Ce sont des mots prononcé
par Paul Sautebin, agriculteur jurassien installé à la Ferrière près de la
Chaux-de-Fonds, dans le documentaire Jura :
enracinés à leur terre du cinéaste genevois Daniel Künzi, tourné entre 2015
et 2016.
Daniel Künzi y suit les travaux
et les jours de trois familles de paysans jurassiens : Paul Sautebin et sa
femme Isabelle, mais aussi Christine et Clément Willemin Gerber, et que leurs
quatre filles, producteurs de lait pour le fromage Tête de moine, à Fornet, et
Walter Hofstettler, ancien enfant placé qui n’a jamais connu sa mère,
actuellement vieil apiculteur aux Bois, pas loin du Doubs. Tous des paysans
bio, qui refusent l’agriculture industrielle, et qui essayent de maintenir leur
exploitation envers et contre toutes, face au forces destructrices du marché,
un soutien ambigu de la Confédération, soumis aux aléas de la politique
parlementaire, à une libéralisation mortifère, à la fin des quotas laitiers,
aux dégâts causés par les changements climatiques et par l’infiltration des
pesticides et des insecticides dans l’environnement, aux duretés de la vie de
paysan, aux maladies professionnelles enfin – comme le « poumon du
paysan », maladie allergique causée par la respiration de poussières de
foin ou d’écurie.
Les ravages du « libre » marché
En plus d’être un très beau
film, Jura : enracinés à leur terre
est aussi, pas seulement un film sur le Jura, ou un film sur le bio, surtout
pas un film nostalgique du « bon vieux temps », mais avant tout un
excellent film militant, qui n’est pas sans évoquer le film Demain, pour celles et ceux qui l’ont
vu, et qui dénonce ce que combat également le Parti du Travail : les
ravages du capitalisme, du « libre » marché.
En effet, le discours
officiel se plaît à donner de la Suisse une image idyllique – comme un pays
dont la production agricole repose sur de petites exploitations paysannes, sans
comparaison possible avec les latifundia
que l’on trouve sous d’autres latitudes par exemple, comme un pays de petits
paysans attachés aux traditions, et qui cultivent des produits sains et de
qualité, dans un environnement préservé. La réalité est naturellement un peu
différente. Si la Suisse compte toujours une forte proportion de petites
exploitations paysannes, bien plus que dans d’autres pays, des tendances à la
concentration et à l’industrialisation de l’agriculture sont pourtant bien à
l’œuvre. Ainsi plusieurs exploitations paysannes disparaissent chaque jour dans
notre pays – près d’un millier par an, victimes du marché et de la
libéralisation.
Les effets conjugués du
marché et de la libéralisation ont pour effet de faire drastiquement baisser
les prix auxquels les paysans peuvent vendre leurs produits. Pas les prix que
payent au final les consommateurs, c’est les différents intermédiaires qui empochent
les profits au passage. Ne pouvant vivre de la vente de leurs produits, les
agriculteurs dépendent pour exister des payements directs, les subventions de
la Confédération. Sauf que ceux-ci fluctuent au gré des aléas de la politique
parlementaire, et ont tendance à être revus à la baisse, faisant vivre les
paysans dans l’insécurité économique, et la menace permanente de devoir mettre
la clé sous la porte. Au final, cette politique versatile de la Confédération mène
à la ruine progressive des petites exploitations, et à la concentration des
terres aux mains des grandes. Ainsi que l’avait dit Daniel Künzi au Courrier : «La tactique de l’Office
fédéral de l’agriculture est la promotion de grosses fermes, avec une capacité
de production supérieure. Mais elles ont partout les mêmes problèmes. Il n’y a
qu’à voir les rapports de Jean Ziegler à l’organisation des Nations Unies pour
l’agriculture (FAO): le modèle agro-industriel est en faillite. » Du
reste, dans Jura : enracinés à leur
terre, on voit un fonctionnaire de l’Office fédéral de l’agriculture qui
commence par vendre la vision officielle idyllique de l’agriculture suisse – la
Suisse est un pays de petites exploitations, pas d’agriculture industrielle, le
peuple ne voudrait pas qu’il en soit autrement – avant de devoir admettre
qu’une concentration progressive a lieu, avec l’appui des autorités, même si
elle est plus lente qu’ailleurs.
Dans le film on peut voir un
intéressant extrait d’un meeting du SAM – Swiss
agro militant, contre un projet de coupe de près de 100 millions de francs
dans les subventions fédérales à l’agriculture. On peut notamment entendre un
orateur dire : « on a laissé le marché libre s’installer chez
nous. Ce marché crée la faim dans le monde. En effet, si la Suisse achète, par
exemple de la nourriture en Allemagne, l’Allemagne va acheter de la nourriture
en France, la France ensuite à l’Espagne, et par effet domino c’est un enfant
qui meurt de faim en Afrique ». Paul Sautebin souligne que c’est la dérégulation
du marché, le marché « libre » prôné par les libéraux, qui est source
de désastres. «Depuis l’Egypte antique, l’Etat est intervenu pour assurer l’alimentation
des populations en régulant les marchés agricoles », observe-t-il. La mise
de l’agriculture et du commerce
des produits agricoles au régime du marché « libre », capitaliste, en
revanche, produit fatalement la ruine de millions de paysans, des famines, des
brusques montées des prix qui condamnent des gens à mourir de faim en grand nombre…pour
que quelques gros propriétaires terriens et spéculateurs puissent s’enrichir
au-delà du concevable. Phénomène absurde et révoltant, tant il est vrai que les
famines de jadis étaient dues à une production insuffisante, à des mauvaises
récoltes, alors que le marché « libre » condamne des millions de
personnes à mourir de faim, lors même que la nourriture ne manque plus
désormais, et qu’il serait amplement possible, facile même, de nourrir bien
plus d’habitants que ceux vivant actuellement sur terre avec les moyens
actuels. On s’en souvient, aux débuts du capitalisme, l’Irlande fut décimée par
une famine causée par l’exportation des denrées agricoles, que les landlords
anglais trouvaient plus rentables d’exporter que de vendre sur place à un
peuple irlandais miséreux et dépossédé par leur régime quasi-colonial.
L’occupant britannique refusa d’intervenir, et mata la révolte dans le sang, au
nom de la liberté du « libre » marché. Ce phénomène ce répète depuis sans
cesse, et se répétera tant que le capitalisme existera.
Critique de l’agriculture industrielle
Le film de Daniel Künzi ne
dénonce pas seulement le libéralisme, mais aussi l’agriculture industrielle,
l’agriculture à grande échelle, à grands renforts de machines et de produits
chimiques, qui peut être plus productive à court terme, mais au détriment de la
qualité, et qui finit par détruire la terre et les écosystèmes. Le thème n’est
pas « passéiste », et n’est pas non plus nouveau pour des marxistes,
ou du moins ne devrait pas l’être. Citons un passage célèbre du Livre I du Capital, dont généralement on ne connaît
que la dernière phrase :
« Tout progrès dans
l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller les travailleurs, mais
aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de
sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la
ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple
les Etats-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de
son développement, et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que
la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès
de production sociale qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de
toute richesse : la terre et le travailleur ».
Il est vrai certes que cette
analyse n’a pas toujours été en tête des préoccupations du mouvement communiste
international. Soumise à la nécessité de moderniser rapidement son agriculture
arriérée, l’URSS avait même théorisé l’industrialisation de l’agriculture,
l’application de la technologie et de la chimie au travail de la terre, et la
subordination de l’agriculture à l’industrie comme étant la voie de l’avenir et
intrinsèquement un progrès. Il est incontestable que la modernisation de son
agriculture que l’Union soviétique avait réalisée durant ses premières
décennies était un progrès réel, qui avait assuré au pays un approvisionnement
alimentaire sûr. Ceci dit, les pays capitalistes développés sont allés beaucoup
plus loin dans la voie d’une agriculture industrielle que l’URSS ne l’avait
jamais fait ni songer à faire. Et ce qu’on voit aujourd’hui suffit à douter
fortement qu’industrialisation soit toujours synonyme de progrès. Il suffit de
penser aux vastes latifundia
américaines inondées de pesticides et produisant des OGM…
Daniel Künzi montre que
c’est aussi le cas en Suisse. Les paysages de notre pays gardent certes toutes
leur beauté – pas de latifundia
monstrueuses, ni de serres à pertes de vue – mais si l’on y regarde de plus près,
les sols sont fortement abîmés par l’abus d’engrais chimiques et de pesticides,
si bien qu’on doit rajouter des intrants en grand nombre pour compenser, faute
de quoi ils seraient pratiquement stériles. Sans parler de l’extinction des abeilles,
provoquée par la sur-utilisation des pesticides, qui se répandent fatalement
dans l’environnement, et que Walter Hofstettler constate sur l’exemple de ses
propres ruches. Remarquons au passage que Cuba, qui a renoncé à l’usage des
pesticides et à l’application de la chimie à l’agriculture, est un des rares
endroits au monde où les abeilles se portent à merveille.
Les trois familles paysannes
dont Daniel Künzi a choisi de filmer les travaux et les jours ont fait le choix
d’une production à petite échelle, respectueuse de l’environnement et du sol,
renonçant aux produits chimiques, et, sans se passer tout à fait de machines
agricoles, faisant parfois usage de la traction animale afin de ne pas trop
abîmer les sols. Une méthode qui semble donner de bons résultats. Les
Willemin-Gerber ont ainsi pu revitaliser le sol de leur terrain grâce à la
permaculture, en cessant d’utiliser des intrants chimiques. Une méthode qui
donne aussi des rendements acceptables, ainsi que le dit Paul Sautebin «Sur moins de 10m2 de terrain, j’arrive obtenir 40 kilos de choucroute.
C’est énorme. Dans le temps, cela permettait de tenir tout un hiver, avec du
bon lard salé ou fumé pour les dimanches, car on ne mangeait pas de la viande
tous les jours». Aussi l’avenir ne serait pas à l’agriculture industrielle,
mais à la petite exploitation recourant à des méthodes respectueuse de la
nature : « le sol peut donner tout ce dont on a besoin, pour autant
qu’on le respecte et qu’on l’enrichit au besoin en engrais naturels pour
compenser ce qu’on a prélevé ».
Dans tous les cas,
Jura : enracinés à leur terre est un excellent film que nous conseillons à
nos lecteurs d’aller voir.
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