06 février 2017

« On ne va pas dans le mur, on y est déjà »



Ce sont des mots prononcé par Paul Sautebin, agriculteur jurassien installé à la Ferrière près de la Chaux-de-Fonds, dans le documentaire Jura : enracinés à leur terre du cinéaste genevois Daniel Künzi, tourné entre 2015 et 2016.

Daniel Künzi y suit les travaux et les jours de trois familles de paysans jurassiens : Paul Sautebin et sa femme Isabelle, mais aussi Christine et Clément Willemin Gerber, et que leurs quatre filles, producteurs de lait pour le fromage Tête de moine, à Fornet, et Walter Hofstettler, ancien enfant placé qui n’a jamais connu sa mère, actuellement vieil apiculteur aux Bois, pas loin du Doubs. Tous des paysans bio, qui refusent l’agriculture industrielle, et qui essayent de maintenir leur exploitation envers et contre toutes, face au forces destructrices du marché, un soutien ambigu de la Confédération, soumis aux aléas de la politique parlementaire, à une libéralisation mortifère, à la fin des quotas laitiers, aux dégâts causés par les changements climatiques et par l’infiltration des pesticides et des insecticides dans l’environnement, aux duretés de la vie de paysan, aux maladies professionnelles enfin – comme le « poumon du paysan », maladie allergique causée par la respiration de poussières de foin ou d’écurie.

Les ravages du « libre » marché

En plus d’être un très beau film, Jura : enracinés à leur terre est aussi, pas seulement un film sur le Jura, ou un film sur le bio, surtout pas un film nostalgique du « bon vieux temps », mais avant tout un excellent film militant, qui n’est pas sans évoquer le film Demain, pour celles et ceux qui l’ont vu, et qui dénonce ce que combat également le Parti du Travail : les ravages du capitalisme, du « libre » marché.

En effet, le discours officiel se plaît à donner de la Suisse une image idyllique – comme un pays dont la production agricole repose sur de petites exploitations paysannes, sans comparaison possible avec les latifundia que l’on trouve sous d’autres latitudes par exemple, comme un pays de petits paysans attachés aux traditions, et qui cultivent des produits sains et de qualité, dans un environnement préservé. La réalité est naturellement un peu différente. Si la Suisse compte toujours une forte proportion de petites exploitations paysannes, bien plus que dans d’autres pays, des tendances à la concentration et à l’industrialisation de l’agriculture sont pourtant bien à l’œuvre. Ainsi plusieurs exploitations paysannes disparaissent chaque jour dans notre pays – près d’un millier par an, victimes du marché et de la libéralisation.

Les effets conjugués du marché et de la libéralisation ont pour effet de faire drastiquement baisser les prix auxquels les paysans peuvent vendre leurs produits. Pas les prix que payent au final les consommateurs, c’est les différents intermédiaires qui empochent les profits au passage. Ne pouvant vivre de la vente de leurs produits, les agriculteurs dépendent pour exister des payements directs, les subventions de la Confédération. Sauf que ceux-ci fluctuent au gré des aléas de la politique parlementaire, et ont tendance à être revus à la baisse, faisant vivre les paysans dans l’insécurité économique, et la menace permanente de devoir mettre la clé sous la porte. Au final, cette politique versatile de la Confédération mène à la ruine progressive des petites exploitations, et à la concentration des terres aux mains des grandes. Ainsi que l’avait dit Daniel Künzi au Courrier : «La tactique de l’Office fédéral de l’agriculture est la promotion de grosses fermes, avec une capacité de production supérieure. Mais elles ont partout les mêmes problèmes. Il n’y a qu’à voir les rapports de Jean Ziegler à l’organisation des Nations Unies pour l’agriculture (FAO): le modèle agro-industriel est en faillite. » Du reste, dans Jura : enracinés à leur terre, on voit un fonctionnaire de l’Office fédéral de l’agriculture qui commence par vendre la vision officielle idyllique de l’agriculture suisse – la Suisse est un pays de petites exploitations, pas d’agriculture industrielle, le peuple ne voudrait pas qu’il en soit autrement – avant de devoir admettre qu’une concentration progressive a lieu, avec l’appui des autorités, même si elle est plus lente qu’ailleurs.


Dans le film on peut voir un intéressant extrait d’un meeting du SAM – Swiss agro militant, contre un projet de coupe de près de 100 millions de francs dans les subventions fédérales à l’agriculture. On peut notamment entendre un orateur dire : « on a laissé le marché libre s’installer chez nous. Ce marché crée la faim dans le monde. En effet, si la Suisse achète, par exemple de la nourriture en Allemagne, l’Allemagne va acheter de la nourriture en France, la France ensuite à l’Espagne, et par effet domino c’est un enfant qui meurt de faim en Afrique ». Paul Sautebin souligne que c’est la dérégulation du marché, le marché « libre » prôné par les libéraux, qui est source de désastres. «Depuis l’Egypte antique, l’Etat est intervenu pour assurer l’alimentation des populations en régulant les marchés agricoles », observe-t-il. La mise de l’agriculture et du commerce des produits agricoles au régime du marché « libre », capitaliste, en revanche, produit fatalement la ruine de millions de paysans, des famines, des brusques montées des prix qui condamnent des gens à mourir de faim en grand nombre…pour que quelques gros propriétaires terriens et spéculateurs puissent s’enrichir au-delà du concevable. Phénomène absurde et révoltant, tant il est vrai que les famines de jadis étaient dues à une production insuffisante, à des mauvaises récoltes, alors que le marché « libre » condamne des millions de personnes à mourir de faim, lors même que la nourriture ne manque plus désormais, et qu’il serait amplement possible, facile même, de nourrir bien plus d’habitants que ceux vivant actuellement sur terre avec les moyens actuels. On s’en souvient, aux débuts du capitalisme, l’Irlande fut décimée par une famine causée par l’exportation des denrées agricoles, que les landlords anglais trouvaient plus rentables d’exporter que de vendre sur place à un peuple irlandais miséreux et dépossédé par leur régime quasi-colonial. L’occupant britannique refusa d’intervenir, et mata la révolte dans le sang, au nom de la liberté du « libre » marché. Ce phénomène ce répète depuis sans cesse, et se répétera tant que le capitalisme existera.

Critique de l’agriculture industrielle

Le film de Daniel Künzi ne dénonce pas seulement le libéralisme, mais aussi l’agriculture industrielle, l’agriculture à grande échelle, à grands renforts de machines et de produits chimiques, qui peut être plus productive à court terme, mais au détriment de la qualité, et qui finit par détruire la terre et les écosystèmes. Le thème n’est pas « passéiste », et n’est pas non plus nouveau pour des marxistes, ou du moins ne devrait pas l’être. Citons un passage célèbre du Livre I du Capital, dont généralement on ne connaît que la dernière phrase :

« Tout progrès dans l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès  dans l’art de piller les travailleurs, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les Etats-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement, et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur ».

Il est vrai certes que cette analyse n’a pas toujours été en tête des préoccupations du mouvement communiste international. Soumise à la nécessité de moderniser rapidement son agriculture arriérée, l’URSS avait même théorisé l’industrialisation de l’agriculture, l’application de la technologie et de la chimie au travail de la terre, et la subordination de l’agriculture à l’industrie comme étant la voie de l’avenir et intrinsèquement un progrès. Il est incontestable que la modernisation de son agriculture que l’Union soviétique avait réalisée durant ses premières décennies était un progrès réel, qui avait assuré au pays un approvisionnement alimentaire sûr. Ceci dit, les pays capitalistes développés sont allés beaucoup plus loin dans la voie d’une agriculture industrielle que l’URSS ne l’avait jamais fait ni songer à faire. Et ce qu’on voit aujourd’hui suffit à douter fortement qu’industrialisation soit toujours synonyme de progrès. Il suffit de penser aux vastes latifundia américaines inondées de pesticides et produisant des OGM…

Daniel Künzi montre que c’est aussi le cas en Suisse. Les paysages de notre pays gardent certes toutes leur beauté – pas de latifundia monstrueuses, ni de serres à pertes de vue – mais si l’on y regarde de plus près, les sols sont fortement abîmés par l’abus d’engrais chimiques et de pesticides, si bien qu’on doit rajouter des intrants en grand nombre pour compenser, faute de quoi ils seraient pratiquement stériles. Sans parler de l’extinction des abeilles, provoquée par la sur-utilisation des pesticides, qui se répandent fatalement dans l’environnement, et que Walter Hofstettler constate sur l’exemple de ses propres ruches. Remarquons au passage que Cuba, qui a renoncé à l’usage des pesticides et à l’application de la chimie à l’agriculture, est un des rares endroits au monde où les abeilles se portent à merveille.

Les trois familles paysannes dont Daniel Künzi a choisi de filmer les travaux et les jours ont fait le choix d’une production à petite échelle, respectueuse de l’environnement et du sol, renonçant aux produits chimiques, et, sans se passer tout à fait de machines agricoles, faisant parfois usage de la traction animale afin de ne pas trop abîmer les sols. Une méthode qui semble donner de bons résultats. Les Willemin-Gerber ont ainsi pu revitaliser le sol de leur terrain grâce à la permaculture, en cessant d’utiliser des intrants chimiques. Une méthode qui donne aussi des rendements acceptables, ainsi que le dit Paul Sautebin «Sur moins de 10m2 de terrain, j’arrive obtenir 40 kilos de choucroute. C’est énorme. Dans le temps, cela permettait de tenir tout un hiver, avec du bon lard salé ou fumé pour les dimanches, car on ne mangeait pas de la viande tous les jours». Aussi l’avenir ne serait pas à l’agriculture industrielle, mais à la petite exploitation recourant à des méthodes respectueuse de la nature : « le sol peut donner tout ce dont on a besoin, pour autant qu’on le respecte et qu’on l’enrichit au besoin en engrais naturels pour compenser ce qu’on a prélevé ».

Dans tous les cas, Jura : enracinés à leur terre est un excellent film que nous conseillons à nos lecteurs d’aller voir. 

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