Il y a 200 ans, le 28 novembre 1820, naissait Friedrich Engels, ami et compagnon de lutte de Karl Marx, cofondateur du socialisme scientifique, guide et inspirateur du mouvement ouvrier et communiste international. Né dans une famille de la bourgeoisie industrielle allemande aux convictions politiques conservatrices et aux vues religieuses piétistes, Engels allait rapidement s’émanciper de son milieu pour devenir un des plus grands révolutionnaires de tous les temps.
Malheureusement, la situation sanitaire étant ce qu’elle est, il ne nous a pas été possible d’organiser pour cet important bicentenaire un autre hommage que le présent article. C’est bien dommage, tant la pensée et l’action de Friedrich Engels furent et restent encore incontournables, et tant il est trop souvent injustement relégué au second plan. Certes, la modestie d’Engels en est en partie responsable, puisqu’il ne s’est jamais explicitement réclamé que d’un rôle de simple assistant subsidiaire de son illustre ami, et minora de beaucoup son propre apport à leur œuvre commune. Le syntagme de « marxisme-léninisme » a également le défaut de gommer l’apport propre d’Engels, de le reléguer en un second plan implicite. Ou alors, Engels ne se distingue plus de Marx que par sa personnalité, son caractère, alors que son originalité intellectuelle ne transparaît plus.
A contrario de cette quasi-identification, c’est devenu une sorte de lieu commun dans le « marxisme occidental » et dans la marxologie bourgeoise de dissocier Engels de Marx, d’en faire un vulgarisateur d’un succédané dogmatisé de la pensée de son illustre ami, si ce n’est un corrupteur du marxisme. Autant dire tout de suite que ce genre d’approche est aberrante, et en dit plus sur l’horizon intellectuel borné de ses auteurs – qui voudraient neutraliser tout ce qu’il y de politiquement révolutionnaire chez Marx, pour en faire un objet d’étude aseptisé pour spécialistes – que sur Engels. Karl Marx et Friedrich Engels furent avant tout des hommes de Parti, et toute tentative de les lire en faisant abstraction de leur motivation principale est vouée au contre-sens total.
Toujours est-il que cette double méprise de l’identification et de la dissociation arbitraire a fait qu’Engels n’est guère connu aujourd’hui que comme un second nom sur la couverture d’œuvres communes. Si, depuis la crise de 2008, un regain d’intérêt pour Marx est réel, et que les rayons des librairies qui lui sont consacrés sont conséquents, Engels n’en a presque pas bénéficié. Seules parmi ses œuvres ont été rééditées L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, les Principes du communisme (première esquisse du Manifeste du Parti communiste), et deux volumes d’écrits de jeunesse aux Editions sociales. Cela fait peu.
Remarquons que, des deux méprises, celle qui efface quasiment la distinction entre Marx et Engels est la plus compréhensible. Car Marx et Engels travaillaient en collaboration étroite et permanente, échangeant régulièrement des lettres, se consultant mutuellement pour leurs ouvrages en préparations, se faisant lire à l’autre leurs brouillons. Si bien que pratiquement toutes les œuvres individuelles de chacun de ces deux auteurs depuis le début de leur amitié pourraient presque porter également le nom de l’autre sur la couverture. Exception faite bien sûr pour ce qu’Engels écrivit après la mort de Marx ; et encore, il ne fit rien pour se distinguer de son illustre ami, bien au contraire. L’un des plus grands travaux d’Engels fut d’ailleurs l’édition des Livres II et III du Capital. Cela n’empêche pas toutefois qu’Engels n’était pas Marx, ni un clone intellectuel de celui-ci, et qu’il fut un penseur original, ayant des centres d’intérêt théoriques distincts. C’est pourquoi, nous insisterons dans les lignes qui suivent sur l’apport propre et original de Friedrich Engels au socialisme scientifique.
Friedrich Engels, philosophe et savant
S’il fallait recommander la lecture d’un livre pour le bicentenaire d’Engels – et il n’en a malheureusement pas paru beaucoup – ce serait Friedrich Engels, philosophe et savant de Denis Collin, agrégé en philosophie, publié aux éditions Bréal cette année. Certes, l’auteur n’est pas communiste – mais incontestablement un compagnon de route –, un marxiste au mieux hétérodoxe, et ses jugements sur le socialisme réel et le marxisme soviétique sont hautement contestables. Mais il ne faut pas s’arrêter à cela. Car Denis Collin est avant tout un auteur honnête et un spécialiste compétent de son sujet, et son regard un peu extérieur au marxisme orthodoxe – mais très éloigné aussi du regard d’un penseur bourgeois – a peut-être le mérite de poser les bonnes questions, et de discuter de façon sérieuse les thèses d’Engels, de mettre en évidence l’évolution de sa pensée.
Le principal mérite de son livre est, premièrement de traiter d’Engels pour lui-même (ce qui est aussi rare qu’appréciable) – en tant qu’il est distinct de Marx, sans non plus le lui opposer, ou l’en séparer artificiellement – et, deuxièmement, de traiter d’Engels en tant que le philosophe qu’il fut, et de discuter sérieusement ses positions philosophiques. Car, si les œuvres d’Engels furent naguère plus diffusées et lues que celles de nombre de philosophes de profession (et elles le méritent !), on connaît trop souvent moins aujourd’hui qu’il ne fut pas seulement un militant révolutionnaire, mais aussi un grand philosophe et savant, qui a écrit des choses passionnantes et qu’il faut étudier dans des domaines aussi variés que la philosophie, les sciences de la nature, la doctrine révolutionnaire, la stratégie militaire, l’histoire, la sociologie, les langues anciennes…
Engels philosophe
La répartition des domaines de recherche entre Marx et Engels fut l’inverse de celle qu’elle aurait semblé promise de l’être au début de leur collaboration. Alors qu’Engels avait précédé Marx dans l’étude de l’économie politique, et encouragea son ami à s’engager dans cette voie, il lui laissa aussi bien vite le sujet, n’écrivant bientôt guère dans ce domaine et se contentant d’aider son compagnon de lutte dans ses propres travaux économiques. A l’inverse, si Marx venait de la philosophie, il ne s’y consacra plus guère directement après les années 1840 ; il avait eu l’intention d’écrire un traité de dialectique, mais ne le fit jamais. Ce fut Engels qui coucha sur papier les pages fondatrices de la philosophie du marxisme : le matérialisme dialectique. Précisons que l’expression « matérialisme essentiellement dialectique » figure dans le texte de l’Anti-Dühring, et n’est donc pas une invention soviétique, comme des « déconstructeurs » du marxisme ont pu le prétendre.
Deux œuvres doivent en particulier être prises en compte : l’Anti-Dühring (1877), et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1888). L’Anti-Dühring, tout d’abord, un classique du marxisme qu’il faudrait absolument rééditer. Prenant la plume face à Eugen Dühring – un professeur d’université aussi prétentieux que médiocre, qui avait adhéré au SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne), et essayait d’y substituer ses propres idées, confuses et réformistes, au marxisme – Friedrich Engels écrivit une série d’articles polémiques, plus tard publié sous forme de livre, où il fut amené, pour réfuter le système de Dühring, à y opposer un autre système, le marxisme, pour la première fois exposé sous forme systématique. Qu’il ait été amené à durcir certaines de ses formules dans un esprit de polémique, c’est possible ; que son ouvrage ait donné lieu à contre-sens et des exégèses pas toujours heureuses, sans doute. Cela n’enlève rien à ses mérites, ni à la nécessité qui s’imposait d’un tel exposé systématique du marxisme, indispensable à un Parti qui s’en réclame. Ludwig Feuerbach est un article où, revenant sur les influences philosophiques de jeunesse de Marx et de lui-même, Engels expose sa propre conception de l’histoire de la philosophie, des mérites de la philosophie classique allemande, mais aussi de ce en quoi sa philosophie à lui et à Marx s’en distingue.
Qu’est que c’est que la dialectique selon Engels ? Citons sa réponse dans Ludwig Feuerbach : « De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générale du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine –, deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents ».
Les écrits philosophiques d’Engels ont été à la source d’une philosophie marxiste riche et vivante – et, contrairement à ce que Denis Collin semble penser, la philosophie soviétique, loin d’un catéchisme officiel insipide, est une philosophie sérieuse et intéressante – et ont donné lieu à des interprétations variées, des controverses (ce qui est normal en philosophie), mais aussi à des attaques souvent malhonnêtes. Il est en tout cas indispensable de revenir à la source.
Dialectique de la nature
L’ouvrage connu sous le nom de Dialectique de la nature est un recueil de manuscrits d’Engels, ébauche d’un ouvrage inachevé, et qui fut publié sous ce nom en URSS. Un chapitre en a été publié sous forme d’article du vivant d’Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme
Friedrich Engels voulait écrire un essai de philosophie des sciences, sous forme de généralisation des résultats des sciences de son temps, pour montrer que les lois de la dialectique ne sont pas seulement celles de la pensée humaine, mais aussi de la nature, ou plutôt qu’elles sont des lois de la pensée humaine parce qu’elles sont celles de la nature. On a trop souvent fait à cet ouvrage inachevé le reproche absurde de dogmatisme, alors que c’est le contraire qui est vrai. Le progrès des sciences depuis ce temps a généralement donné raison à Engels, et une dialectique de la nature est la philosophie dont nous avons besoin aujourd’hui pour une généralisation pertinente des découvertes parcellaires des différentes sciences.
On y trouve également les fondations d’une approche marxiste de l’écologie. Non pas qu’il suffise de s’en tenir aux écrits des classiques du marxisme pour faire face à la crise écologique que nous vivons, mais on peut en tout cas prendre appui sur Engels pour la penser en marxistes. Nous citerons un extrait du rôle du travail dans la transformation du singe en homme :
« Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération en premier que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu qu’individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d’usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu’il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes trouvèrent dans la cendre assez d’engrais pour une génération d’arbres à café extrêmement rentables. Que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ».
Science sociale totale et féminisme marxiste
La famille monogame, la propriété privée et l’Etat peuvent nous apparaître – et sont défendues avec acharnement comme telles par l’idéologie bourgeoise – comme des réalités immémoriales, quasi naturelles et transhistoriques. Pourtant, ces institutions ont une histoire, et elle est récente. Guère plus de quelques milliers d’années. Avant, c’est-à-dire plus 90% de l’histoire de l’homo sapiens sapiens, nos ancêtres s’en sont fort bien passés. Il faut savoir d’où ces institutions proviennent, pour ne plus les considérer comme des vérités éternelles, et, éventuellement, pouvoir un jour les dépasser.
C’est ce que Friedrich Engels se proposait de faire dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, publié pour la première fois en 1884, ce sur la base de sa connaissance de l’Antiquité classique et des acquis les plus récents de la science de son temps. C’est l’une des rares œuvres d’Engels qui ont été récemment rééditées, avons nous dit. Elle le mérite amplement, et il faut la lire. Certes, d’un point de vue scientifique, l’ouvrage d’Engels est dépassé sur certains aspects. Mais ses analyses fondamentales restent justes. Or, aujourd’hui encore, des plaines glacées de l’Arctiques, jusqu’aux îles du Pacifique, en passant par l’Afrique, l’Asie et l’Amérique, des peuples autochtones subsistent toujours qui vivent sous le régime d’une propriété commune de la terre, et qui luttent tant bien que mal pour défendre leur terre et leur mode de vie face aux forces destructrices du capitalisme et un Etat lointain et hostile. L’ouvrage d’Engels fournit les bases théoriques indispensables pour les comprendre, eux et la formation économico-sociale qui est la leur, pour mieux lutter à leurs côtés contre un ennemi commun.
C’est là aussi qu’on trouve les lignes célèbres : « La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme, et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement de familles conjugales, comme autant de molécules. De nos jours, l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer. Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ».
On a parfois dit, à tort, que le marxisme aurait été aveugle au caractère spécifique de l’oppression de genre. C’est faux, et il faut lire Engels.
Parti prolétarien, révolution et socialisme
Il est à peine besoin d’insister là-dessus. Friedrich Engels fut avant tout un homme de Parti, un théoricien du Parti de classe, de la révolution et du socialisme. On trouvera une bonne introduction à cet aspect là de sa pensée, à ceux mentionnés ci-dessus, et à d’autres, dans le livre précité de Denis Collin, mais sa lecture ne remplace pas celle des écrits d’Engels lui-même. Donnons pour finir la parole à Lénine :
« Pour apprécier correctement les conceptions de Marx, il faut absolument prendre connaissance des œuvres de son plus proche compagnon et collaborateur, Friedrich Engels »
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