pas en soi cause de blocage. Elles surent être d’accord sur l’essentiel. Minorité et majorité ne s’opposèrent frontalement que le 28 avril, à l’occasion de la nomination d’un Comité de salut public, que la minorité jugea contraire aux aspirations démocratiques de la Commune. Cette mesure – dictée plus par les glorieux souvenirs de 1793 que par une réelle utilité politique – fut de toute manière adoptée trop tard, et n’eut pour effet que de rajouter un échelon supplémentaire à une chaîne de commandement qui manquait déjà de clarté. Mais ce pluralisme eut pour effet d’instaurer des lenteurs procédurales, un manque de sens des priorité parfois, surtout l’absence d’unité de volonté, ce qui ne pardonne pas en temps de guerre.

 

La Commune eut surtout le grand tort d’avoir eu un respect trop scrupuleux et déplacé pour la propriété privée. Elle ne saisit pas la Banque de France – une banque privée – et les avoirs qui y étaient déposés, qui lui auraient donné les moyens. Au lieu de cela elle se contenta de percevoir des crédits limités dudit établissement et à le protéger comme un bien de la nation – alors même que la banque traitait en sous-mains avec Versailles.

 

La Commune souffrait enfin de faiblesses strictement militaires. Malgré son courage et sa détermination, la garde nationale ne remplaçait pas une véritable armée. Elle était en outre mal commandée. La chaîne de commandement était redondante et pas toujours claire ; et la dualité de pouvoir entre la Commune et le Comité central de la garde nationale était inopportune. Enfin, l’excessive modération et respect de l’État de droit par la Commune permettait aux agents versaillais d’agir plus facilement dans l’ombre.

 

Versailles et la Semaine sanglante

 

Face aux communards, il y avait les versaillais. Pour apprécier ce qu’était le gouvernement de la bourgeoisie, il suffit de citer le portrait que fait Marx, dans La Guerre civile en France, de son chef, Adolphe Thiers :

 

« Passé maître dans la petite fripouillerie politique, virtuose du parjure et de la trahison, rompu à tous les bas stratagèmes, aux expédients sournois et aux viles perfidies de la lutte des partis au parlement, toujours prêt, une fois chassé du ministère, à allumer une révolution, pour l'étouffer dans le sang une fois qu'il y est revenu avec des préjugés de classe en guise d'idées, de la vanité en guise de cœur menant une vie privée aussi abjecte que sa vie publique est méprisable, - il ne peut s'empêcher, même maintenant où il joue le rôle d'un Sylla français, de rehausser l'abomination de ses actes par le ridicule de ses fanfaronnades. »

 

La Commune ayant trop temporisé, Thiers en profite pour rassembler ses forces. Il obtient de Bismarck la libération de prisonniers de guerre français dans le seul but d’écraser la Commune et le droit de passer par la zone d’occupation prussienne (mal surveillée par les communards). N’étant pas à une infamie près, il n’eut aucune hésitation à s’allier à la puissance occupante contre son propre peuple. Les troupes versaillaises entrent à Paris par une porte qui n’était pas gardée, repérée par l’un de leurs espions. Ce fut la fin de la Commune, et le début de la Semaine sanglante, qui dura du 21 au 28 mai.

 

Aux antipodes de la démocratie et de l’État de droit garanti par la « dictature du prolétariat » que fut la Commune, la République bourgeoise de Versailles préfigura – et même dépassa en ignominie – le fascisme dans l’arbitraire sanglant et la négation de tout droit. Sa victoire ne fut que massacres de plusieurs dizaines de milliers de personnes – un décompte exact ne fut jamais effectué – durant la Semaine sanglante, la soldatesque de Thiers fusillant en masse quiconque lui tombait sous la main : défenseurs de la Commune, membres de leurs familles, hommes, femmes et enfants, ainsi qu’un nombre incalculable de personnes qui s’étaient retrouvées au mauvais endroit au mauvais moment, arrêtées au hasard et sommairement abattus par les nervis de Versailles. Les survivants furent enfermés dans des conditions atroces dans les geôles versaillaises, condamnés – tant les communards que des passants arrêtés au hasard, parfois même des sympathisants versaillais – en nombre à la peine de mort, au bagne ou à la déportation, suite à des simulacres de procès, selon une procédure expéditive et grossièrement truquée. Les plus chanceux purent s’exiler à l’étranger, dont certains en Suisse.

 

Pendant plusieurs années, une chape de plomb réactionnaire s’abattit sur la France, à base de cours martiales, d’État policier et de censure. La Troisième République – le « régime qui nous divise le moins » dixit Thiers (c’est-à-dire que c’était plus simple que de s’entendre sur le choix d’un de prétendants au trône) – naissait dans le sang de la classe ouvrière. La bourgeoisie montrait son vrai visage, sanguinaire et sauvage, celui d’une classe possédante prête à toutes les ignominies pour préserver ses privilèges. La République bourgeoise se révéla n’être que la façade de la dictature de la bourgeoise, impitoyable et féroce, les droits individuels sensément intangibles et la démocratie des mots creux, que la bourgeoisie est prête à balancer par-dessus bord à la moindre difficulté. Les communards survivants ne purent rentrer qu’après leur amnistie en 1880. La répression de la Commune – où la bourgeoisie républicaine trempa les mains exactement comme les monarchistes – provoqua enfin la rupture entre le mouvement ouvrier et le mouvement républicain, et convainquit la classe ouvrière de s’organiser indépendamment et contre la « gauche » bourgeoise.

 

Héritage de la Commune

 

Si la bourgeoisie poursuivit la mémoire de la Commune de sa haine, celle-ci fut une source d’inspiration pour les fondateurs du mouvement ouvrier et communiste. Première expérience d’exercice du pouvoir par la classe ouvrière, et longtemps la seule, la Commune fut à ce titre une référence obligée. Karl Marx et Friedrich Engels l’étudièrent attentivement pour en tirer leurs conclusions sur ce que devait faire la classe ouvrière après la révolution, quelle serait la nature et les tâches de l’État né de la révolution. La Commune inspira la seule correction explicite que Marx et Engels apportèrent au Manifeste du Parti communiste, dans la préface à l’édition allemande de 1872 :

 

« Étant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années et les progrès parallèles qu'a accomplis, dans son organisation en parti, la classe ouvrière, étant donné les expériences, d'abord de la révolution de février, ensuite et surtout de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est aujourd'hui vieilli sur certains points. La Commune, notamment, a démontré que "la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte »

 

La grande leçon de la Commune c’est que l’État bourgeois est irréformable, et ne peut être utilisé à son propre compte par la classe ouvrière parvenue au pouvoir. Il doit être détruit, et remplacé par un État prolétarien, révolutionnaire. Il ne s’agit toutefois pas d’une abolition de l’État purement et simplement – c’est là où le marxisme diverge de l’anarchisme - ; la Commune fut bien un État, mais un État nouveau, qualitativement différent.

 

C’est cette leçon de la Commune que la Deuxième Internationale avait oublié, et que Lénine chercha à remettre à l’honneur dans l’État et la révolution.

 

Par quoi faut-il remplacer la machine de l’État bourgeois ? Les caractéristiques essentielles de cet État nouveau sont données par la Commune : il doit s’agir d’une démocratie complète, directe, populaire (les soviets en ont été sensé être la réalisation) ; tous les fonctionnaires et les dirigeants doivent être responsables, liés par un mandat impératif et révocables ; tous leurs privilèges doivent être abrogés et ils ne doivent pas toucher plus d’un salaire d’ouvrier ; l’armée permanente doit être remplacée par le peuple en armes ; le parlementarisme bourgeois doit laisser place à des assemblées agissantes, à la fois législatives et exécutives. Cet État doit garder des fonctions répressives, pour pouvoir briser l’inévitable résistance de la bourgeoisie renversée ; et il ne doit pas faire preuve de faiblesse à cet égard, pour que les horreurs de la Semaine sanglante ne puissent plus se répéter. Mais il s’agit en quelque sorte d’un « demi-État », un État en voie d’extinction, voué à disparaître car devenu inutile lorsque la division de la société en classe ne sera plus, et par là la domination d’une classe sur une autre, en quoi consiste précisément l’essence de l’État.

 

Lénine fit une petite fête le jour où le pouvoir soviétique atteint son 73ème jour, dépassant ainsi en longévité la Commune de Paris, ce qui apparaissait, étant données les conditions extrêmes de la lutte, comme un aboutissement considérable. La Commune soviétique allait vivre 74 ans. Le socialisme devint réalité, représentait une forme de pouvoir populaire, et apporta des progrès sociaux remarquables. Toutefois, aucun État socialiste ne fut un demi-État, en voie d’extinction, mais au contraire des machines d’État hautement complexes, et en voie de sophistication croissante. Ces États se dotèrent d’une police et d’une armée permanentes – et ils auraient difficilement pu faire autrement -, ainsi que d’une bureaucratie spécialisée et non-élective. Même s’ils se réclamèrent d’être dirigées par des assemblées agissantes, ils possédaient en pratique des gouvernements et des parlements « classiques ». S’ils eurent raison de ne pas répéter les erreurs et faiblesses de la Commune, ils tordirent parfois le bâton dans l’autre sens et ne respectèrent pas toujours l’État de droit que la Commune avait su garantir. Leur personnel dirigeant pu se détacher de la classe ouvrière, et trop souvent la trahir et restaurer le capitalisme.

 

Le programme de l’État et la révolution ne fut pas exactement atteint. Peut-on toutefois parler de révolutions trahies, et ne faut-il pas simplement admettre que la réalité de l’exercice du pouvoir à l’échelle d’un pays entier et sur le long terme est plus complexe et autre chose de ce qu’on pourrait imaginer à partir d’une expérience de 72 jours à l’échelle d’une ville ? Vouloir fuir l’histoire de tout un siècle pour en revenir à la Commune serait une erreur idéaliste. Quoiqu’il soit, la Commune n’en garde pas moins sa valeur de modèle, d’exemple instructif et d’inspiration de ce qu’un peuple qui est prêt à briser ses chaînes peut accomplir, de ce qu’une démocratie populaire et le socialisme sont une perspective réaliste et souhaitable. Nous laisserons le mot de la fin à Lénine :

 

« L’œuvre de la Commune n’est pas morte ; elle vit jusqu’à présent en chacun de nous. La cause de la Commune est celle de la révolution sociale, celle de l’émancipation politique et économique totale des travailleurs, celle du prolétariat mondial. En ce sens, elle est immortelle » Lénine, A la mémoire de la Commune, 28 avril 1911

 

Bibliographie (non exhaustive)

 

Abidor Mitchell (éd.), Voices of the Paris Commune, PM Press Oakland, 2015

 

Blanqui Auguste, Le communisme, avenir de la société, Éditions le passager clandestin, Paris, 2008

 

Blanqui Auguste, Qui fait la soupe doit la manger, Éditions d’ores et déjà, Paris, 2012

 

La Commune en images, Maspero, Paris, 1982

 

Da Costa Charles, Les Blanquistes, Histoire des partis socialistes en France, VI, Librairie Marcel Rivière, Paris, 1912

 

Duclos Jacques, « A l’assaut du Ciel », La Commune de Paris annonciatrice d’un monde nouveau, Éditions sociales, Paris, 1961

 

Lénine, L’État et la Révolution, Éditions sociales, Paris & Éditions du Progrès, Moscou, 1975

 

Marx Karl, La guerre civile en France, Éditions sociales, Paris, 1975

 

Marx Karl & Engels Friedrich, Inventer l’inconnu, Textes et correspondance autour de la Commune, Éditions La Fabrique, Paris, 2008

 

Michel Louise, La Commune, Éditions Stock, Paris, 1978

 

Vallès Jules, L’insurgé, Le livre de poche, Paris, 1975

15 octobre 2020

La science-fiction soviétique : pour appréhender les perspectives de l’avenir

 


La propagande anticommuniste aura habitué trop de gens à imaginer le socialisme réel comme gris et morne, n’ayant pour débat public qu’une propagande stéréotypée et monotone, et pour art qu’un inintéressant reflet du discours du Parti. Faut-il insister que cette image est aussi fausse que grotesque ? L’idéologie marxiste-léniniste y avait une place importante bien sûr, et à raison. La propagande du Parti avait un grand rôle, et tendait à prendre un caractère quelque peu formel et routinier vers la fin. Mais dans notre société capitaliste l’idéologie bourgeoise est également omniprésente, et n’est pas là éclairer la voie vers la construction d’un avenir meilleur, ne servant qu’à la justification du maintien d’un ordre oppressif devenu archaïque. Toutes les vérités n’y sont pas non plus bonnes à dire. En URSS, en revanche, les publications, y compris celle du Parti, étaient généralement intéressantes. Elles le restent d’ailleurs de nos jours. Le débat public n’y était pas non plus inexistant, et passait notamment au travers de sa production artistique, considérable par sa diversité que par sa qualité.

 

Parmi cette production artistique, la science-fiction tient une place tout à fait honorable. Malgré des connaissances scientifiques parfois un peu datées, la science-fiction soviétique, différente de celle à laquelle nous sommes habitués, est souvent remarquable. Il s’agit d’un genre sérieux, non d’un simple divertissement. Quel genre, en effet, convient mieux pour envisager l’avenir, ses opportunités comme ses menaces ? La science-fiction soviétique représente un très vaste sujet. Il faudrait prendre en compte un corpus considérable d’œuvres littéraires et cinématographiques, utopiques, dystopiques, ou post-apocalyptiques. Pour le présent article, nous nous limiterons à un échantillon de trois œuvres, particulièrement intéressantes et répondant à des préoccupations qui n’ont rien perdu de leur actualité : deux livres (traduits en français), et un film.

 

Anticipation du communisme

 



Le socialisme n’est, selon les fondateurs du marxisme, pas un mode de production ayant en lui-même sa propre fin, mais une phase de transition entre le capitalisme, dernière forme d’organisation de la société basée sur la division en classes, et le communisme, sortie de l’humanité de sa préhistoire, et saut du règne de la nécessité vers celui de la liberté. Mais il s’agit aussi d’une perspective assez lointaine, surtout pour des pays socialistes, qui n’étaient guère des pays développés avant la révolution. Il est vrai que le PCUS sous la direction de Khrouchtchev s’est lancé dans la « construction du communisme à large échelle » (promis pour dans vingt ans par Khrouchtchev), mais c’était visiblement prématuré. A l’inverse d’une telle fuite en avant, le Parti communiste chinois a théorisé (sous Deng Xiaoping) la théorie de la « phase primaire du socialisme », qui peut durer longtemps, très longtemps. Il est vrai aussi que les considérations des classiques du marxisme sur le communisme sont assez sommaires, et plutôt abstraites. Au point qu’un penseur communiste, trop tôt parti il y a quelques années, Domenico Losurdo, a soutenu qu’il serait opportun de renoncer à ce qu’il considère être une survivance anarchiste au cœur du marxisme, pour se concentrer sur les problèmes plus immédiats de la construction du socialisme. Mais, dans ce cas, selon quel critère évaluer la marche du socialisme, comment savoir si on va dans la bonne direction ? La question est importante. Dans le cas de l’ « économie de marché à orientation socialiste », on peut légitimement se demander si la différence d’avec le capitalisme est si radicale, et si son développement va dans la bonne direction. Certes, « L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir » (Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique). Alors comment faire pour se poser des problèmes qu’il est important de se poser, mais dont les conditions pour les résoudre n’existent pas encore ? Une des façons pour le faire est la science-fiction.

 

C’est une question que s’est posé Ivan Efremov (1908-1972), écrivain soviétique, paléontologue, biologiste et philosophe ; et à laquelle il a tenté de donner une réponse dans son roman, naguère célèbre, La Nébuleuse d’Andromède (nom qu’on donnait alors à la galaxie d’Andromède), paru en 1957. La Nébuleuse d’Andromède est un roman utopique, dont les événements se déroulent plus de mille ans après la fin de notre époque du capitalisme finissant – et que les humains de ce temps futur appellent l’Ere du monde désuni –, à l’Ere du Grand anneau, une ère où le communisme est établi depuis longtemps sur la Terre, une ère de voyages spatiaux et de contacts avec des civilisations aliens. Le Grand anneau étant un réseau d’échange d’informations entre civilisations qui sont parvenues à un niveau technique suffisant pour cela, et qui ont dépassé le stade préhistorique de la division de la société en classes.

 

La trame narrative du roman repose sur deux lignes qui finissent par se croiser : l’odyssée du vaisseau terrien Tantra, sous le commandement d’Erg Noor, qui est obligé de se poser en catastrophe sur une planète orbitant autour d’une étoile de fer (n’émettant de la lumière que dans le spectre infrarouge, et donc invisible) où il découvre un mystérieux vaisseau alien (qui se révèlera originaire de la galaxie d’Andromède) ; et les aventures de Dar Veter, directeur des communications avec le Grand Anneau, qui se lasse de son travail, et part faire des fouilles archéologiques avec son amie, l’historienne Veda Kong. Il est remplacé par Mven Mas, qui, avec l’aide du physicien Ren Boz, se lance dans une expérience dangereuse (et non autorisée), pour chercher le moyen de voyager plus vite que la lumière, ce qui aura des conséquences désastreuses dans l’immédiat, mais ouvrira aussi de nouvelles perspectives…

 

Les notions scientifiques utilisées par Efremov sont parfois datées, mais peuvent aussi être visionnaires (il était, après tout, lui-même un scientifique), la terminologie n’est pas toujours celle utilisée aujourd’hui (il s’agit d’un livre publié en 1957). Mais plus que les voyages spatiaux, les civilisations aliens, la colonisation humaine d’autres planètes, et les prédictions scientifiques de l’auteur nous intéressent ici ses réflexions sur la société. L’Ere du Grand Anneau, des siècles après l’époque des partis communistes et de l’édification du socialisme, est celle du communisme établi depuis longtemps, et arrivé à maturité.

 

La société communiste est une société où la répartition à chacun selon ses besoins a mis fin à tout vestige du marché et de l’argent. La répartition selon les besoins est rendue possible, premièrement par une technologie supérieure et la standardisation des objets d’usage quotidien, et deuxièmement par un changement du rapport aux objets grâce à la transformation des rapports sociaux et à l’éducation. Les humains communistes se contentent en réalité de logements personnels modestes et d’un minimum de possessions personnelles, passent le plus clair de leur temps dehors ou dans les bâtiments publics, et préfèrent se consacrer à des intérêts plus élevés que les possessions matérielles, essentiellement les sciences et les arts. Il s’agit également d’une société sans Etat. La société communiste n’a plus besoin d’un appareil coercitif spécial, pas plus que d’un Parti (il n’y a plus besoin d’une avant-garde spéciale, puisque tous en font en quelque sorte partie). La prise de décision, pour les questions les plus importantes, se fait grâce à la démocratie directe, par le suffrage électronique. La direction quotidienne est assurée par une série de conseils spécialisés (de l’économie, de l’astronavigation, etc.), dont aucun n’est l’organe suprême (chacun pouvant l’être selon la question traitée), et qui s’appuient sur des académies. Cette structure est sensée être inspirée du fonctionnement du cerveau humain. L’humanité forme un tout, ne se divise plus en nations particulières, et utilise une seule langue planétaire.

 

La société communiste est également, bien entendu, une société durable, car usant parcimonieusement des ressources naturelles, développant des techniques novatrices pour les utiliser le plus rationnellement possible. Efremov accorde même une importance toute particulière à la question écologique. C’est peut-être sur ce point toutefois que son utopie a le plus vieilli : il envisage une modification du climat par la géo-ingénierie pour rendre tempérées les régions froides (sans se douter de l’impact que cela aurait sur la totalité du climat mondial), et une adaptation de la biosphère aux besoins de l’humanité. Mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un livre publié en 1957, et que la climatologie était alors embryonnaire. Efremov, en revanche, se révèle un auteur anti-nucléaire, à une époque où cela n’allait pas de soi : le roman commence par une mission de reconnaissance de la Tantra qui découvre qu’une civilisation, ayant cessé d’émettre sur le Grand Anneau, est disparue irradiée suite à des expériences inconsidérées de fission nucléaire (proscrite sur Terre, et déconseillée sur le Grand Anneau). La société communiste utilise également principalement des transports publics, et les voitures individuelles d’autrefois y sont considérées comme fondamentalement irrationnelles dans leur principe.

 

Efremov s’est également attaché à décrire l’ « homme nouveau », devenu réalité. L’individu communiste vit près de 170 ans en bonne santé (grâce aux progrès de la médecine), bénéficie d’une formation complète et étendue. Il s’agit d’un individu nomade, qui déménage volontiers et souvent, d’un individu polyvalent, qui change plusieurs fois de profession dans sa vie, d’un individu volontaire et aventureux, prêt à prendre des risques élevés pour le progrès de la science (le vol spatial, par exemple, est dangereux). Il s’agit enfin d’un individu franc et honnête, usant du langage de façon parcimonieuse, directe et claire, et d’un individu vivant des rapports harmonieux avec lui-même, la nature et les autres. Ce résultat est atteint par le changement des structures sociales, mais aussi par une éducation scientifique et entièrement collectivisée des enfants, bien que ceux-ci aient des relations proches malgré tout avec leurs parents (naturellement, c’est une thèse qui est contestable). Il s’agit d’un individu végétarien, mais pas vegan, (pas encore à l’époque de La Nébuleuse d’Andromède, mais dans celle décrite dans l’Heure du taureau), grâce à la production artificielle de protéines animales, car un être vraiment civilisé ne peut tuer des êtres sensibles sans nécessité. Il s’agit surtout d’un individu unique : une société communiste véritable l’est si elle a pour suprême valeur non seulement le bien commun, mais celui de chaque individu, qui ne saurait être un simple rouage du mécanisme social.

 

Par contre, la société communiste, du moins au stade de l’Ere du Grand Anneau, n’est pas exempte de toute contradiction. A commencer par la contradiction entre l’individu et la société – comme dans le cas de Mven Mas, qui, pour satisfaire sa soif de savoir, enfreint les règles et prend des risques inconsidérés, qui se solderont par la perte d’une station orbitale, et la mort de son personnel. C’est une société qui n’est pas exempte non plus d’éléments asociaux, qui pour une raison ou une autre ne s’y intègrent pas. Ceux-ci sont envoyés sur l’Ile de l’oubli, enclave pré-communiste, où ils se livrent à une agriculture techniquement retardataire (la société communiste planétaire les ravitaille car leur production ne suffit pas à leurs besoins). Bien qu’il n’y ait théoriquement plus d’appareil coercitif particulier, la société communiste dispose tout de même d’un « bataillon sanitaire », chargé de lutter contre les formes de vie malveillantes (des animaux prédateurs) et d’empêcher les abus, où l’instauration d’un pouvoir oppressif, sur l’Ile de l’oubli. On peut remarquer que les individus les plus remarquables s’y révèlent parfois ceux qui bravent les règles communes, et que Dar Veter éprouve, lors d’une excursion dans les steppes de ce qui fut autrefois la Russie, une sorte de nostalgie pour la vie de ses lointains ancêtres…Surtout, la société communiste n’est pas la fin de l’histoire, mais seulement celle de la préhistoire de l’humanité. L’Ere du monde désuni laissa la place à l’Ere du travail commun, puis à celle du Grand Anneau, puis celle des Mains qui se retrouvent, puis sans doute à une autre encore…Les civilisations des mondes du noyau galactique, très anciennes, sont à ce point plus avancées que leurs messages sur le Grand Anneau se révèlent incompréhensibles aux Terriens, tellement leur logique est devenue autre. L’histoire n’est donc jamais terminée.

 

Il est difficile de dire si l’avenir ressemblera un jour à celui imaginé par Ivan Efremov dans La Nébuleuse d’Andromède. Certaines de ses affirmations sont datées, d’autres sont contestables. Et il semble en effet quelque peu utopique de penser qu’un jour l’humanité sera entièrement composée d’artistes et de savants. Mais il a en tout cas eu le grand mérite de donner chair aux considérations quelques peu sommaires et abstraites de Marx et d’Engels sur le communisme, et ce, avec une grande profondeur. A notre époque, où on envisage plus facilement la fin de l’humanité que la fin du capitalisme – et c’est pour cette raison que la science-fiction d’aujourd’hui, du moins la science-fiction sérieuse, est très souvent post-apocalyptique, souvent dystopique, et généralement pessimiste –, La Nébuleuse d’Andromède est indiscutablement une lecture stimulante et salutaire. Car, non, l’avenir n’est pas voué à être sombre.

 

L’Heure du taureau : une dystopie soviétique

 




Mais l’avenir n’est pas seulement plein de promesses, mais aussi lourd de menaces. Ivan Efremov, pour ce qui le concerne faisait des perspectives de l’avenir proche une évaluation autrement plus pessimiste que la direction du PCUS. C’est pourquoi, il jugea utile de donner une suite à La Nébuleuse d’Andromède : L’Heure du taureau, qui, à l’utopie de la Terre communiste du futur, oppose la société dystopique de la planète Tormans. Il ne s’agit pas d’une dystopie banale, mais d’un roman philosophique, profond et complexe, qui est considéré comme le chef-d’œuvre d’Efremov.

 

Les événements décrits par le roman se déroulent 130 ans après ceux de La Nébuleuse d’Andromède. On a changé d’ère : l’expérience de Mven Mas et Ren Boz se révéla malgré tout utile, et permit la découvert de ce qu’on y appellerait dans une terminologie plus usuelle aujourd’hui le vol hyperspatial. L’humanité n’est désormais plus limitée par l’immensité du cosmos, et peut enfin entrer en contact direct – et non différé parfois de plusieurs siècles, le temps que les émissions arrivent sur le Grand Anneau – avec des civilisations éloignées, comme Mven Mas en rêvait. On découvre alors que plusieurs vaisseaux spatiaux qui avaient fui la Terre pour échapper au cauchemar qu’était la fin de l’Ere du monde unifié, avaient atteint leur destination, en passant par un trou de ver : une planète extrêmement éloignée, qui s’est révélée propice à la vie, et où ils ont pu s’établir. Toutefois, le message capté par le Grand Anneau décrivait cette planète comme particulièrement sinistre et morne. C’est pourquoi elle fut baptisée Tormans, la planète de la souffrance. Le Conseil d’astronavigation de la Terre décida donc d’envoyer un astronef pour apprendre ce qu’il est advenu de ces congénères depuis trop longtemps perdus, et éventuellement de les aider. La dynamique du roman ne repose pas simplement sur la description du monde dystopique de Tormans – comme c’est généralement le cas dans les dystopies – mais par la confrontation, l’échange d’idées, et les difficultés du dialogues entre les natifs de la Terre communiste et les Tormansiens ; une confrontation entre deux modèles de société antagoniques.

 

S’il y a malgré tout un point commun entre la Terre communiste et Tormans, c’est l’absence de division en nations, et une seule langue planétaire ; et bien sûr le fait d’avoir les mêmes ancêtres, ce qui implique beaucoup de références culturelles communes, malgré deux mille ans de séparation. Mais là s’arrêtent les ressemblances : Tormans étouffe sous un régime oligarchique. L’unité planétaire n’est pas le produit de l’amitié entre les peuples qui ont librement fusionné en une seule famille, mais repose sur le joug impitoyable, fonsé sur la terreur et un régime totalitaire, d’un gouvernement mondial (né d’une guerre remportée par les oligarques de l’hémisphère nord sur ceux de l’hémisphère sud). La société tormansienne est une société clairement hiérarchisée en trois classes : en-dessous les « kjis » (travailleurs manuels, qui ne reçoivent qu’une éducation sommaire, durement exploités, et contraints au « devoir social » d’être euthanasiés dans le temple de la « mort clémente » à l’âge de 25 ans), mieux lotis les « djis » (travailleurs intellectuels ou de la culture, éduqués et ayant le droit de mourir de vieillesse), et au sommet les « porte-serpents » (élite dirigeante, bénéficiant de privilèges considérables). Les enfants sont assignés comme « kji » ou « dji » selon les aptitudes qu’ils démontrent à l’école primaire. En revanche, l’appartenance à la caste dirigeante semble être héréditaire. A mentionner à part, les « mauves » (police politique), et les « offenseurs » (marginaux vivant dans les ruines des villes abandonnées, et haïssant tous les autres). Cette pyramide à trois étages est coiffée par le Conseil des quatre, le gouvernement oligarchique, dont le président est le dirigeant suprême et omnipotent. A l’époque des événements décrits dans L’Heure du taureau, le poste est occupé par Tchoïo Tchagass.

 

Etrange dystopie à vrai dire, qui semble renvoyer dos à dos le « faux socialisme de fourmis » maoïste et le capitalisme de gangsters, variante américaine du capitalisme monopoliste d’Etat. Les deux systèmes sont sensés avoir en commun le fait d’être oligarchiques, et de nier la dignité de la personne, ne considérant l’individu que comme un rouage du mécanisme social, dont la vie n’a guère de valeur, et qui est aisément sacrifiable au nom d’un objectif supérieur, ou même minable. Les ancêtres des Tormansiens semblent être des Anglo-saxons et des Chinois, et les allusions aux USA comme à la Chine de Mao sont nombreuses. La Russie est qualifiée de seul pays qui à la fin de l’Ere du monde désuni (les pays socialistes d’Europe de l’Est sont probablement implicitement inclus) qui sut, comme sur le fil du rasoir, emprunter la voie étroite entre les deux écueils jumeaux du capitalisme monopoliste d’Etat et du faux socialisme de fourmis. L’équipage de la Flamme obscure (l’astronef terrien) ne parvient pas à se mettre d’accord quant au fait de quel régime est issue la société tormansienne : un faux socialisme dégénéré, ou un capitalisme monopoliste d’Etat poussé jusqu’au bout de ses tendances (qu’il ne peut atteindre de nos jours sur Terre en l’absence d’un seul Etat mondial). D’ailleurs Efremov n’est pas très explicite sur le mode de production en vigueur sur Tormans : on sait qu’il s’agit d’une économie marchande, où l’argent à cours, et d’une société oligarchique ; mais les entreprises y sont elles toutes étatiques, partiellement étatiques et partiellement privées ? Pourquoi ce renvoi dos à dos ? C’est sans doute injuste pour la Chine maoïste, dont l’histoire, malgré ses pages tragiques, ne mérite pas d’être réduite à un envers collectiviste du capitalisme monopoliste d’Etat. De la Chine d’ailleurs, Efremov ne pouvait avoir une connaissance directe, et ne la pouvait connaître qu’au travers de publications soviétiques, peu objectives depuis la rupture sino-soviétique. En tout cas, une chose est sûre : ce profond roman philosophique ne saurait en aucun cas être un pamphlet antichinois de circonstance, fût-ce à titre partiel. Il doit y avoir des raisons plus profondes. Nous y reviendrons.

 

Si le mode de production régnant sur Tormans n’est pas entièrement clair – ce n’est visiblement pas la question qui intéresse le plus Efremov – de nombreux traits caractérisant sa société le sont beaucoup plus, et n’ont hélas rien de dépaysant pour nous, qui vivons sous le capitalisme finissant. Tormans, tout d’abord, est une planète à l’environnement dévasté : ressources naturelles pratiquement épuisées, biosphère massacrée, déforestation et désertification, pollution. Il s’agit également d’une planète touchée par l’effet de serre du fait d’une concentration anormalement élevée de CO2 dans l’atmosphère suite à un développement industriel incontrôlé. Mais de cet effet de serre, Efremov n’en fait rien. Tout juste il mentionne que le désastre a été empêché par le manque d’hydrocarbures sur Tormans. En 1970, la climatologie était tout juste émergente. Le développement industriel à outrance et la surpopulation autrefois sur Tormans ont mené à ce désastre environnemental, et au « Siècle de la famine et des meurtres ». L’instauration d’une dictature oligarchique planétaire eut pour conséquence de geler la société de classe, concentrant les rares ressources restantes aux mains de l’élite, au prix d’une dégradation des conditions de vie de la population, s’entassant dans des villes surpeuplées, bruyantes et insalubres, alimentée de nourriture frelatée, disposant de services publics défaillants, mal éduquée et mal soignée. L’institution de la « mort clémente » fut le « remède » trouvée par l’oligarchie à la surpopulation. L’idée d’une mort précoce à 25 ans peut sembler parfaitement saugrenue, mais c’est un aspect inévitable de toute dystopie de pousser les tendances dangereuses jusqu’à leur limite logique, ce qui conduit fatalement à l’exagération. Mais quand on pense que des éditocrates néolibéraux n’hésitent pas à dire que l’allongement de l’espérance de vie (pour les classes populaires, pas pour eux, est-il sous-entendu) n’est pas une bonne chose (vous comprenez, les vieux coûtent cher, s’ils faut en plus leur verser une retraite)…

 

Ce gel du développement naturel de la société, empêchée de passer au socialisme, puis au communisme, alors qu’elle a atteint la base matérielle nécessaire pour cela, son maintien forcé au stade archaïque de la division on classes, a des résultats dévastateurs sur les relations sociales et la morale. L’oligarchie règne par un mélange de terreur pure, de propagande abrutissante et mensongère (la télévision tormansienne est une sorte de BFMTV au carré, voire au cube), et division habilement entretenue entre « dji » et « kji ». La censure est omniprésente, la connaissance véridique du passé est interdite (le gouvernement fait croire que les Tormansiens viennent de mythiques « étoiles blanches », dont les oligarques sont dépositaires de la sagesse). Les travailleurs manuels et intellectuels se jalousent ou se craignent mutuellement, ce qui les rend incapables de lutter contre l’oligarchie. Le régime semble avoir brisé tout mouvement ouvrier, et les solidarités héritées du passé précapitaliste n’y existent plus. Cet état de fait, la difficulté à survivre au jour le jour sur une planète dramatiquement appauvrie, conduisent à une mentalité néolibérale poussée jusqu’au bout, sans plus aucune inhibition. Sur Tormans, l’homme est véritablement un loup pour l’homme. Ses habitants ne connaissent aucun respect mutuel, aucune entraide, sont prêts à toutes les bassesses pour atteindre leurs objectifs égoïstes. Friedrich von Hayek y aurait-il été ébranlé dans son aberrant « idéal » ?

 

C’est en réalité bien la voie que prendrait notre société, si, malgré le désastre écologique en cours, l’oligarchie capitaliste parvient à maintenir sa domination jusqu’au bout, du moins jusqu’à ce le changement climatique conduise à l’effondrement de cette société. Mais, nous l’avions dit, la véritable dynamique du roman est constituée moins par la description de la société tormansienne, que par la confrontation entre les Terriens, enfants de la société communiste, et les Tormansiens, de divers milieux sociaux. Une confrontation principalement verbale. Dans L’Heure du taureau, une très grande place est consacrée aux dialogues philosophiques, des Terriens entre eux au début, et surtout des Terriens avec les natifs de Tormans : joutes verbales entre Fay Rodis, cheffe de l’expédition, et Tchoïo Tchagass ; débats publics d’autres membres de l’équipage avec les savants locaux ; discussions avec des représentants de tous les milieux sociaux de la planète. Les savants de Tormans, limités par leurs vues étroites et leur logique linéaire, ont de la peine à suivre les raisonnements dialectiques de leurs collègues terriens ; et bien entendu les conceptions étriquées du dictateur, qui pourtant ne manque ni de profondeur ni d’intelligence, ne font pas le poids face aux idées élevée de Fay Rodis. Ces dialogues sont profonds et complexes, bien plus que ceux de La Nébuleuse d’Andromède. On peut dire qu’Ivan Efremov a bien réussi à rendre la caractère supérieur de la pensée des enfants d’une société communiste avancée, si bien qu’elle n’est pas toujours évidente à suivre pour quelqu’un ayant grandi sous le capitalisme, fût-il un militant communiste. Il convient de dire aussi que ces échanges ne sont pas toujours très simples à comprendre, car les propos des Terriens ne sont pas toujours univoques, et dérivent parfois en formules abstraites et énigmatiques, là où on attendrait des considérations pratiques et concrètes. Cette ambiguïté est certainement voulue. Remarquons que le marxisme n’est pas la seule pensée sur laquelle s’appuie Ivan Efremov, mais qu’il puise également dans d’antiques sagesses orientales, dont le manichéisme, le bouddhisme probablement, sans que tout soit clairement explicité, ce qui ne facilite pas la tâche d’un lecteur qui n’est pas versé dans ces traditions. Des considérations mystiques ne sont pas absentes, bien qu’elles soient adaptées à une spiritualité laïque et matérialiste. C’est de telles traditions sans doute qu’Efremov doit dériver d’assez singulières affirmations : les Terriens de l’ère communiste, grâce à leur éducation scientifique et supérieure, développent des capacités quasi-surnaturelles, comme l’hypnose (allant jusqu’au contrôle mental de groupes entiers), maîtrise de leur propre rythme cardiaque (jusqu’à la capacité d’arrêter leur cœur)…ce ne semble ni très marxiste, ni même très plausible.

 

Mais la confrontation avec les locaux ne se limite pas aux controverses philosophiques. Fidèles à leur mission d’aider si possible leurs congénères, les membres de l’équipage de la Flamme obscure parviennent bien à rentrer en contact à la Résistance (les Anges gris), à leur donner un but et une stratégie. Sur ce point, Efremov est plus orthodoxe : ni un dictateur éclairé, ni un changement d’élites à la tête du régime, ni la terreur, ne serviraient à rien ; la voie passe par une révolution populaire pour renverser l’oligarchie. La voie pour la révolution passe par l’union de tous les travailleurs, manuels et intellectuels, et la construction d’un nouveau système, fondé sur le bien commun, la vérité, la dinité inaliénable de chaque personne. Fay Rodis insiste particulièrement sur l’importance de l’éducation, de l’idéologie, plutôt que de la seule recherche de la prospérité matérielle, et sur le caractère inacceptable de moyens inhumains pour mettre fin à l’inhumanité – critique implicite des abus de l’époque stalinienne ? – qui ne permettraient pas d’atteindre le but, et risqueraient de mener au remplacement d’une dictature oligarchique par une autre. A la fin, une partie de l’équipage périt, une autre parvient à retourner sur Terre, un seul reste sur place pour aider la Résistance. Leur mission n’aura pas été vaine. 130 ans plus tard, on apprend sur Terre que les habitants de Tormans ont entre temps renversé leur oligarchie, se sont engagés dans la construction du socialisme, voyagent désormais dans l’espace et ont rejoint le Grand Anneau.

 

Curieusement, Efremov semble, malgré son anticipation vivante du futur communiste, pessimiste pour l’avenir proche. Dans son roman, où la préhistoire de l’humanité d’avant le communisme est déjà lointaine, la transition au communisme n’apparaît pas comme ayant découlé du développement rapide des pays socialistes et du passage des pays capitalistes au socialisme, suite à une révolution, violente ou pacifique selon le cas, comme l’envisageait le Parti. L’Ere du monde désuni aurait fini par un cataclysme effroyable : catastrophe écologique, bien pire que celle que nous connaissons déjà – pollution extrême, villes entières abandonnées, désertification et déforestation à large échelle, épuisement des ressources naturelles, anéantissement de la biodiversité – et, semble-t-il, bien que ce ne soit pas très explicite, Troisième Guerre mondiale. Ce n’est qu’après la catastrophe que les survivants décidèrent de rompre avec un passé cauchemardesque, et de s’engager dans la construction d’une société nouvelle, ouvrant ainsi l’Ere du travail commun. A l’époque où se passent les événements de l’Heure du taureau, les historiens doivent compter sur les fouilles archéologiques pour essayer de reconstituer les événements du passé, et leur principale référence en matière de chronologie de l’Ere du monde désuni sont les annales d’un monastère bouddhiste en Mongolie, miraculeusement préservé grâce à son isolement de la catastrophe. C’est dire l’ampleur de la tragédie survenue. On peut comprendre dès lors le scepticisme de Tchoïo Tchagass face aux films apportés par les Terriens montrant leur planète comme un paradis communiste. Il n’est en effet pas du tout sûr qu’une civilisation humaine parvienne ne serait-ce qu’à survivre face à une catastrophe pareille. On peut estimer qu’Ivan Efremov a eu la lucidité de bien voir des tendances dangereuses à l’œuvre à la fin des années 60, lucidité qui a probablement manqué à la direction du PCUS, qui faisait une analyse exagérément optimiste de la situation. C’est du fait de ce pessimisme sans doute que l’évocation du passé de la Terre à la fin de l’Ere du monde désuni se fait plus sombre que dans La Nébuleuse d’Andromède, en tout cas plus explicite, et même le tableau de la société communiste prend parfois des teintes inquiétant (insistance sur des mécanisme de sauvegarde stricte dans l’éducation et une forme de contrôle social, car le risque de retomber dans les travers du passé demeure élevé). Mais, pour nous qui vivons ce qui ressemble bien à un début de la fin de l’Ere du monde désuni, il s’agit d’un avertissement salutaire. Il n’est pas encore trop tard pour empêcher la catastrophe.

 

L’Heure du taureau, à ce qu’il semble, ne plut pas à la censure. Le journal La jeune garde fut critiqué, notamment pour avoir publié ce roman, qui ne fut plus réédité jusqu’à la fin des années 80, discrètement retiré des bibliothèques et passé sous silence. Les raisons de cette censure ne furent jamais vraiment étayées publiquement. Efremov ne fut jamais inquiété, et resta un écrivain important et une personnalité publique de premier plan jusqu’à la fin de ses jours. Il semblerait que l’Heure du taureau ait pu avoir été considéré comme une critique indirecte du socialisme soviétique (que la critique du « pseudo-socialisme de fourmis maoïste » dissimulerait). Efremov écrivit une lettre à P. N. Demitchev, secrétaire du CC du PCUS pour protester contre une telle interprétation. Demitchev le reçut cordialement, lui suggéra quelques modifications, et lui demanda de lui envoyer les manuscrits de ses futures œuvres. Demitchev aurait dit, ce qui n’est pas clairement confirmé, que si on avait lu attentivement Efremov au lieu de le censurer, des grandes catastrophes auraient pu être évitées. S’il avait bien dit cela, on peut penser que le camarade Demitchev n’avait pas tort. L’intervention de la censure était en l’occurrence particulièrement mal inspirée. Seule une interprétation paranoïaque, et idiote, pourrait amener à penser que la société tormansienne puisse être une caricature du socialisme soviétique. A moins de trouver des rapprochements superficiels, mais à ce prix on peut faire de n’importe quoi l’image de n’importe quoi…

 

Le roman est, nous l’avons dit, complexe, devant être interprété sur plusieurs niveaux, et ne puisant pas seulement dans la pensée marxiste, mais aussi dans des idées potentiellement hétérodoxes. C’est peut-être cette complexité qui a égaré les censeurs, à moins que ce ne fût la place prise par la critique du « faux socialisme de fourmi maoïste » (pourtant presque un lieu commun après la rupture sino-soviétique en URSS). Nous l’avons dit, cette critique ne peut être de la propagande antichinoise de circonstance. Il semble certain qu’Ivan Efremov ait voulu dénoncer des tendances négatives qui affectaient le socialisme à cette époque, et dont il avait bien compris qu’elles étaient susceptibles de s’aggraver : la négligence de la dignité inaliénable de chaque personne, susceptible d’être sacrifiée au bien de la société (problème qui a pu exister, surtout au début, suite aux difficultés extrêmes auxquelles la jeune URSS dut faire face), recherche exclusive du bien-être matériel, au détriment du développement des consciences et de l’idéologie (c’est une erreur qui eut cours dès Khrouchtchev, et son absurde programme de rattraper et dépasser les USA, qui de ce fait devenaient un modèle, cela du seul point de vue de la production de marchandises). C’est par cette erreur que le philosophe marxiste polonais Tadeusz Jaroszewski expliqua les troubles survenus en Pologne dès les années 80 : le Parti avait à tort pensé qu’il suffisait de transformer la base économique pour que les consciences changent ; au final, il ne parvint ni à satisfaire les aspirations matérielles du peuple, ni d’obtenir sa conviction. Cette critique est incontestablement juste : le socialisme ne peut pas se fixer comme principal but la production maximale de biens matériels ; d’une part il n’est pas supérieur au capitalisme sur ce plan, d’autre part c’est favoriser une conscience mercantile, terreau fertile pour le rétablissement du capitalisme. Les censeurs n’ont guère dû goûter non plus la critique d’une société autoritaire et fermée, craignant le contact de sa population avec l’extérieur (ce qui pouvait passer pour une critique du soi-disant « rideau de fer »). Mais cette politique était née des contraintes de la Guerre froide. On ne peut pas soupçonner Efremov de la mettre sur le même plan que celle du Conseil des quatre. Quoiqu’une politique de fermeture et de méfiance excessive envers l’Occident capitaliste fut globalement une erreur : elle rendit l’Occident désirable, lui donna comme une aura de paradis interdit, ce qui aurait moins été le cas s’il avait été mieux connu à l’Est. Les censeurs ont dû encore moins goûter l’insistance sur l’interdiction absolue pour tout gouvernement de cacher la connaissance à son peuple (règle intangible du Grand Anneau), et donc…l’inadmissibilité même de la censure.

 

Remarquons que par ces aspects « subversifs », L’Heure du taureau remonte à une longue tradition du roman philosophique et critique, remontant jusque sous l’Empire : il est plus facile d’exposer des idées potentiellement subversives sous forme littéraires, parce que c’est moins explicite, donc plus facilement toléré par la censure. Quant à nous, nous pensons qu’une société socialiste devrait autoriser une certaine liberté de discussion sur le socialisme, ses finalités et ses perspectives : évolue-t-il dans le bon sens ou non ? En direction du communisme, ou à l’inverse prend-on le mauvais chemin ? Si Efremov avait été attentivement lu plutôt que censuré, peut-être de grandes catastrophes auraient été évitées, aurait dit le camarade Demitchev. Si seulement une interprétation malveillante peut déceler dans la société de Tormans une caricature du socialisme soviétique des années 60, elle ressemble en revanche trait pour trait à la dictature oligarchique qu’est la Russie de Poutine, établie par d’anciens dirigeants communistes qui trahirent le socialisme pour devenir oligarques. Efremov avait donc raison dans sa critique du « faux socialisme de fourmis » : une dégénérescence du socialisme en oligarchie est malheureusement possible si ses finalités sont perdues de vue. C’est une menace qu’il convient d’éviter. Cela rend pertinent aussi son insistance sur les « mécanisme de sauvegarde » très stricts que la société communiste (après plus de 1000 ans d’évolution !), car un retour aux vieux travers est toujours possible – insistance qui rompt avec le ton plus désinvolte de La Nébuleuse d’Andromède, où la transgression individuelle semblait presque valorisée d’une certaine façon. A partir de Khrouchtchev, le PCUS a adopté la thèse optimiste que les acquis du socialisme en URSS sont irréversibles. On sait ce qu’il en est advenu. Efremov visiblement a pensé utile d’opposer à cet optimisme mal inspiré la thèse inverse (probablement extrême) : aucun progrès n’est jamais irréversible, si on n’y prend pas garde. Dans tous les cas, il s’agit d’un livre à lire absolument.

 

« Collapsologie » soviétique

 




Une civilisation au bord de l’effondrement après avoir ravagé la nature de sa planète par un développement industriel à outrance…On penserait spontanément qu’il s’agit de la trame narrative d’une œuvre post-apocalyptique récente, produit de notre temps où l’urgence climatique rend ce thème incontournable. Mais nous faisons ici référence au scénario de A travers les ronces vers les étoiles, un film soviétique sorti en 1980 – disponible sur youtube, mais seulement en russe, sans sous-titres –, preuve que le thème est plus ancien qu’on ne le pense parfois.

 

L’histoire se passe dans le futur, à l’ère des voyages spatiaux. On comprend que sur Terre règne le communisme. C’est la seconde partie du film qui nous intéresse : un vaisseau spatial terrien, appartenant à une sorte de service de pompiers de l’espace, est envoyé pour répondre à un appel à l’aide émanant de la planète Dessa. Restée capitaliste, Dessa l’a payé d’une catastrophe écologique sans retour : épuisement des ressources naturelles, pollution, disparition de pratiquement toute vie sur terre et dans les eaux (à part quelques animaux mutants), réchauffement climatique (les derniers habitants ont été forcés de se réfugier aux pôles, seuls restés suffisamment tempérés pour être vivables). Le ciel de Dessa est enveloppé de nuages toxiques, sa terre est arrosée par des pluies acides, baignée par des mers empoisonnées. Les habitants ne peuvent sortir de leurs abris souterrains qu’en portant un masque à gaz, et la moitié d’entre eux portent dans leur chair des stigmates causés par la pollution. L’astronef terrien détient des technologies futuristes qui peuvent dépolluer Dessa et la rendre de nouveau propice à la vie. Sauf que ce n’est pas du goût du monopoliste Tourantchoks, dont les usines polluent la planète toujours un peu plus, et dont le business, à base de masques à gaz, d’eau purifiée et de nourriture de synthèse, deviendrait caduque si les Terriens devaient réussir.

 

On découvre que ce conflit d’intérêt se reflète dans un assez singulier débat à Dessa, très similaire à celui qu’on connaît aujourd’hui, malgré l’ampleur de la catastrophe écologique sur cette planète. Ainsi, on assiste à une conversation sur l’astronef terrien volant au secours de Dessa, entre l’équipage, et les deux ambassadeurs, Kagan et Torki. Kagan, à la tête d’un nouveau gouvernement qui a renversé le précédent, contrôlé par Tourantchoks (qui, grâce à son pouvoir économique, garde en réalité le pouvoir tout court), a été à l’initiative d’appeler les Terriens à l’aide, et est prêt à des changements radicaux pour sauver une planète dévastée, et pour cela à aller à l’encontre des intérêts privés de ceux qui s’enrichissent sur ce désastre. Torki en revanche, sorte de Philippe Nantermod alien, s’interroge sur à quoi bon tenter d’empêcher le cours fatal des événements – le libéralisme en effet, sous ses faux airs de foi inconditionnelle en la liberté, prône en réalité une soumission aux forces impersonnelles du marché et nie les capacités de l’intelligence humaine à maîtriser les processus sociaux – et se montre sceptique face aux possibilités de sauver l’environnement de Dessa, avec des arguments qu’on reconnaît bien : ce serait trop compliqué, des gens pourraient perdre le peu qu’il leur reste, et puis, vous comprenez, l’ « économie »…On ne sera pas surpris d’apprendre qu’il n’est qu’un homme de main à la solde de Tourantchoks. Bien entendu, le film se termine bien : le complot de Tourantchoks échoue, et Dessa retrouve ciel bleu et verdure.

 

Les images de Dessa furent tournées aux alentours d’une usine pétrochimique abandonnée, en zone désertique d’Asie centrale. Avec le filtre adéquat, on obtient une ambiance postapocalyptique à souhait. Le scénariste avait voulu, au lieu d’achever le film par le mot « fin », conclure en lieu et place par la phrase « Toutes les images de la planète morte Dessa furent tournées aujourd’hui sur la Terre », mais les producteurs n’ont pas osé. Cela aurait en effet impliqué d’admettre de façon peut-être un peu trop explicite les dégâts à l’environnement déjà réels au pays du socialisme. Il ne faudrait pourtant pas en inférer qu’il n’y avait pas de prise de conscience des problèmes environnementaux – la pollution essentiellement, la désertification, mais aussi de plus en plus, dès les années 70, le changement climatique – ni de débat à ce sujet, des sommets du Parti et de l’Etat, jusque dans la société, la littérature, et le cinéma. L’URSS ne fut pas toujours exemplaire en matière d’écologie, mais tout au moins plus consciente du problème et plus tôt que les pays capitalistes, et faisant des efforts plus précoces, plus ambitieux et plus sincères pour trouver la voie d’une coexistence harmonieuse de l’être humain avec son environnement naturel.

 

A travers les ronces vers les étoiles constitue en tout cas un avertissement très clair, et très actuel, bien que tourné en 1980 déjà. A moins d’espérer un sauvetage inespéré par des aliens bienveillants – hypothèse que des posadistes pourraient soutenir, mais qui est très peu probable – c’est à nous de faire en sorte que notre planète évite de la destin de Dessa, ce qui implique d’empêcher de nuire nos propres Tourantchoks aussi vite que possible.