03 mai 2022

Intervention à la commémoration à l’occasion des 5o ans depuis le décès de Kwame Nkrumah, organisée par le Parti du Travail le 27.04.22

 


Je crains de n’être de loin pas aussi compétent pour ce qui concerne le sujet qui nous occupe ce soir que les historiens qui sont avec moi autour de la table. Je ferais de mon mieux néanmoins pour dire ce que le Parti du Travail a à dire de Kwame Nkrumah et de son héritage. Je commencerai par les raisons pourquoi nous avons organisé la commémoration de ce soir.

 

Car, qui fut Francis Nwia Koffi Kwame Nkrumah, né en septembre 1909 à Nkroful, dans la colonie britannique de la Gold Coast (actuel Ghana), et décédé le 27 avril 1972 dans un hôpital de Bucarest, en Roumanie ? Son nom est hélas peu connu, injustement peu connu, par chez nous. Il fut pourtant un personnage légendaire en son temps, et l’est encore en Afrique aujourd’hui. Pourquoi le Parti du Travail a estimé important de rappeler aujourd’hui sa mémoire, de s’intéresser à sa pensée et à son œuvre ? En un mot, pourquoi accordons-nous autant d’importance au passé, à l’histoire ?

 

La raison, c’est que nous pensons que l’histoire n’est pas seulement connaissance du passé mais aussi un enjeu politique. La façon dont on raconte l’histoire, le choix de ses aspects qu’on met en avant ou qu’on passe sous silence, permet de construire un récit, de justifier une certaine vision du monde, de légitimer l’ordre établi ou sa contestation. Nous connaissons fort bien cet aspect en Suisse, où l’histoire officielle a eu tant de poids pour cimenter un consensus populaire autour d’une vision idéalisée – mais pour le moins imparfaitement conforme à la réalité historique – de l’histoire nationale. Nous pensons que, pour lutter contre l’ordre existant et pour bâtir un autre avenir, les classes populaires ont vitalement besoin de connaître une histoire par en-bas, celle des luttes des classes subalternes dans le passé, des tentatives de construire une société différente, avec leurs succès et leurs échecs.

 

C’est également ce que Kwame Nkrumah écrivait :

 

« Ce lien entre la façon d’écrire l’histoire et l’idéologie est éternel. Un coup d’œil sur l’œuvre des grands historiens, Hérodote et Thucydide compris, permet de voir leur passion idéologique. Leurs irrésistibles commentaires moraux, politique et sociaux sont des cas précis qui témoignent d’une prise de position idéologique plus générale. Les grands historiens sont traditionnellement des accusateurs publics qui se sont nommés eux-mêmes : ils accusent au nom du passé et exhortent au nom de l’avenir. Ces accusations et ces avertissements ont été insérés dans un cadre rigide de présupposés, tant sur la nature de l’homme bon que sur celle de la société bonne, de telle façon que ces présupposés servent d’indices pour une idéologie implicite ».

 

Et Kwame Nkrumah est un personnage historique qui mérite d’être connu. Révolutionnaire, marxiste-léniniste sans dogmatisme, qui tenta de s’appuyer sur le marxisme pour penser les réalités africaines, théoricien du panafricanisme, il combattit contre le colonialisme qui étouffait le continent africain. Il conduisit son pays natal, le Ghana, l’ancienne colonie britannique de la Côte de l’or, à l’indépendance, en 1957, et en devint le premier président en 1960. C’est une lutte qu’il raconte, de son point de vue, dans son Autobiographie, parue lorsque l’indépendance du Ghana était déjà imminente, mais n’était pas encore effective – une certaine prudence de ton, mais aussi une utile leçon de diplomatie et de subtilité, s’en ressent dans sa prose. Durant son mandat, il s’efforça de faire du Ghana le phare de la révolution en Afrique, de rompre avec l’héritage du colonialisme et la misère, d’entamer la construction d’une nouvelle société socialiste. Malgré les difficultés et les contradictions réelles de l’expérience ghanéenne ses réalisations furent réelles et considérables, si on prend en comptes les conditions objectives dans lesquelles il fallut lutter alors.

 

Kwame Nkrumah est l’auteur de plusieurs écrits théoriques de grande valeur, qui valent la peine d’être lus de nos jours, qui méritent d’être connus, de même que son action politique, tant il est vrai que les potentialités non-réalisées du passé peuvent être des solutions aux impasses du présent, et des voies de l’avenir.

 

Notre Parti, qui est un Parti internationaliste, et qui ne sépare pas la lutte que nous menons en Suisse de la lutte de tous les peuples du monde pour leur émancipation, peut considérer à ce titre Kwame Nkrumah comme s’inscrivant dans la même tradition, dans le même héritage théorique et révolutionnaire, sur lequel nous fondons notre action.

 

Avant tout, parce que Kwame Nkrumah avait clairement fait le choix du socialisme, du socialisme scientifique (et non des usages nébuleux et souvent mystificateurs dont il était fait de ce terme dans les débats sur ledit « socialisme africain »), dans lequel il voyait l’avenir pour l’Afrique, la voie du développement et de la justice sociale :

 

« Si l’Afrique ne s’engage pas sur la voie du socialisme, elle reculera au lieu d’avancer. Avec tout autre système, nos progrès seront au mieux très lents. Notre peuple alors perdra patience. Car il veut voir le progrès se réaliser, et le socialisme est le seul moyen de le faire rapidement ».

 

Bien entendu, il n’est pas possible de penser le développement de nos jours comme on le concevait dans les années 6o. Cela n’enlève rien pourtant à la justesse de ce que disait Nkrumah. J’ajouterais même que le socialisme devient d’autant plus nécessaire pour assurer un développement associant le progrès social et la durabilité – dont l’Afrique n'a pas moins besoin aujourd’hui qu’alors – que le capitalisme fossile touche à sa fin, et qu’il est vitalement urgent pour l’humanité d’en sortir.

 

Pour penser le socialisme, Kwame Nkrumah se fondait sur ce qu’il y a à apprendre de l’édification d’une société nouvelle en URSS et dans d’autres pays du socialisme réel, sans en faire un modèle à copier – car pour construire le socialisme en Afrique, il faut d’abord partir des réalités africaines – ni en oublier les contradictions et insuffisances réelles ; une approche qui peut encore être la nôtre aujourd’hui :

 

« Malgré tous ces handicaps, l’hostilité ouverte et active, et les terribles pertes en matériel et en hommes résultant de la seconde guerre mondiale, l’Union Soviétique a construit en un peu plus de trente ans une machine industrielle assez forte et avancée pour lancer le spoutnik, puis envoyer le premier homme dans l’espace. Il faut dire quelque chose en faveur d’un système d’organisation continentale, joint à des objectifs socialistes clairement définis, qui a à son actif ces remarquables exploits, et j’en fais un exemple de ce qu’un programme unifié pourrait faire pour l’Afrique. Je n'ignore pas les profonds troubles sociaux que cela a entraînés, ni la brutalité de la répression du non-conformisme. En reconnaissant l’exploit, je ne puis que regretter les excès, bien que notre propre expérience me permette de comprendre quelques-unes de leurs causes ».

 

Pour apprécier les réalisations de la tentative d’édification du socialisme au Ghana, mais aussi ses limites, il faut prendre en compte l’héritage de sous-développement extrême, d’absence d’infrastructures les plus indispensables, de délabrement, de misère et d’analphabétisme, de dépendance économique totale, d’un modèle d’échange inégal – exportation de matières premières brutes à bas prix, et importation de produits manufacturés et de produits alimentaires à prix surévalués – qu’avait laissé un siècle de colonialisme. La classe ouvrière était alors très minoritaire au Ghana, dont l’industrie était réduite au minimum indispensable aux yeux des intérêts coloniaux. La bourgeoisie locale était embryonnaire, et principalement de nature compradore. Le Ghana n’était pas prêt à passer au socialisme, et avait surtout besoin d’un développement économique et social pour répondre rapidement à des besoins sociaux criants. Un développement pour lequel l’État ghanéen n’avait que très peu de capitaux à mobiliser, et ne pouvait se passer ni du peu de capitalisme local qui existait, ni des investissements étrangers. Durant les quelques années dont Kwame Nkrumah disposa, il parvint néanmoins à éviter les pièges du néocolonialisme et à atteindre des résultats somme toute spectaculaires en matière d’alphabétisation, de développement des services publics et d’infrastructures – routes, ports, chemins de fers, barrage sur la Volta et électrification du pays. Des bases d’une industrie nationale et étatisée furent jetées. Des industries de transformations furent établies pour ne plus exporter de matières premières brutes, mais des produits finis. Ainsi, aujourd’hui encore, le Ghana exporte son propre chocolat, au lieu de se contenter de vendre du cacao. Il faut aussi noter les efforts dans le sens d’une modernisation de l’agriculture, et d’une diversification économique pour sortir de la monoculture du cacao. Grâce à un soutien négocié auprès des pays socialistes, le gouvernement ghanéen parvint à trouver une solution pour s’en sortir des impasses héritées de l’époque coloniale. Le coup d’État réactionnaire brisa un élan, qui aurait pu amener des résultats autrement plus appréciables que ce qui avait été réalisé jusque-là. Kwame Nkrumah comprit et analysa les dangers du néocolonialisme, et proposa des solutions pour que l’Afrique puisse échapper à cette nouvelle oppression. Dans Néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme – dont le titre, mais aussi la démarche sont inspirées de Lénine – il montre que, malgré l’indépendance politique que la plupart des États africains avaient acquise, ou étaient en passe d’acquérir, loin s’en faut qu’ils aient gagné une indépendance réelle. Il procède à une analyse très complète des consortiums capitalistes internationaux qui dominaient l’Afrique dans la plupart des secteurs de son économie – une énumération peut-être un peu fastidieuse à lire, mais qu’il était absolument nécessaire d’établir et de dénoncer – ainsi que des mécanismes multiformes qui continuaient à maintenir le continent dans les chaînes de la dépendance et du sous-développement, comme si rien n’avait substantiellement changé depuis l’époque coloniale. Sans briser ces chaînes, l’Afrique ne pourrait jamais sortir d’un modèle d’échange inégal – exportation de matières premières brutes au seul profit des monopoles occidentaux, contre important de produits manufacturés achetés à des prix surévalués – ni prendre son destin en main. Le néocolonialisme se mettait seulement en place alors, mais ses mécanismes n’ont pas substantiellement changé depuis. L’analyse pionnière de Kwame Nkrumah reste aujourd’hui indépassable.

 

Son engagement panafricaniste – pour lequel il s’est rendu célèbre avant que d’animer la lutter pour l’indépendance de la Côte de l’Or – découle de son analyse du néocolonialisme et de sa perspective anti-impérialiste. Les anciennes puissances coloniales ont sciemment – selon la maxime « diviser pour mieux régner » – partagé l’Afrique en une multitude de petits États, dont la plupart ne sont pas viables seuls, sans l’ « aide » intéressée de l’ancienne métropole, pas même pour financer leur fonctionnement, et n’ont pas les moyens de mettre en œuvre les ressources nécessaires à un plan de développement endogène. En plus de cette division entre États, les puissances coloniales ont tout aussi sciemment attisé les esprits de clocher, les intérêts particuliers, les régionalismes, toutes les tendances centrifuges possibles et imaginables pour diviser les nouveaux États de l’intérieur et les affaiblir – une tactique que Kwame Nkrumah parvint à enrayer au Ghana, et à bâtir une nation unifiée, malgré tous les efforts perfides de l’occupant britannique. Pour pouvoir réellement sortir d’un rapport de dépendance à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, pour mettre fin à une concurrence néfaste entre États africains qui ne profitent qu’aux monopoles occidentaux, pour mettre en œuvre un développement à large échelle, l’Afrique devrait s’unir politiquement, avec un gouvernement fédéral commun, un marché commun, une planification économique à l’échelle du continent, une diplomatie et une politique de la défense commune. Kwame Nkrumah expose ces idées dans l’Afrique doit s’unir, dont il a fait distribuer des exemplaires à tous les autres chefs d’État africains en fonction, dont, hélas, aucun ne l’a écouté. L’état peu réjouissant dans lequel se trouve l’Afrique aujourd’hui, qui souffre des mêmes maux que Kwame Nkrumah avait déjà dénoncés, n’en rend ses idées que plus actuelles, à défaut de forces politiques conséquentes pour les porter dans l’immédiat.

 

En ces temps de guerre, tragiques et lourds de menace, il est utile d’insister à part sur la politique étrangère prônée par Kwame Nkrumah. Avant Micheline Calmy Rey, il utilisa l’expression de « neutralité positive » pour la définir. Il prônait pour l’Afrique une politique de non-alignement et de paix, de nature à atténuer les tensions entre les deux blocs, et de prôner une dynamique de désarmement et de désescalade. Une Afrique unifiée, parlant d’une seule voix, de sa propre voix, aurait eu une force morale certaine en suivant une telle ligne. Le Ghana indépendant essaya par défaut de le faire en son nom, avec des résultats forcément beaucoup plus limités. 

 

« L’action sans la pensée est vide. La pensée sans l’action est aveugle ». C’est cette citation de Kwame Nkrumah que nous avions choisi comme titre pour la présente commémoration. Et, en effet, ce qui caractérise sa pensée, c’est l’importance qu’il accorde au combat des idées, à l’idéologie, et à son lien dialectique avec la pratique. La lecture de Kwame Nkrumah peut être un remède utile au culte étroit du « terre-à-terre » et du « concret », qui est une étroitesse malheureusement bien présente dans le mouvement ouvrier suisse. Il vaut la peine de citer un passage plus long, extrait de Consciencisme, livre où Kwame Nkrumah expose sa lecture originale, et adaptée aux réalités africaines, du marxisme-léninisme, et qui a suscité d’importants débats sur son interprétation :

 

« Mais l’interaction entre la modification des conditions sociales, d’une part, et le contenu de la conscience des peuples, d’autre part, ne se fait pas à sens unique : les conditions peuvent être modifiées par une révolution, et les révolutions sont le fait d’hommes, d’hommes qui pensent en hommes d’action et agissent en hommes de pensée. Il est vrai que l’histoire fait les révolutionnaires, mais loin d’être la balle emportée par le vent de l’histoire, ils ont une solide base idéologique.

 

La révolution a deux aspects. Elle s’oppose à un ordre ancien et elle lutte pour un ordre nouveau. Les marxistes ont raison d’insister sur le fait que les circonstances matérielles sont une force déterminante, mais j’aimerais donner également une grande importance au pouvoir déterminant de l’idéologie. Une idéologie révolutionnaire n’est pas purement négative ; ce n’est pas une simple réfutation conceptuelle d’un ordre social en train de mourir, mais la lumière qui guide l’ordre social naissant. ».

 

Je ne peux toutefois rester sur une simple apologie de Kwame Nkrumah, n’évoquer que les aspects glorieux de son œuvre, car, hélas, la révolution ghanéenne se termina par un échec. En 1966, le président Nkrumah fut renversé par un coup d’État réactionnaire, avec le soutien de l’ancienne puissance coloniale, alors qu’il était en visite officielle au Vietnam. La junte qui s’est emparée du pouvoir remit le Ghana sur les rails du néocolonialisme, bien que, jusqu’à aujourd’hui, tout ce que Nkrumah avait accompli ne put être démantelé. Quant au premier président du Ghana, il vécut le reste de sa vie en Guinée, l’un des quelques autres pays révolutionnaires – avec un certain nombre d’ambiguïtés – où le président Ahmed Sékou Touré l’accueillit et lui décerna un titre honorifique. Il s’y radicalisa d’ailleurs, et prôna la lutte armée menée par un parti révolutionnaire dans ses derniers écrits.

 

Cela fait de Kwame Nkrumah une figure tragique de l’histoire de l’Afrique, moins célèbre que d’autres, car il ne perdit pas la vie dans le coup d’État qui le renversa. Cela oblige aussi à analyser les faiblesses de la révolution ghanéenne et les causes de son échec, puisque, forcément, il y en a eu.

 

La première de ces causes, c’est que Kwame Nkrumah s’est bien souvent retrouvé seul ou presque à prêcher dans le désert, dans l’Afrique entière – qui ne comptait que quelques îlots révolutionnaires, pour une masse d’États formellement indépendants, mais en fait aux mains d’élites acquises au néocolonialisme – comme au Ghana, où la possession du titre suprême masquait mal son isolement réel.

 

Si Kwame Nkrumah parvint, tant qu’il fut au pouvoir, à faire du Ghana le phare de la révolution en Afrique, il faut malheureusement dire que son propre parti, le CPP (Parti de la Convention du Peuple), n’était pas à la hauteur, et c’est un euphémisme que de le dire. Parti de masse, populaire, militant, formé en 1949, et qui conduisit la lutte victorieuse pour l’indépendance, le CPP – parti pour l’indépendance, à la composition nécessairement plurielle, rassemblant des membres provenant des horizons les plus divers, et qu’unissait essentiellement leur engagement pour l’indépendance nationale, malgré des divergences considérables sur leurs orientations politiques par ailleurs – se dévitalisa une fois parvenu au pouvoir. Il ne parvint pas à devenir un parti d’avant-garde, un parti de la classe ouvrière, dont le Ghana nouveau avait besoin. Au lieu de cela, il devint un parti-État passablement amorphe, rempli d’éléments opportunistes et d’adversaires du socialisme, déchiré par des intrigues sourdes entre clans rivaux. Le président était en réalité passablement isolé au sommet avec ses idées socialistes, entouré par des éléments droitiers et d’anciens compagnons de lutte désireux surtout de s’enrichir par des moyens pas nécessairement légaux. Il faut bien entendu tenir compte de l’inévitable réalité : Nkrumah revint en Côte de l’Or en 1947, le CPP fut fondé en 1949, gagna les élections et accéda au gouvernement en 1951 déjà, pour conduire le pays à l’indépendance en 1957. Parti jeune, ayant grandi vite, il ne pouvait avoir acquis la cohésion et la solidité politique que seule peut avoir une organisation qui s’est forgée sur des années de lutte. Il faut dire que les cadres ayant une formation marxiste étaient fort rares au Ghana, la censure britannique ayant « préservé » ses colonies de la pénétration d’idées indésirables aux yeux de l’administration coloniale. Toujours est-il que les problèmes étaient connus, et que, loin d’être traités, ils allèrent en s’aggravant.

 

Paradoxalement, c’est l’importance extrême que Kwame Nkrumah accordait à la lutte idéologique – au détriment des rapports de force réels parfois – qui lui a peut-être joué un mauvais tour. Le CPP dispensait une excellente formation idéologique dans son institut de formation, et avait une aile gauche dynamique, mais celle-ci était cantonnée en pratique au travail de propagande. Aux postes de commande, on trouvait majoritairement des éléments droitiers qui eurent beau jeu de saboter autant qu’ils le purent, consciemment ou en se livrant à la corruption, l’édification du socialisme, de dévoyer l’organisation du Parti et d’empêcher l’organisation de la classe ouvrière.

 

C’est en revanche un mauvais procès qu’on fait à Kwame Nkrumah en l’accusant d’autoritarisme. Un procès calomnieux fait par des officines de propagande impérialiste, qui fermèrent complaisamment les yeux sur des violations beaucoup plus graves qui eurent lieu dans les pays qui s’étaient soumis au néocolonialisme. Kwame Nkrumah attacha même beaucoup d’importance à la liberté d’expression, et un débat d’idée, avec des critiques adressées au gouvernement, exista largement au Ghana jusqu’au coup d’État ; un débat d’idée inenvisageable par exemple dans la Côte d’Ivoire de Felix Houphouët-Boigny, régime à parti unique, mais qui choisit ouvertement le capitalisme. Le Ghana dut il est vrai adopter des mesures coercitives de plus en plus drastiques. Mais il y fut contraint par les menées de sabotage de l’opposition réactionnaire – qui se livrait à des campagnes d’obstruction, de calomnie et de violence (qui n’auraient pas été tolérées en Suisse), – les manœuvres de l’impérialisme, et les nombreuses tendances centrifuges et fragilités qui menaçaient jusqu’à l’existence du jeune État ghanéen. Le Ghana dut, il est vrai instaurer une politique de détention préventive, qui autorisait l’arbitraire dans la répression. En revanche, Kwame Nkrumah veilla à ce que la peine de mort ne soit pas appliquée (la junte qui le renversa, elle, n’hésita pas à exécuter ses opposants). Il finit par faire du CPP le parti unique du pays, après avoir hésité longtemps à le faire. Mais le problème n’est pas là. Un système à parti unique peut tout à fait se justifier, et n’est pas nécessairement incompatible avec la démocratie. Le véritable problème est que le CPP n’était à l’évidence pas apte à jouer ce rôle. Le reproche qu’on doit faire par contre à Kwame Nkrumah, c’est un manque d’analyse, en termes de classes, de forces hostiles au socialisme, et la cécité à leur présence massive au sein même du CPP, et du gouvernement ghanéen.

 

Ces faiblesses et ces erreurs, si elles doivent être analysées sans concessions et si des leçons doivent en être tirées, n’enlèvent toutefois rien à la grandeur de Kwame Nkrumah et à l’actualité de sa pensée. Si son tort fut d’avoir trop souvent eu raison trop seul et trop tôt, ça veut dire aussi qu’il est grand temps d’écouter ce qu’il avait à dire.

 

L’analyse que Kwame Nkrumah fit du néocolonialisme, alors qu’il se mettait seulement en place, demeure valable aujourd’hui. Certes, les consortiums internationaux qui pillent l’Afrique n’ont plus forcément les mêmes noms, et les schémas d’optimisation fiscale se sont perfectionnés depuis. Mais les mécanismes d’oppression – l’échange inégal, la dépendance économique, une dette odieuse, le rôle du FMI et de la Banque mondiale, etc. – demeurent les mêmes, et donc aussi les solutions pour s’en libérer.

 

Le choix fait du socialisme pour un développement socialement juste, et pour l’avenir de la société, le panafricanisme, la volonté d’un développement autocentré, le primat à la production locale et aux cultures vivrières pour sortir du schéma colonial d’exportation de matières premières, une politique de neutralité active et de paix…toutes ces idées n’ont pas pris une ride.

 

C’est à raison que Kwame Nkrumah reste un personnage légendaire en Afrique, car, comme je l’ai dit ce sont les potentialités non-réalisées du passé qui peuvent être des solutions aux impasses du présent, et des voies de l’avenir. Plus que jamais, nous devons penser et construire les luttes pour la rupture avec un système oppressif et qui a fait son temps, en Afrique, en Suisse, sur toute la planète, ainsi que la nécessaire solidarité entre les peuples qui luttent. Et il n’y a pas de meilleur guide pour cela que la pensée et l’action de nos prédécesseurs, que la tradition du mouvement ouvrier et révolutionnaire.

 

Je conclurai donc par une citation d’un auteur qui fut un compagnon de route du mouvement communiste, Aimé Césaire : « La voie la plus courte vers l’avenir est toujours celle qui passe par l’approfondissement du passé ».

 

Bibliographie : 

  1. Arzalier Francis (sous la direction de), Expériences socialistes en Afrique (1960-1990), éditions le Temps des Cerises, Paris, 2010
  2. Bénot Yves, Idéologies des indépendances africaines, éditions François Maspero, Paris, 1972 
  3. Bouamama Saïd, Figures de la révolution africaine, de Kenyatta à Sankara, éditions la Découverte, Paris, 2014 
  4. Boukari-Yabara Amzat, Africa Unite! Une histoire du panafricanisme, éditions la Découverte, Paris, 2014 
  5. Nkrumah Kwame, Autobiographie, éditions Présence Africaine, Paris, 1960 
  6. Nkrumah Kwame, L’Afrique doit s’unir, éditions Présence Africaine, Paris, 1994
  7. Nkrumah Kwame, Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme, éditions Présence Africaine, Paris, 1973  
  8. Nkrumah Kwame, Le consciencisme, éditions Présence Africaine, Paris, 1976 
  9. Nkrumah Kwame, Recueil de textes introduits par Amzat Boukari-Yabara, CETIM, Genève, 2016

Premier mai 2022 : contre les régressions sociales et la guerre

 


Le Premier mai, son cortège, sa fête populaire, son ruban…tout cela fait partie des traditions de la gauche et du mouvement syndical. C’est même l’événement le plus important de l’année qui nous rassemble toutes et tous. Mais quel est son vrai sens ?

 

Il n’est pas inutile de le rappeler, dans la mesure où ce sens peut ne pas être clair pour tout le monde, voire avoir été un peu dilué au fil du temps et par une certaine routine. Le Premier mai n’est ni la célébration annuelle de l’unité de la gauche et de tout ce qu’il peut y avoir de plus ou moins progressiste, ni la « fête du travail » – combien de gens de droite vont encore refaire la blague débile « comment ça se fait que la fête du travail ces feignants de gauchistes ne travaillent pas ? » – mais la Journée internationale des travailleuses et des travailleurs, une journée de grève et de lutte. La création de cette journée fut décidée par le Congrès fondateur de la IIème Internationale, en 1889, à Paris. La date du premier fut choisie en mémoire du massacre de Haymarket Square, à Chicago, lorsque la police réprima brutalement une grève générale qui commença le 1er mai 1886, et dont l’objectif était d’obtenir la limitation de la journée de travail à 8 heures. La revendication initiale du 1er mai fut logiquement la journée de 8 heures, chose qui n’est toujours pas réalisée en Suisse. Symbole de l’unité du mouvement ouvrier, qui cristallisa ses luttes, ses espoirs et ses aspirations, le 1er mai est la grande journée du mouvement ouvrier. C’est cela qui constitue son essence, même si des organisations et des mouvements sans lien direct avec le mouvement ouvrier y participent désormais. Toutes les traditions du 1er mai se sont cristallisées au fil du temps, de la succession des générations qui ont lutté pour la justice sociale et rêvé d’un avenir meilleur. Elles font partie du patrimoine de notre mouvement, qui est irremplaçable. 


A ce titre, on ne peut que regretter les changements décidés par le comité d’organisation du premier mai cette année : pas de rassemblement devant le Monument aux Brigadistes et remplacement de la traditionnelle fête populaire au Parc des Bastions par une fête à l’intérieur, dont la dynamique est différente. Car les traditions du mouvement ouvrier ont leur raison d’être, et doivent être respectées et préservées. On ne devrait pas se sentir trop facilement autorisés à y changer quoi que ce soit, surtout pas dans le but discutable de faire du nouveau pour faire du nouveau. Autrement, c’est à chaque fois un pan de notre histoire que nous risquons de perdre.

 

Mais avant que d’être une fête populaire, le Premier mai est avant tout une journée de lutte.

 

Le slogan du traditionnel ruban de cette année 2022 est « Contre les régressions sociales et la guerre ». Slogan qui est détaillés dans le tract unitaire, en 4 volets : 1) Solidarité avec le peuple ukrainien, condamnation de l’invasion russe, soutien au mouvement anti-guerre – et non hystérie militariste et atlantiste pour la prolonger, ce qui est à saluer – accueil inconditionnel de tous les réfugiés, d’où qu’ils viennent, et NON au financement additionnel de Frontex, la meurtrière police des étrangers de l’UE ; 2) Pour la justice sociale et la transition écologique : pendant la pandémie, les inégalités se sont encore accrues ; il faut donc renforces les luttes pour la hausse des salaires et une imposition plus progressive, pour plus de redistribution des richesses ; soutien à l’initiative 1000 emplois, pour lutter contre le chômage, pour la réduction du temps de travail, pour la transition écologique ; écologie sociale à la hauteur des enjeux, plutôt qu’écologie punitive basée sur des taxes ; 3) Défendons nos retraites : NON au scandaleux vol des rentes, fait de surcroît sur le dos des femmes, qu’est AVS21 ; et non à la réforme en préparation de la LPP, qui voudrait nous faire travailler jusqu’à 67 ans ; 4) Des droits démocratiques pour toutes et tous : le droit de manifester est de plus en plus abusivement entravé à Genève, et c’est inacceptable ! Un droit démocratique fondamental n’a pas à être soumis à autorisation, soit au bon vouloir des autorités ! C’est un droit qui doit se prendre, et non se quémander auprès du pouvoir en place ! OUI à l’initiative « Une vie ici, une voix ici », pour le droit de vote et d’éligibilité pour les étrangers établis en Suisse, car il n’est pas normal que des personnes qui vivent et travaillent ici soient privées de droits politiques, parce qu’il n’est pas dans l’intérêt de la classe ouvrière qu’une partie d’elle ne dispose pas de ces droits.

 

C’est n’est certes pas tout le programme de lutte dont nous aurions besoin aujourd’hui, mais c’est somme toute un programme de classe et anti-impérialiste, qui répond à la véritable tradition du 1er mai. Un programme qui mérite que l’on se batte pour sa réalisation.

 

Que vive le 1er mai !

Le président des riches réélu en France : quelle alternative politique ?


 

Le seul débouché politique de tous les mouvements sociaux du quinquennat Macron aura donc été, une nouvelle fois, un second tour opposant le président sortant à Marine le Pen, remporté par ce premier. Le président des riches, qui a mené une politique néolibérale et antipopulaire, qui se sera entouré d’une clique aussi éloignée des réalités populaires que possible, qui aura mené une politique d autoritaire et menant à une érosion inquiétante de l’État de droit, parvient à rempiler sans trop d’efforts. Que voter pour un tel homme ait eu été la seule option pour empêcher l’arrivée du fascisme à la présidence de la République en dit long sur le désastre politique que vit la France.

 

Il s’en est fallu de peu pourtant pour que ce soit Jean-Luc Mélenchon qui accède au second tour en lieu et place de Marine Le Pen. C’est à désespérer…même si le plus probable est que Macron aurait été vainqueur dans ce cas également.

 

Avant de désespérer, toutefois, il faut réfléchir. Les responsables de la France Insoumise ont beau jeu de rendre responsables de la situation les candidats de gauche qui ne se sont pas retirés en faveur du leur : Fabien Roussel (PCF), Yannick Jadot (EELV) et Anne Hidalgo (PS). Philippe Poutou (NPA) et Nathalie Arthaud (LO) sont curieusement épargnés par ces critiques.

 

Le mal est pourtant visiblement plus profond, et les imprécations ne sauraient remplacer une vraie analyse. Et, Mélenchon ayant déjà fait le plein du « vote utile » à gauche, rien ne dit que les électeurs qui ont choisi un autre bulletin auraient voté pour lui en l’absence du candidat de leur choix.

 

Or, ce que l’on peut constater c’est la débâcle des partis historiques qui ont structuré la politique française, de tous les vrais partis en fait. Les trois candidatures qui arrivent en tête représentent des mouvements plus ou moins gazeux, sans encrage territorial ni organisation solide, structurés autour d’une figure de proue. C’est un peu moins vrai pour le RN, mais il manque incontestablement de cadres comme de substance politique. Charles De Gaulle, rappelons-le, détestait les partis, et avait sciemment imposé le régime présidentiel de la Vème République pour les neutraliser. Le caractère dépolitisant et dévastateur de ce système se révèle dramatiquement aujourd’hui.

 

Les partis qui ont dominé la France pendant longtemps, le PS et LR, sont complètement laminés, et font moins de 10% ensemble. Une recomposition politique est à prévoir. LREM, le mouvement présidentiel, finira d’en siphonner une bonne partie, et l’aile droite de LR pourrait rejoindre le RN.

 

Le danger fasciste est loin d’être écarté. Le RN n’a jamais été aussi haut. La candidature d’Éric Zemmour a permis une dangereuse banalisation du RN, Marine Le Pen apparaissant « modérée » en comparaison, alors que ses idées n’ont pas changé. Et Macron, par sa politique antipopulaire, loin d’être un rempart durable à l’extrême-droite, lui sert surtout de marchepied.

 

Y a-t-il une alternative politique à ce sombre tableau ? Jean-Luc Mélenchon pense l’avoir trouvée : moi premier ministre, le reste de la gauche doit se ranger derrière ma bannière, en un mot, disparaître. Plus brièvement : « moi je ! »

 

Et c’est là que l’alternative qu’il semble représenter se révèle illusoire. La probabilité d’une majorité de gauche à l’Assemblée nationale aux prochaines législatives est extrêmement faible. Elle peut difficilement constituer un objectif sérieux. Mais elle sert de paravent en réalité pour un objectif plus pragmatique : l’hégémonie à gauche, par désintégration des partis existants.

 

Mélenchon est d’ailleurs en grande partie responsable de la désunion présente de la gauche, par ses velléités hégémonistes, et l’ambition non dissimulée de faire disparaître le PCF, dans un conglomérat uni autour de sa personne. Or, une telle stratégie personnaliste et électoraliste, la politisation ambiguë et démagogique prônée par le populisme de gauche, peut certes permettre dans certaines conditions d’atteindre des bons résultats électoraux – qui ne sont pas même répétables aux législatives et aux élections locales, par manque d’encrage sur le terrain de la FI – mais ne saurait servir de creuser à la construction d’un réel mouvement de lutte populaire, jusqu’à un changement de système. Mélenchon, l’homme de la VIème République, reproduit jusqu’à la caricature les défauts de la Vème.

 

La forme d’organisation qui seule peut permettre de mener cette lutte jusqu’au bout, c’est le parti politique de la classe ouvrière, pas le mouvement gazeux autour d’une personne. Un tel parti existe en France, et il n’y en a qu’un seul : c’est le PCF. Le PCF, justement, dont le candidat et secrétaire national Fabien Roussel a mené une bonne campagne, combative, dynamique et populaire, malgré le résultat décevant en termes de voix. Certes, certaines déclarations et actions du candidat Roussel pouvaient être contestables. Mais la lutte de classe doit se penser sur le long terme. En ce sens, l’essentiel, ce sont les dizaines de milliers de membres du PCF qui conduisent une lutte exemplaire, son organisation bien réelle et implantée sur le terrain, la reconstruction du Parti, sa sortie de l’auto-effacement durant la période de la « mutation » – même si beaucoup reste encore à faire. Les petites phrases et les polémiques sur twitter appartiennent au bruit de fond.

 

Le PCF est à ce titre incontournable, et le PST-POP est fier de le considérer comme son parti-frère.

« Recréer du consensus populaire » ou lutte pour changer la société ?


 

Pierre Yves-Maillard, conseiller national socialiste et président de l’USS, a donné une interview au journal Le Temps, parue le 22 avril et portant sur l’augmentation de l’imposition de certaines entreprises multinationales à 15% exigée par l’OCDE. Cette interview est intéressante, parce qu’elle montre bien la différence de nature, et non de degré, qu’il y a entre le PSS et nous. Fait important, ce ne sont pas les propos d’un quelconque représentant de l’aile droite du PS, mais ceux d’un homme qui a la réputation d’être « de gauche », et qui est à la tête de la plus grande organisation de la classe ouvrière de notre pays.

 

Pierre Yves-Maillard propose d’affecter les recettes fiscales que cette réforme apportera à réduire la charge de plus en plus insoutenable que représentent les primes d’assurance maladie sur le budget des ménages modestes. Fort bien, c’est un combat indispensable en effet. La question est : dans quel but ? Et c’est là que la différence d’approche devient irréversible.

 

C’est, dit-il, pour « recréer du consensus populaire sur les grandes orientations du pays », car « la majorité politique de ce pays a besoin de travailler sur l’acceptabilité de sa politique économique globale ». Pour être absolument clair, « dans les moments charnières de l’histoire, sur les questions économiques et sociales, le centre, le PLR et la gauche ont su trouver des compromis qui ont fait la force du pays, bâti sur ces grands équilibres ». Une incarnation pratique de ce principe est qu’une réforme fiscale ne peut être acceptable politiquement que si elle est assortie d’une « compensation sociale », soit, en termes clairs, un modeste lot de consolation, pour faire accepter aux classes populaires un paquet ficelé qu’elles auraient toutes les raisons de refuser sans cela.

 

Une telle démarche politique n’est pas seulement plus modérée, mais diamétralement opposée à la nôtre. Le PSS fut créé à l’origine comme parti de la classe ouvrière, ayant pour vocation de défendre ses intérêts, contre la bourgeoisie et ses partis, et dont le but final était la rupture avec le capitalisme, la construction d’une société socialiste. Le réformisme avait pour vocation d’utiliser les instruments légaux inscrits dans le système pour le changer. Il ne reste plus désormais à une certaine social-démocratie totalement intégrée au système comme pensée politique que de le rendre acceptable aux yeux de celles et ceux qu’il écrase en négociant des « compensations sociales ».

 

Le résultat décevant obtenu par le PS vaudois aux dernières élections cantonales n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’enthousiasme plus que modéré que ressent un électorat populaire envers la « méthode Maillard », qui consiste à mener une politique néolibérale en commun avec la droite, et de la faire passer avec quelques « compensations sociales ».

 

C’est à notre Parti qu’il revient d’incarner une gauche différente du PSS, dont la vocation est de changer de système, pas de le rendre acceptable.