23 décembre 2020

Des origines scolastiques de l’économie politique

 


L’économie politique est communément considérée comme une invention moderne, ayant pour origine l’école des physiocrates. Ce n’est pas inexact, si on considère l’économie politique comme une discipline scientifique à part entière, distincte et consciente de sa propre singularité. Mais la pensée économique a des origines plus anciennes. La pensée médiévale, en ce qui la concerne, a encore aujourd’hui souvent mauvaise réputation. « Scolastique » est couramment utilisé comme synonyme de ratiocination stérile. Une telle réputation est toutefois infondée, et certaines des catégories les plus fondamentales de l’économie politique ont leur origine dans la pensée – philosophie, théologie, droit canon – scolastique.

 

En commençant par le concept de « valeur ». Karl Marx remarque dans le Livre I du Capital qu’Aristote avait presque découvert la nature de la valeur, en tant que mesure du temps de travail, mais s’est arrêté à mi-chemin, et finit par dire que si la monnaie sert bien d’équivalent universel permettant d’échanger des marchandises différentes comme si elles étaient équivalentes (alors qu’elles n’ont rien en commun), ce n’est que par convention. Ce qui a empêché Aristote d’aller jusqu’au bout du raisonnement, c’est qu’il vivait dans une société esclavagiste qui reposait précisément sur l’inégalité entre le travail libre et le travail servile, ce qui le rendait incapable de concevoir la notion d’un travail abstrait, exactement équivalent d’un autre.

 

C’est au Moyen Age, première « économie de marché » (dont tous les membres étaient reliés par le marché), que des progrès décisifs dans la pensée économique allaient être accomplis. C’est sous la plume d’Albert le Grand, membre de l’ordre dominicain, philosophe et théologien du XIIIème siècle, évêque de Regensburg, et qui joua un rôle crucial dans l’acculturation du corpus aristotélicien et de ses commentateurs grecs et arabes nouvellement traduits et la renaissance d’une pensée scientifique en Europe, que l’on trouve la première attestation connue du terme de « valeur ».

 

Commentant un passage de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote – « Or c’est vrai aussi dans le cas des autres métiers. Il seraient en effet supprimés depuis longtemps si ce que le producteur produit en quantité et en qualité n’était pas précisément ce dont le bénéficiaire éprouve le besoin en quantité et en qualité. Car ce n’est pas entre deux médecins que se forme une association d’échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c’est-à-dire, plus généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais qu’il faut mettre sur un pied d’égalité »* – Albert utilise le concept de « valeur », absent du texte du Stagirite, pour l’expliquer. Par là, il en change le sens : là où pour Aristote il s’agissait d’égaliser des personnes, qui en fait ne sont pas égales, Albert y substitue un rapport entre choses, qui doivent être échangée à valeurs égales.

 

C’est à un auteur un peu postérieur à Albert le Grand, franciscain celui-ci, Pierre de Jean Olivi que reviendra la primauté d’une analyse du concept de valeur, et une tentative de détermination des conditions qui permettent de la fixer. Dans son Traité des contrats, il distingue tout d’abord la valeur intrinsèque d’une chose – un être animé a intrinsèquement plus de valeur qu’un être inanimé, par exemple –, et la valeur qu’elle a pour nous, qui seule constitue sa valeur marchande. Ensuite, s’interrogeant sur quels critères est fixé le juste prix d’une marchandise selon l’évaluation commune, il en cite quatre, d’ailleurs non mutuellement exclusifs, et non clairement hiérarchisés entre eux : (1) la valeur d’usage (l’utilité d’une chose, et l’agrément que nous aurions à la posséder), (3) sa rareté relative (proto théorie de l’offre et de la demande), (2) le labeur, l’industrie et le risque nécessaire à sa production (intuition, mais qui reste confuse, de la valeur-travail), (4) gradation selon l’ordre des offices (le travail d’un chevalier vaut plus que celui d’un roturier). Certes, cela ne fait pas encore une théorie des prix, et en pratique, c’est le consensus de la communauté des marchands qui permet de déterminer le juste prix, mais on ne peut pas nier que nous assistons là à un début remarquable de la pensée économique.

 

Un autre concept fondamental s’il en est, celui de « capital ». On le retrouve pour la première fois sous la plume d’Olivi. Le mot est attesté en Occitan dès le XIIème siècle, mais Olivi est le premier à en faire un concept théorique. Lisons les lignes suivantes : « En outre, de tels marchands exposent leur argent, ainsi que leurs personnes, puis les marchandises achetées par leur argent, à de nombreux risques, et ils ne sont pas certains que les marchandises achetées leur permettrons de retrouver leur capital. Or s’ils n’étaient industrieux dans l’estimation subtile des valeurs des biens, de leurs prix et leurs utilités, ils ne seraient pas aptes à cet office »** . Le concept de capital fait ici son entrée en scène dans la pensée économique. Olivi justifie ici la légitimité qu’ont les marchands à vendre leurs marchandises plus cher qu’ils ne les ont achetées. Il ne s’agit ici que du capital commercial, le capital industriel n’existait pas encore. Mais le concept de capital – en tant qu’argent investi dans une opération commerciale, destiné à engendrer un profit (une sorte de plus-value) au prix du risque – est clairement défini, et distingué de l’argent en tant que simple dépense. D’où la licéité du prêt à intérêt pour une opération commerciale, à distinguer de l’usure, prohibée par l’Eglise. Le risque, d’ailleurs, est un autre concept clé de la pensée économique. En latin « resicum », il s’agit d’un décalque de l’arabe, qui est aussi attesté pour la première fois sous la plume d’Olivi. Son Traité des contrats est intéressant en outre par les pratiques commerciales ayant cours au XIVème siècle qu’il décrit : des pratiques contractuelles et assurantielles extrêmement sophistiquées, et même une sorte de titrisation avant l’heure.

 

C’est un membre de l’ordre franciscain qui est l’auteur du Traité des contrats, avons nous dit. Ce détail n’est sans importance. Prima facie, on ne s’attendrait pas que l’ordre fondé par saint François d’Assise ait contribué à l’émergence de l’économie politique, encore moins à une apologie de l’économie de marché. Et pourtant, justement parce qu’ils étaient des « professionnels de la pauvreté », les franciscains ont cherché à cataloguer précisément les différents mode de posséder. En tant qu’ordre monastique nouveau et urbain, ils étaient en contact étroit avec la bourgeoisie émergente. Aussi ont-ils fini par théoriser et légitimer les pratiques économique de cette nouvelle classe sociale, et à faire l’apologie d’une économie de marché totale comme créatrice de lien social, de réciprocité, de participation des êtres humains à l’œuvre de la création ; et ont même imaginé une sorte d’accession au salut par l’activité économique. Ils ne pensaient sans doute pas qu’ils allaient contribuer par là à une diffusion massive d’une pauvreté parfaitement involontaire…Pierre de Jean Olivi fut à la fois un de ces penseurs du marché, et un défenseur intransigeant de la pauvreté franciscaine. C’est une histoire passionnante, étudiée dans Richesse franciscaine, de Giacomo Todeschini.

 



Il faudrait prendre garde à ne pas commettre l’erreur d’attribuer aux théologiens franciscains une problématique plus moderne que la leur. Ils n’avaient nullement l’intention de fonder une science économique. Leur propos était celui de la théologie morale : déterminer si les pratiques commerciales en usage dans les villes de leurs temps – une époque où le mode de production féodal se transformait rapidement, engendrant ce qui aller devenir le capitalisme – étaient religieusement licites. Un propos qui tient plus de la casuistique, utile pour la confession, que de l’analyse économique à proprement parler. Le but d’Olivi par exemple n’était nullement de construire une théorie des prix, mais simplement de donner des critères pour pouvoir trancher si un prix est abusif ou non.

 

C’est pourtant cette sorte d’économie politique théologienne qui servit d’idéologie légitimant son activité aux yeux de la bourgeoisie naissante, et qui marqua durablement la pensée bourgeoise, même après qu’elle cessa d’être explicitement religieuse. Un sous-texte de nature théologique reste encore explicitement présent chez Adam Smith. La main invisible du marché n’est ainsi pas autre chose qu’une version laïcisée de la divine Providence.

 

L’intérêt de cette préhistoire de la pensée économique moderne n’est pas exclusivement académique. On y retrouve les origines d’un courant de pensée qui se fait aujourd’hui un peu discret mais qui fut longtemps une troisième idéologie majeure entre le libéralisme et le socialisme, et qui est loin d’avoir disparu : la doctrine sociale de l’Eglise ; et son incarnation politique : la démocratie chrétienne.

 

Certes, en choisissant de changer de nom pour devenir « Le Centre », le PDC ne veut plus assumer cette histoire, ni s’embarrasser d’une idéologie que pratiquement plus personne n’y connaît ni ne comprend. Il renonce par là au fondement doctrinal qui donnait un sens à son centrisme pour ne plus conserver qu’une versatilité sans principes. Cela n’implique nullement toutefois que les idées dont ce parti c’est naguère réclamé aient perdu toute influence.

 

Nous espérons en tout cas avoir convaincus nos lecteurs de l’importance de la pensée médiévale dans l’histoire des idées, une importance qui n’est pas uniquement historique.

 

 

*Aristote, Ethique à Nicomaque, traduction et présentation par Richard Bodéüs, GF Flammarion, Paris, 2004, 1133 a 14 sq., p. 248

 

**Pierre de Jean Olivi, Traité des contrats, présentation, édition critique, traduction et commentaire par Sylvain Piron, Les Belles lettres, Paris, 2012, I, 71, p. 139

Il y a 200 ans naissait Friedrich Engels

 


Il y a 200 ans, le 28 novembre 1820, naissait Friedrich Engels, ami et compagnon de lutte de Karl Marx, cofondateur du socialisme scientifique, guide et inspirateur du mouvement ouvrier et communiste international. Né dans une famille de la bourgeoisie industrielle allemande aux convictions politiques conservatrices et aux vues religieuses piétistes, Engels allait rapidement s’émanciper de son milieu pour devenir un des plus grands révolutionnaires de tous les temps.

 

Malheureusement, la situation sanitaire étant ce qu’elle est, il ne nous a pas été possible d’organiser pour cet important bicentenaire un autre hommage que le présent article. C’est bien dommage, tant la pensée et l’action de Friedrich Engels furent et restent encore incontournables, et tant il est trop souvent injustement relégué au second plan. Certes, la modestie d’Engels en est en partie responsable, puisqu’il ne s’est jamais explicitement réclamé que d’un rôle de simple assistant subsidiaire de son illustre ami, et minora de beaucoup son propre apport à leur œuvre commune. Le syntagme de « marxisme-léninisme » a également le défaut de gommer l’apport propre d’Engels, de le reléguer en un second plan implicite. Ou alors, Engels ne se distingue plus de Marx que par sa personnalité, son caractère, alors que son originalité intellectuelle ne transparaît plus.

 

A contrario de cette quasi-identification, c’est devenu une sorte de lieu commun dans le « marxisme occidental » et dans la marxologie bourgeoise de dissocier Engels de Marx, d’en faire un vulgarisateur d’un succédané dogmatisé de la pensée de son illustre ami, si ce n’est un corrupteur du marxisme. Autant dire tout de suite que ce genre d’approche est aberrante, et en dit plus sur l’horizon intellectuel borné de ses auteurs – qui voudraient neutraliser tout ce qu’il y de politiquement révolutionnaire chez Marx, pour en faire un objet d’étude aseptisé pour spécialistes – que sur Engels. Karl Marx et Friedrich Engels furent avant tout des hommes de Parti, et toute tentative de les lire en faisant abstraction de leur motivation principale est vouée au contre-sens total.

 

Toujours est-il que cette double méprise de l’identification et de la dissociation arbitraire a fait qu’Engels n’est guère connu aujourd’hui que comme un second nom sur la couverture d’œuvres communes. Si, depuis la crise de 2008, un regain d’intérêt pour Marx est réel, et que les rayons des librairies qui lui sont consacrés sont conséquents, Engels n’en a presque pas bénéficié. Seules parmi ses œuvres ont été rééditées L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, les Principes du communisme (première esquisse du Manifeste du Parti communiste), et deux volumes d’écrits de jeunesse aux Editions sociales. Cela fait peu.

 

Remarquons que, des deux méprises, celle qui efface quasiment la distinction entre Marx et Engels est la plus compréhensible. Car Marx et Engels travaillaient en collaboration étroite et permanente, échangeant régulièrement des lettres, se consultant mutuellement pour leurs ouvrages en préparations, se faisant lire à l’autre leurs brouillons. Si bien que pratiquement toutes les œuvres individuelles de chacun de ces deux auteurs depuis le début de leur amitié pourraient presque porter également le nom de l’autre sur la couverture. Exception faite bien sûr pour ce qu’Engels écrivit après la mort de Marx ; et encore, il ne fit rien pour se distinguer de son illustre ami, bien au contraire. L’un des plus grands travaux d’Engels fut d’ailleurs l’édition des Livres II et III du Capital. Cela n’empêche pas toutefois qu’Engels n’était pas Marx, ni un clone intellectuel de celui-ci, et qu’il fut un penseur original, ayant des centres d’intérêt théoriques distincts. C’est pourquoi, nous insisterons dans les lignes qui suivent sur l’apport propre et original de Friedrich Engels au socialisme scientifique.

 

Friedrich Engels, philosophe et savant

 



S’il fallait recommander la lecture d’un livre pour le bicentenaire d’Engels – et il n’en a malheureusement pas paru beaucoup – ce serait Friedrich Engels, philosophe et savant de Denis Collin, agrégé en philosophie, publié aux éditions Bréal cette année. Certes, l’auteur n’est pas communiste – mais incontestablement un compagnon de route –, un marxiste au mieux hétérodoxe, et ses jugements sur le socialisme réel et le marxisme soviétique sont hautement contestables. Mais il ne faut pas s’arrêter à cela. Car Denis Collin est avant tout un auteur honnête et un spécialiste compétent de son sujet, et son regard un peu extérieur au marxisme orthodoxe – mais très éloigné aussi du regard d’un penseur bourgeois – a peut-être le mérite de poser les bonnes questions, et de discuter de façon sérieuse les thèses d’Engels, de mettre en évidence l’évolution de sa pensée. Le principal mérite de son livre est, premièrement de traiter d’Engels pour lui-même (ce qui est aussi rare qu’appréciable) – en tant qu’il est distinct de Marx, sans non plus le lui opposer, ou l’en séparer artificiellement – et, deuxièmement, de traiter d’Engels en tant que le philosophe qu’il fut, et de discuter sérieusement ses positions philosophiques. Car, si les œuvres d’Engels furent naguère plus diffusées et lues que celles de nombre de philosophes de profession (et elles le méritent !), on connaît trop souvent moins aujourd’hui qu’il ne fut pas seulement un militant révolutionnaire, mais aussi un grand philosophe et savant, qui a écrit des choses passionnantes et qu’il faut étudier dans des domaines aussi variés que la philosophie, les sciences de la nature, la doctrine révolutionnaire, la stratégie militaire, l’histoire, la sociologie, les langues anciennes…

 

Engels philosophe

 

La répartition des domaines de recherche entre Marx et Engels fut l’inverse de celle qu’elle aurait semblé promise de l’être au début de leur collaboration. Alors qu’Engels avait précédé Marx dans l’étude de l’économie politique, et encouragea son ami à s’engager dans cette voie, il lui laissa aussi bien vite le sujet, n’écrivant bientôt guère dans ce domaine et se contentant d’aider son compagnon de lutte dans ses propres travaux économiques. A l’inverse, si Marx venait de la philosophie, il ne s’y consacra plus guère directement après les années 1840 ; il avait eu l’intention d’écrire un traité de dialectique, mais ne le fit jamais. Ce fut Engels qui coucha sur papier les pages fondatrices de la philosophie du marxisme : le matérialisme dialectique. Précisons que l’expression « matérialisme essentiellement dialectique » figure dans le texte de l’Anti-Dühring, et n’est donc pas une invention soviétique, comme des « déconstructeurs » du marxisme ont pu le prétendre.

 

Deux œuvres doivent en particulier être prises en compte : l’Anti-Dühring (1877), et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1888). L’Anti-Dühring, tout d’abord, un classique du marxisme qu’il faudrait absolument rééditer. Prenant la plume face à Eugen Dühring – un professeur d’université aussi prétentieux que médiocre, qui avait adhéré au SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne), et essayait d’y substituer ses propres idées, confuses et réformistes, au marxisme – Friedrich Engels écrivit une série d’articles polémiques, plus tard publié sous forme de livre, où il fut amené, pour réfuter le système de Dühring, à y opposer un autre système, le marxisme, pour la première fois exposé sous forme systématique. Qu’il ait été amené à durcir certaines de ses formules dans un esprit de polémique, c’est possible ; que son ouvrage ait donné lieu à contre-sens et des exégèses pas toujours heureuses, sans doute. Cela n’enlève rien à ses mérites, ni à la nécessité qui s’imposait d’un tel exposé systématique du marxisme, indispensable à un Parti qui s’en réclame. Ludwig Feuerbach est un article où, revenant sur les influences philosophiques de jeunesse de Marx et de lui-même, Engels expose sa propre conception de l’histoire de la philosophie, des mérites de la philosophie classique allemande, mais aussi de ce en quoi sa philosophie à lui et à Marx s’en distingue.

 

Qu’est que c’est que la dialectique selon Engels ? Citons sa réponse dans Ludwig Feuerbach : « De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générale du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine –, deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents ».

 

Les écrits philosophiques d’Engels ont été à la source d’une philosophie marxiste riche et vivante – et, contrairement à ce que Denis Collin semble penser, la philosophie soviétique, loin d’un catéchisme officiel insipide, est une philosophie sérieuse et intéressante – et ont donné lieu à des interprétations variées, des controverses (ce qui est normal en philosophie), mais aussi à des attaques souvent malhonnêtes. Il est en tout cas indispensable de revenir à la source.

 

Dialectique de la nature

 

L’ouvrage connu sous le nom de Dialectique de la nature est un recueil de manuscrits d’Engels, ébauche d’un ouvrage inachevé, et qui fut publié sous ce nom en URSS. Un chapitre en a été publié sous forme d’article du vivant d’Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme

 

Friedrich Engels voulait écrire un essai de philosophie des sciences, sous forme de généralisation des résultats des sciences de son temps, pour montrer que les lois de la dialectique ne sont pas seulement celles de la pensée humaine, mais aussi de la nature, ou plutôt qu’elles sont des lois de la pensée humaine parce qu’elles sont celles de la nature. On a trop souvent fait à cet ouvrage inachevé le reproche absurde de dogmatisme, alors que c’est le contraire qui est vrai. Le progrès des sciences depuis ce temps a généralement donné raison à Engels, et une dialectique de la nature est la philosophie dont nous avons besoin aujourd’hui pour une généralisation pertinente des découvertes parcellaires des différentes sciences.

 

On y trouve également les fondations d’une approche marxiste de l’écologie. Non pas qu’il suffise de s’en tenir aux écrits des classiques du marxisme pour faire face à la crise écologique que nous vivons, mais on peut en tout cas prendre appui sur Engels pour la penser en marxistes. Nous citerons un extrait du rôle du travail dans la transformation du singe en homme :

 

« Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération en premier que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu qu’individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d’usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu’il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes trouvèrent dans la cendre assez d’engrais pour une génération d’arbres à café extrêmement rentables. Que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ».

 

Science sociale totale et féminisme marxiste

 

La famille monogame, la propriété privée et l’Etat peuvent nous apparaître – et sont défendues avec acharnement comme telles par l’idéologie bourgeoise – comme des réalités immémoriales, quasi naturelles et transhistoriques. Pourtant, ces institutions ont une histoire, et elle est récente. Guère plus de quelques milliers d’années. Avant, c’est-à-dire plus 90% de l’histoire de l’homo sapiens sapiens, nos ancêtres s’en sont fort bien passés. Il faut savoir d’où ces institutions proviennent, pour ne plus les considérer comme des vérités éternelles, et, éventuellement, pouvoir un jour les dépasser.

 

C’est ce que Friedrich Engels se proposait de faire dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, publié pour la première fois en 1884, ce sur la base de sa connaissance de l’Antiquité classique et des acquis les plus récents de la science de son temps. C’est l’une des rares œuvres d’Engels qui ont été récemment rééditées, avons nous dit. Elle le mérite amplement, et il faut la lire. Certes, d’un point de vue scientifique, l’ouvrage d’Engels est dépassé sur certains aspects. Mais ses analyses fondamentales restent justes. Or, aujourd’hui encore, des plaines glacées de l’Arctiques, jusqu’aux îles du Pacifique, en passant par l’Afrique, l’Asie et l’Amérique, des peuples autochtones subsistent toujours qui vivent sous le régime d’une propriété commune de la terre, et qui luttent tant bien que mal pour défendre leur terre et leur mode de vie face aux forces destructrices du capitalisme et un Etat lointain et hostile. L’ouvrage d’Engels fournit les bases théoriques indispensables pour les comprendre, eux et la formation économico-sociale qui est la leur, pour mieux lutter à leurs côtés contre un ennemi commun.

 

C’est là aussi qu’on trouve les lignes célèbres : « La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme, et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement de familles conjugales, comme autant de molécules. De nos jours, l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer. Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ».

 

On a parfois dit, à tort, que le marxisme aurait été aveugle au caractère spécifique de l’oppression de genre. C’est faux, et il faut lire Engels.

 

Parti prolétarien, révolution et socialisme

 

Il est à peine besoin d’insister là-dessus. Friedrich Engels fut avant tout un homme de Parti, un théoricien du Parti de classe, de la révolution et du socialisme. On trouvera une bonne introduction à cet aspect là de sa pensée, à ceux mentionnés ci-dessus, et à d’autres, dans le livre précité de Denis Collin, mais sa lecture ne remplace pas celle des écrits d’Engels lui-même. Donnons pour finir la parole à Lénine :

 

« Pour apprécier correctement les conceptions de Marx, il faut absolument prendre connaissance des œuvres de son plus proche compagnon et collaborateur, Friedrich Engels »

Une fondation pour l’avenir de l’humanité ?

 

Le quotidien Le Temps a consacré dans son numéro du 18 décembre 2020 un article totalement dénué de distance critique (de la part de ce journal on aurait pu s’attendre à un peu mieux), au Geneva Science and Diplomacy Anticipator (Gesda). Une fondation créée par la Confédération – sous les auspices de l’ancien Conseiller fédéral Didier Burkhalter – composée de scientifiques de pointe, de politiciens et de diplomates de la planète entière, et qui a pour mission « d’identifier les innovations scientifiques de demain et d’en anticiper l’impact sur nos sociétés ».

 

Or le président du Gesda n’est autre que Peter Brabeck-Letmathe, ancien PDG de Nestlé. L’homme qui a déclaré – mais cela, Le Temps n’a pas jugé utile de le rappeler – « les ONG ont un avis extrême quant au problème de l’accès à l’eau. Ils souhaitent que l’accès à l’eau soit nationalisé, c’est-à-dire que tout le monde puisse avoir accès à l’eau. Mon point de vue n’est pas celui-ci. Il faut que l’eau soit considérée comme une denrée, et comme toute denrée alimentaire, qu’elle ait une valeur, un coût. » Conclusion logique : l’eau doit être privatisée, c’est-à-dire vendue aux multinationales pour qu’elles puissent s’enrichir sur cette ressource vitale. Nous pensons inutile de rappeler les désastres sociaux et environnementaux que provoque un tel accaparement d’une ressource vitale par des multinationales, ni d’insister sur le caractère parasitaire et infâme d’un tel business. Nous aurions bien aimé rappeler par contre, si nous en avions la place, les luttes menées par les peuples partout sur la planète contre de tels agissements.

 

Une fondation présidée par un tel homme ne saurait avoir un rapport quelconque, même lointain, avec le bien commun. Il ne s’agit pas non plus simplement d’ « anticipation », de « réflexion ». Rien dans la biographie de M. Brabeck-Letmathe ne le qualifie pour être un homme de réflexion, encore moins un bienfaiter de l’humanité. Un malfaiteur plutôt. Du reste, parmi tout le bavardage apologétique de l’article du Temps, on retrouve facilement l’objectif réel du Gesda, énoncé clairement par M. Brabeck-Letmathe : « Nombre de scientifiques sont très fustrés. Ils font des progrès scientifiques majeurs, mais leurs applications font souvent l’objet de moratoires pour freiner une avancée qui est allée plus vite que l’évolution de la société et des mentalités ».

 

Eh bien, non ! Nous n’avons pas besoin de toujours plus de technologies, et surtout pas n’importe comment, ni n’importe lesquelles. La croissance débridée de la « tech » ne vise pas le progrès humain, mais les profits des entreprises de ce secteur. Certaines de ces technologies sont potentiellement dangereuses, et le principes de précaution doit s’appliquer le cas échéant. Et surtout, la fuite en avant dans le high tech implique une gabegie énergétique et extractiviste (cf. notre éditorial) écologiquement catastrophique. Ce n’est certainement pas l’ancien PDG de Nestlé qui mérite qu’on l’écoute.

De la « liberté » libérale

 

L’inénarrable officine de propagande néolibérale Avenir Suisse, qui essaye de se faire passer pour un « laboratoires d’idées », a publié dernièrement un « indice de liberté » comparé des cantons suisses (en comptant également le Liechtenstein). Ce selon 33 indicateurs (17 consacrés aux libertés économiques, et 16 aux libertés civiques), et d’après les statistiques de 2019 (les mesures de lutte contre le Covid-19 ne sont donc pas pris en compte). La principauté du Liechtenstein y apparaît comme le territoire le plus libre de Suisse, et le canton de Genève comme arrivant en tout dernier. Il est intéressant de voir selon quels critères les auteurs de cette étude ont établi ce classement, pour mieux se rappeler de ce que les néolibéraux entendent par « liberté ».

 

Genève serait le canton le moins libre de Suisse…parce qu’il y aurait trop de fonctionnaires, une dette trop élevée, et des impôts trop lourds (pour les riches). Le Liechtenstein, par contre, serait un paradis libéral, parce qu’il présente les caractéristiques opposées naturellement, mais aussi parce qu’il a une politique en matière de protection contre la fumée passive plus laxiste qu’en Suisse, et parce qu’un permis de construire peut y être obtenu plus facilement. Par ailleurs, mais ça, Avenir Suisse n’en parle pas, le prince du Liechtenstein est le dernier « vrai » seigneur féodal d’Europe, ayant le pouvoir de nommer et de révoquer son gouvernement, le droit de veto contre une initiative populaire ; mais aussi un richissime banquier et homme d’affaires ; et qui se prend pour un théoricien du libéralisme à ses heures de loisirs.

 

La liberté libérale, aujourd’hui comme jamais, une liberté à l’usage des classes possédantes. « Il serait temps de sortir des sentiers battus et d’octroyer plus de libertés à la population genevoise », écrivent les auteurs de cet écrit de propagande. Non merci.

Dire « Stop » à l’accumulation du capital avant qu’il ne soit trop tard

 


Une nouvelle est peut-être passée quelque peu inaperçue. Pourtant, elle aurait dû faire les gros titres tant elle est grave. Une étude publiée dans la prestigieuse revue scientifique Nature nous apprend qu’en 2020, pour la première fois dans l’histoire, le poids des objets produits par les humains – bâtiments, infrastructures, produits manufacturés – dépasse celui de la biomasse (la nature vivante) ; 1'100 milliards de tonnes, contre un milliard environ. Au début du XXème siècle, le poids des produits humains ne représentait que l’équivalent de 3% de la biomasse seulement. Mais la masse des artefacts a explosé depuis 1945, du fait de l’accumulation accélérée du capital, et poursuit aujourd’hui une croissance exponentielle. Si celle-ci devait se poursuivre au rythme actuel – et c’est malheureusement la voie que nous sommes actuellement bien partis pour emprunter – le poids des produits de main humaine triplera d’ici 2040, pour atteindre 3'000 milliards de tonnes. Quant à la biomasse, elle a déjà décru de moitié depuis le néolithique. Et son massacre se poursuit inexorablement avec la déforestation et le bétonnage à outrance. Autant dire que nous allons droit à la catastrophe.

 

Cette situation exprime toute la dramatique contradiction entre les discours lénifiants des autorités qui prétendent enfin agir pour le climat, le bavardage hypocrite sur la « finance durable », le greenwashing des entreprises, et la réalité des faits. Et cette contradiction est insoluble tant que nous restons enfermés dans le carcan du capitalisme. Car toutes les « solutions » que la bourgeoisie peut essayer d’apporter à la catastrophe environnementale en cours sont ou notoirement insuffisantes, ou factices, ou tenant plus du problème que de la solution…dans la mesure où elle ne peut, sans cesse d’être elle-même, transiger avec un principe : la préservation du système capitaliste. Système qui a pour condition la poursuite sans fin d’accumulation du capital, sans pouvoir prendre en compte les limites objectives que la finitude des ressources naturelles et les équilibres environnementaux imposent à cette croissance.

 

C’est pourquoi, toutes les solutions « vertes » du capitalisme ne le sont pas, pour la bonne et simple raison qu’elles visent à poursuivre l’accumulation, autrement. Même si l’économie capitaliste arrivait à se « décarbonner » – ce qu’elle ne peut réussir que partiellement – elle ne sera pas soutenable pour autant. Le projet illusoire d’un capitalisme vert, à base de remplacement des énergies fossiles par du renouvelable et de solutions high tech, n’aurait rien de vert. Le fait même que des analystes bourgeois présentent la transition énergétique comme une « opportunité » (de nouveaux profits) plutôt que comme une contrainte suffirait pour comprendre que l’écologie n’a rien à voir là-dedans. Car, derrière ces technologies, il y a des émissions de gaz à effet de serre cachées et une demande colossale de matières premières. D’où un massacre continue de la biosphère par l’extractivisme à une échelle toujours plus large, au prix de dégâts toujours plus considérables à l’environnement. D’où l’accroissement sans cesse continué des infrastructures, d’ores et déjà surdimensionnées. Et cette fuite en avant ne peut de toute manière durer longtemps. Car les métaux requis par les nouvelles technologies sont présents en quantité limitée sur la Terre. Certains sont même fort rares. Il en a été plus extrait en quelques décennies à peine que durant toute l’histoire de l’humanité. Les réserves disponibles d’argent, de fluor, de zinc, d’étain, de nickel, arriveraient à épuisement d’ici deux à trois décennies. Et il n’est en pratique pas possible de recycler sans perte, ni indéfiniment.

 

Bien entendu, le recyclage et le remplacement des énergies fossiles par du renouvelable sont indispensables. A condition de ne pas essayer d’en faire une « solution » pour tenter de faire durer la gabegie actuelle. Surtout que celle-ci ne vise à répondre à aucun besoin humain, seulement à l’impératif d’accumulation du capital. S’il y a une résolution à prendre pour l’année 2021, c’est de stopper enfin cette dynamique destructrice. Une résolution qui ne peut être que collective, puisqu’elle ne peut être réalisée que par la lutte. La seule façon de mettre fin à cette fuite en avant fatale, c’est d’en supprimer la cause. C’est-à-dire de mettre fin au capitalisme, qui ne peut exister sans accumuler, à n’importe quel prix. Cette rupture à un nom : le socialisme. L’urgence est plus grande que jamais.