27 août 2018

Un phare de la pensée marxiste s’éteint



Domenico Losurdo nous a quitté le 28 juin dernier, à l’âge de 77 ans. La disparition de ce philosophe marxiste italien, qui fut professeur à l’Université d’Urbino, est assurément une douloureuse perte pour tous les communistes. Car ce spécialiste de Hegel et de Marx était non seulement un des penseurs marxistes les plus importants et les intéressants du début de ce troisième millénaire. C’était également un militant communiste lucide et courageux, qui a refusé de se résigner face à l’autoliquidation de ce grand parti communiste que fut le PCI, à la décomposition politique et idéologique, au révisionnisme sans principe qui fleurit sur les décombres de ce que fut le parti de Gramsci et de Togliatti. Le professeur Losurdo a laissé derrière lui une œuvre considérable et remarquable – dont une partie significative est traduite en français – qui a apporté et continuera longtemps à apporter à tous les militants communistes qui refusent de renoncer à leurs principes des lumières précieuses dans les ténèbres du néolibéralisme triomphant, de l’anticommunisme érigé en pensée officielle, et du désarroi politique et idéologique, du révisionnisme qui a fait tant de dégâts au sein du mouvement communiste international.

Dans Fuir l’histoire ? (Editions Delga et Le Temps des Cerise, Paris, 2007), Domenico Losurdo procède à une remarquable analyse critique de ce phénomène qu’il appelle l’autophobie communiste – quand des communistes, qui tiennent pourtant à le rester, se laissent briser par l’anticommunisme dominant, et en viennent à renier leur histoire, à craindre commme la peste ce passé, entaché d’un maléfique parfum de stalinisme, et de ce fait se retrouvent sur la défensive, n’osant plus assumer leur identité et la glorieuse histoire de leurs luttes, écartelés entre une social-démocratisation irrésisitible et un utopisme abstrait, fuyant la réalité, rarement simple, de l’histoire, au profit d’un idéalisme peut-être élevé, mais sans prise sur le réel – pour dire au final, tel le christianisme de l’Evangile selon Marc « mon royaume n’est pas de ce monde ». Or, affirme Losurdo, cette autophobie paralysante, qui n’a fait que trop de mal aux partis communistes, est absolument mortelle ; la reconstruction d’un mouvement communiste à la hauteur de son devoir historique implique au contraire d’accepter l’histoire réel, avec ses contradictions et sa dimension tragique, plutôt que de la fuir :

« Il va de soi que la lutte contre la plaie de l'autophobie s'avérera d'autant plus efficace que le bilan du grand et fascinant moment historique commencé avec la révolution d'Octobre sera radicalement critique et sans préjugés. Car, malgré leurs assonances, l'autocritique et l'autophobie sont deux attitudes antithétiques. Dans sa rigueur, et même dans son radicalisme, l'autocritique exprime la conscience de la nécessité de faire ses comptes jusqu'au bout avec sa propre histoire. L'autophobie est une fuite lâche devant cette histoire et devant la réalité de la lutte idéologique et culturelle toujours brûlante. Si l'autocritique est le présupposé de la reconstruction de l'identité communiste, l'autophobie est synonyme de capitulation et de renonciation à une identité autonome. »

Principe que Losurdo met brillamment en application dans Staline, histoire et critique d’une légende noire (Editions Aden, 2011), où il revient sur cette période la plus controversée de l’histoire du mouvement communiste international, qu’il débarrasse des scories de la tératologie, de l’irrationnel, de la légende maléfique, pour la réinscrire dans l’histoire : celle d’un état d’exception prolongé, né d’une guerre impérialiste atroce. Il rappelle aussi, de façon particulièrement bienvue, à quel point il est hypocrite de renvoyer dos à dos stalinisme et nazisme, en les opposant à la démocratie libérale comme étant le camp du Bien et de la Liberté, alors que ce faisant on oublie le « péché originel du XXème siècle », le colonialisme, dont le nazisme allait reprendre les idées et les méthodes (génocide compris), avec la seule « originalité » de les appliquer à des populations européennes, plutôt qu’à des peuples d’autres continents ; ainsi que le combat du mouvement socialiste et communiste, y compris de l’URSS sous direction stalinienne, contre le colonialisme et le racisme, pour l’égalité et la solidarité internationale entre les peuples. Il y développe également des idées originales, hétérodoxes mêmes, comme quoi la faiblesse théorique du maxisme-lénisme classique aurait été la perspective du communisme, société sans Etat, reliquat anarchiste dans une pensée rationnelle, qui aurait eu l’effet pervers de négliger la construction d’un Etat de droit sous le socialisme. Idées qui méritent certainement d’être débattues. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage à tout militant communiste, qui y trouvera de quoi assumer l’histoire de façon critique, mais aussi avec fierté et lucidité (gageons qu’un trotskiste pourrait aussi être par la lecture de l’œuvre de Losurdo être libéré de plus d’un dogme sclérosé).

Mentionnons également Contre-histoire du libéralisme, que nous avions présenté dans un numéro antérieur de l’Encre Rouge, ainsi que La lutte des classes, qui montre toute la complexité dialectique du complexe marxiste de lutte des classes, qui ne se réduit aucunement à un affrontement polaire entre bourgeois et prolétaires, mais inclut également les luttes nationales des peuples opprimés, ainsi que la lutte des femmes pour leur émancipation, ce dans une articulation complexe.


Nous espérons que cet aperçu – inévitablement trop bref – vous donnera envie de lire l’œuvre – indispensable – de Domenico Losurdo.

La liberté libérale, c’est la servitude




En 1944, alors que la Deuxième Guerre mondiale faisait encore rage, mais que l’on commençait à entrevoir l’après-guerre, certains idéologues libéraux préparaient déjà leur riposte au tournant progressiste, nourri par les luttes populaires, le rôle des partis communistes dans la résistance, et le sacrifice héroïque de millions de soviétiques pour libérer la planète du nazisme, ainsi que la reconquête future de leur hégémonie ébranlée. C’est en cette année que Friedrich Von Hayek publiait son pamphlet, La route de la servitude, où il soutenait une thèse grotesque, mais malheureusement rendue quelque peu persuasive : en résumé, socialisme, fascisme et keynésianisme se valent, dans la mesure où ils sont irréductiblement portés à supprimer la liberté – que seul le marché pourrait garantir – au profit d’un Etat tout-puissant, totalitaire, condamnant ses citoyens à la servitude. Ceux qui avaient eux-mêmes adopté le vocable de « néolibéraux » pour définir leur courant (n’en déplaise à toute une propagande inculte qui prétend que le néolibéralisme ça n’existe pas) commençaient par là leur croisade contre le progrès démocratique et social que la classe ouvrière allait imposer dans la période d’après-guerre par ses luttes, luttes inspirées également par l’idéal de la liberté, simplement d’une conception de la liberté différente et plus haute que celle des sophistes libéraux.

Hélas, la prétendue voie de la servitude allait être celle de la reconquête, celle du pouvoir. Désormais que les néolibéraux ont, provisoirement, acquis une hégémonie idéologique, au service d’une reprise en main d’un pouvoir sans partage par l’oligarchie, il est du moins aisé de juger sur pièce des effets pratiques de cette idéologie, qui a amplement eu le temps de déployer ses effets : à quelle « servitude » le néolibéralisme nous a permis d’échapper ? Quelle « liberté » il a amené ? Et pour qui ?

Publiée en 2018 aux éditions Demopolis, La révolution de la servitude de Karim Amellal, entrepreneur du numérique, citoyen engagé, enseignant à Sciences Po et romancier, fait judicieusement écho au titre du pamphlet de Hayek. Car, route de la servitude il y a bien, mais pas celle du « dirigisme » étatique, bien au contraire même. Le sous-titre du livre de Karim Amellal est « Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social ». Un phénomène qui pourrait sembler d’importance limitée, mais qui est pourtant particulièrement emblématique de la contre-révolution néolibérale et de sa « liberté », qui constitue aussi la pointe avancée de l’attaque générale contre les droits des travailleurs, acquis de haute lutte.

Qu’est-ce que l’ubérisation ? Ainsi nommé du nom de l’entreprise Uber, particulièrement emblématique, il s’agit de ce phénomène, nommé par une sort d’antiphrase, d’ « économie collaborative » ou « économie du partage », ou quand une plateforme numérique permet de mettre en contact directement des personnes, des clients et des prestataires de services, plateformes développées et contrôlées par des startups très « disruptives » (désolé pour le jargon néolibéral qui fait si mal aux yeux..), comme par exemple Uber, Deliveroo, Foodora, Aibnb, etc. Startups encensées par une certaine doxa en tant que summum de la modernité et du progrès (l’autre Jupiter de pacotille ne voulait-il pas faire de la France une « startup nation » ?) ; et qui dit le contraire ne serait qu’un technophobe conservateur primaire. Lesdites startups cherchent également à se promouvoir par une tapageuse propagande libertarienne : leur modèle serait la réalisation de la liberté, plus de hiérarchie, plus de relation employeur-employé, possibilité de travailler à son compte comme on veut aux heures qu’on veut…bref, une sorte de réalisation des idéaux de 68 en quelque façon.

Or, Karim Amellal montre bien qu’il s’agit en réalité…tout du contraire. Les startups « disruptives » sont des entreprises prédatrices sans scrupules. La « liberté » des travailleurs « libres » se révèle illusoire, puisqu’en fait ils sont à la merci de l’entreprise qui contrôle la plateforme, et fixe les conditions et les tarifs. Ils se retrouvent « libérés » surtout de tout ce pour quoi les grévistes de 68 s’étaient battus : n’étant pas formellement salariés, ils ne sont pas protégés par le droit du travail, « libérés » de toute responsabilité de leur employeur de fait à leur égard, et condamnés à effectuer des horaires sans fin pour gagner misérablement leur vie. Le retour aux contrats ultra-précaire du capitalisme sauvage du XIXème siècle. Leur « liberté » se révèle une véritable servitude.


Grotesque en tant que pamphlet anticommuniste tel qu’il fut conçu, 1984 de Georges Orwell trouve en fait une certaine réalisation dans…la société libérale virant à l’autoritarisme, telle que nous la connaissons aujourd’hui. La liberté c’est l’esclavage…les startups « disruptives » ont fait de ce slogan une réalité. Plus que jamais, c’est le droit, et l’action collective qui seules peuvent libérer les travailleurs. Ce qui implique de combattre la « liberté » libérale, qui n’est jamais que celle du renard libre dans le poulailler libre.

Mai 68, Mai des prolétaires



Les événements qui se sont déroulés il y a cinquante ans, au mois de mai, en France, mais aussi dans bien d’autres pays sur la planète, y compris le nôtre, non seulement n’ont pas été oubliés (contrairement à d’autres luttes sociales, qui pourtant furent non moins spectaculaires, ni même moins décisives), mais ne laissent aujourd’hui encore personne, ou presque, indifférent. Les conservateurs haïssent encore le souvenir de Mai 68, l’accusent d’être à l’origine de toutes sortes de phénomènes décadents qui minerait notre société, et appellent régulièrement à en liquider l’héritage. Des néolibéraux, parfois d’anciens soixante-huitards repentis, répètent obstinément que l’héritage de Mai 68 est dépassé, et qu’il faut l’oublier. D’autres essaient d’en réinterpréter la signification dans un sens libéralo-compatible. Enfin, à gauche, Mai 68 nourrit une véritable mythologie, souvent disparate et controversée selon les différents courants, et pas toujours fondée sur une connaissance précise de l’histoire. Mais dans tous les cas, Mai 68 reste un symbole très fort.

Il fallait bien qu’il y eut quelque chose dans ces journées d’il y a cinquante ans pour nourrir une telle charge émotionnelle. Le Parti du Travail ne pouvait pas manquer cet anniversaire, ne pas le célébrer dignement. Nous avons choisi comme invité d’honneur le PCF, pour faire front à toute une mythologie gauchiste – qui se trouve être la même que celle de l’historiographie bourgeoise – visant à diffamer le grand parti de la classe ouvrière française. Aussi pour rappeler que Mai 68 ne fut pas seulement un mouvement de la jeunesse étudiante, mais également la plus grande grève générale de l’histoire de France, qui n’aurait pas pu être menée à bien sans un engagement total de la CGT et du PCF.

Mai 68 aurait-il été révolution avortée ? La propagande gauchiste – dont certains, et non des moindres, se sont rapidement reconvertis en néolibéraux – accuse le PCF et la CGT d’avoir « capitulé » devant le pouvoir gaulliste en signant les accords de Grenelle, voire d’avoir sciemment étouffé une révolution qui aurait été à portée de main. Cette vision est proprement risible. Personne ne peut prétendre sérieusement qu’une situation révolutionnaire existait alors en France. Le pouvoir gaulliste était certes ébranlé, mais nullement en déliquescence. Tous les ouvriers en grève, et de loin, ne nourrissaient pas forcément de sentiments révolutionnaires. Et la France restait encore un pays largement rural, dont les campagnes étaient profondément conservatrices.

Malgré tout, la grève générale permit de remporter des progrès majeurs dans les droits des travailleurs et les droits syndicaux, une importante revalorisation des salaires…acquis dont on peut aujourd’hui pleinement mesurer la valeur, alors que le Jupiter de pacotille qui gouverne aujourd’hui la France au service de la bourgeoise s’emploie à les détruire.

Nous reproduisons du reste dans ce numéro de l’Encre Rouge un historique détaillé des événements de Mai 68 en France, paru dans le n°90 des Cahiers d’histoire de l’Institut CGT d’histoire sociale de Haute Savoie, de la plume de Jean-Paul Dunoyer, afin d’offrir à nos lecteurs un exposé honnête et aussi exact que possible des faits, qui sera assurément hautement intéressant et instructif.

Mais, comme nous l’avions dit, les événements de Mai 68 n’ont pas touché que la France, mais aussi un certain nombre d’autres pays sur la planète, depuis l’Allemagne jusqu’au Japon, en passant par le Mexique. Notre pays, la Suisse, où une certaine mythologie conservatrice voudrait fait croire qu’il ne s’y passe jamais rien, et où l’on fait tant d’effort pour faire oublier les luttes passées, connut également son mouvement de Mai 68. Pas aussi important quantitativement qu’en France certes, mais qui ne fut pas négligeable non plus. Et qui transforma profondément et durablement la société suisse.

Il faut se rappeler en effet quel pays était la Suisse d’après-guerre : repliée sur elle-même, profondément conservatrice, outrancièrement militariste – la propagande officielle pouvait alors dire que « La Suisse est une armée » –, étouffant dans la paranoïa anticommuniste de la guerre froide, répressive envers tout écart, vite traité comme haute trahison. Notre Parti a joué un rôle plus qu’honorable dans ces événements. Il est bon de le rappeler.

Aussi, à notre époque, où un long lavage de cerveau néolibéral a imposé comme un quasi-axiome que rien d’autre n’est possible que la société actuelle, et où il semble à beaucoup de gens plus facile d’envisager l’extinction prochaine de l’humanité que la fin du capitalisme, les années 68 demeurent plus que jamais, malgré ou à cause de leur complexité et de leurs contradictions, de par le foisonnement et la radicalité des pensées critiques qui y ont prospéré, une indispensable source d’inspiration pour sortir enfin de la camisole mentale du « there is no alternative » thatchérien, pour enfin pouvoir pour de vrai changer le monde et changer la vie.