17 mai 2018

Marx, un critique du libéralisme politique?

Livre – Dans «Marx critique du libéralisme», Stefano Petrucianni, professeur de philosophie politique à Rome, discute de la critique de la pensée libérale par marx.

A notre époque, où la pensée unique néolibérale reste toujours une chape de plomb étouffante, quoique de plus en plus contestée, un livre comme Marx critique du libéralisme  de Stefano Petrucianni, professeur de philosophie politique à l’Université La Sapienza de Rome et Président de la Société italienne de philosophie politique, est assurément un ouvrage dont nous ne pouvons que recommander la lecture. Le professeur Petrucianni y a pour but de discuter de la critique de la pensée libérale par Marx, de discuter du sens de cette critique, de ce qu’elle a de dépassé et de discutable, et de ce qu’elle a d’actuel et d’indispensable de nos jours.

Un texte de jeunesse

Par libéralisme, il faut entendre en l’occurrence non pas le libéralisme économique – qui est, heureusement, de plus en plus contesté – mais le libéralisme politique, cette philosophie politique dont parfois on ne se rend même plus compte qu’elle est une doctrine à part, et opposée à d’autres, tellement elle fait office d’idéologie politique fondatrice pour les Etats démocratiques occidentaux: la philosophie de la Révolution française, celle des droits de l’homme et du citoyen, celle de la liberté de chacun qui va légitimement aussi loin jusqu’au point où elle ne lèse pas la liberté d’autrui. Bref, la «liberté des modernes», ou la «liberté négative» des libéraux; philosophie politique qui est également au fondement de la pensée d’un Friedrich Von Hayek ou d’un Milton Friedman.

Le texte fondamental où Marx discute de cette question est La Question juive, un texte de jeunesse (1843), mais dont il conservera les intuitions et conclusions essentielles dans son œuvre ultérieure. C’est là où on trouve le célèbre passage: «Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L’homme est loin d’y être considéré comme un être générique; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste».

De nombreuses lectures et controverses

Un texte qui a donné lieu a bien de lectures et de controverses. Stefano Petrucciani montre d’une façon assez convaincante que la valeur fondamentale, qui donne tout son sens à la critique que fait Marx du capitalisme, n’est ni la justice, ni même l’égalité, mais la liberté. Si Marx se tourne contre le libéralisme, c’est parce qu’il entend la liberté en un sens diamétralement opposé à la «liberté négative» des libéraux, qui ne libère réellement personne, et dont Friedrich Von Hayek assume sans scrupules qu’elle peut très bien être celle de «mourir de faim». La véritable liberté est, d’après Marx, la liberté positive, celle d’une maîtrise effective par l’être humain sur son destin, sa libération de toutes les forces sociales objectives qui l’oppriment, une liberté qui ne peut être réalisée dans la société libérale de la lutte égoïste de tous contre tous, mais seulement dans une société socialiste où la liberté d’autrui est la condition de celle de chacun, et non sa limitation. Un livre dont on ne saurait trop recommander la lecture.

Alexander Eniline

Marx critique du libéralisme, Editions Mimésis, février 2018, 137 pages.


Contre la précarité et le dumping salarial, exigeons enfin un salaire minimum !



Pour annoncer le 1er mai de 1895, la 5ème édition de la Journée revendicative internationale des travailleuses et travailleurs, la proclamation suivante était placardée dans les rues de Genève :
« Le premier mai s’approche.

Cette date doit parler au coeur de la classe ouvrière et travailleuse tout entière.

Elle doit penser que, ce jour-là, le premier mai , les ouvriers du monde entier se lèvent pour réclamer des améliorations qui, appliquées, seront celles de tous.

L’oeuvre de tous ne doit et ne peut être faite par quelques-uns ; il faut que chacun se lève pour l’accomplir.

La classe ouvrière et travailleuse doit savoir, par expérience, qu’elle n’a jamais rien obtenu et n’obtiendra jamais rien si elle ne le réclame hautement.

Le premier mai est le jour où toutes ses revendications, toutes ses réclamations, doivent faire énergiquement entre leurs voix.

Les manifestations précédentes du premier mai ont déjà obtenu un résultat : elles ont forcé nos Chambres fédérales à discuter la réduction des heures de travail, l’organisation de bourses de travail, des lois protégeant les ouvriers.

Voilà c qui a déjà été obtenu par la manifestation du premier mai.

Il ne faut pas abandonner une oeuvre si bien commencée.

Que chacun de nos camarades ouvriers, travailleurs de toute nature, s’apprête à faire son devoir le premier mai, qu’il pousse tous ceux qui l’entourent à le faire également.

Tous débout, dans la classe des travailleurs, tous debout, le premier mai, pour défendre les intérêts de tous.

La Commission d’Organisation

Programme

Rendez-vous à 1 heure précise, Grand Quai , en face du Jardin Anglais - Départ du cortège à 1heure et demie, arrivée à Carouge à 3 heures.

Monteurs de Boîtes
Sculpteurs et Mouleurs
Mouleurs en fer
Brasseurs
Cordonniers
Tailleurs d’habits
Maçons
Marchinistes
Mécaniciens
Ebénistes
Charpentiers
Carrossiers
Teinturiers et dégraisseurs
Société du Grütli
Société Allemande
Parti ouvrier socialiste »

Les organisations représentatives des travailleurs – partis et syndicats – ne sont aujourd’hui plus les mêmes que celles de 1895, mais le sens même du 1er mai, sa raison d’être, n’est en rien différent de celui qui fut le sien il y a plus d’un siècle. Comme le dit si bien la proclamation de 1895 « Le premier mai est le jour où toutes ses revendications, toutes ses réclamations, doivent faire énergiquement entre leurs voix », car « La classe ouvrière et travailleuse doit savoir, par expérience, qu’elle n’a jamais rien obtenu et n’obtiendra jamais rien si elle ne le réclame hautement ».

Il était important de rappeler de nos jours ce sens du 1er mai comme journée de lutte, unitaire et collective de la classe ouvrière, des travailleurs, pour leurs revendications, pour le progrès social (rappel si essentiel à notre époque, où l’individualisme néolibéral a fait tant de mal), d’inscrire notre action d’aujourd’hui dans la longue et glorieuse tradition du mouvement ouvrier, qui, s’il n’a pas réussi à ce jour à renverser sur la majeure partie du globe l’oppression capitaliste, et a subi de douloureux échecs, n’en a pas moin été la seule force qui a pu rendre notre monde quelque peu plus humain et plus vivable (notre pays et notre canton également).
Cette année, le 1er mai a pour thème mis en exergue la lutte contre la précarité, pour l’égalité salariale et pour un salaire minimum ; plus précisément pour l’initiative « 23,- c’est un minimum », lancée par la CGAS, avec le soutien des partis de gauche. C’est un combat que le Parti du Travail considère comme hautement prioritaire, et soutient avec détermination. Il faut en effet savoir que beaucoup trop de travailleuses et travailleurs (en fait, une majorité nette de travailleuses) ne gagnent qu’un salaire trop bas pour vivre, même en travaillant à plein temps. D’après le rapport du Conseil d’Etat sur la pauvreté à Genève, 30'000 salariés touchent moins de 4'000.- par mois dans notre canton, et la moitié en touche même moins de 3'500,-. 18% des bénéficiaires de l’Hospice Général en fait travail, mais n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins avec leurs salaires de misère, et sont condamnés à devoir recourir à l’aide sociale, avec toutes les humiliations que le processus implique.

Ces chiffres sont inadmissibles,  puisque c’est le travail qui produit toute richesse. Il est intolérable que des travailleuses et des travailleurs ne gagnent pas même l’équivalent de la valeur de leur force de travail en 40 heures par semaines, pour que quelques exploiteurs puissent s’enrichir sans vergogne sur leur dos. Pour interdire cette forme d’exploitation particulièrement intolérable, il n’est que grand temps d’imposer un salaire minimum. C’est désormais le cas dans le canton de Neuchâtel. Ce doit l’être aussi à Genève.

Le Parti du Travail vous souhaite un bon 1er mai, résolument combatif !

Oui (critique) à l’initiative Monnaie pleine, premier pas vers un contrôle démocratique sur la finance

Lancée et déposée par l’associations Initiative Monnaie Pleine/ Modernisation Monétaire (MoMo), sans le soutien d’aucun parti politique (mais pas sans celui de quelques personnalités, tel par exemple Jean Ziegler), l’initiative populaire «Pour une monnaie à l'abri des crises: émission monétaire uniquement par la Banque nationale!», dite aussi «monnaie pleine» a la teneur suivante :

« La Constitution est modifiée comme suit :

Art. 99  Ordre monétaire et marché financier

1 La Confédération garantit l’approvisionnement de l’économie en argent et en services financiers. Pour ce faire, elle peut déroger au principe de la liberté économique. 
2 Elle seule émet de la monnaie, des billets de banque et de la monnaie scripturale comme moyens de paiement légaux.
3 L’émission et l’utilisation d’autres moyens de paiement sont autorisées sous réserve de conformité au mandat légal de la Banque nationale suisse.
 4 La loi organise le marché financier dans l’intérêt général du pays. Elle règle notamment : 
a. les obligations fiduciaires des prestataires de services financiers ; 
b. la surveillance des conditions générales des prestataires de services financiers ;
c. l’autorisation et la surveillance des produits financiers ;
d. les exigences en matière de fonds propres ; 
e. la limitation des opérations pour compte propre.
5 Les prestataires de services financiers gèrent les comptes pour le trafic des paiements des clients en dehors de leur bilan. Ces comptes ne tombent pas dans la masse en faillite.

Art. 99a  Banque nationale suisse 

1 En sa qualité de banque centrale indépendante, la Banque nationale suisse mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays ; elle gère la masse monétaire et garantit le fonctionnement du trafic des paiements ainsi que l’approvisionnement de l’économie en crédits par les prestataires de services financiers.
2 Elle peut fixer des délais de conservation minimaux pour les placements financiers.
3 Dans le cadre de son mandat légal, elle met en circulation, sans dette, l’argent nouvellement émis, et cela par le biais de la Confédération ou des cantons ou en l’attribuant directement aux citoyens. Elle peut octroyer aux banques des prêts limités dans le temps.
4 Elle constitue, à partir de ses revenus, des réserves monétaires suffisantes, dont une part doit consister en or.
5 Elle verse au moins deux tiers de son bénéfice net aux cantons.
6 Dans l’accomplissement de ses tâches, elle n’est tenue que par la loi. 

Art. 197, ch. 12 

12. Dispositions transitoires ad art. 99 (Ordre monétaire et marché financier) et 99a (Banque nationale suisse)
1 Les dispositions d’exécution prévoiront que, le jour de leur entrée en vigueur, toute la monnaie scripturale figurant sur des comptes pour le trafic des paiements deviendra un moyen de paiement légal. Il en résultera des engagements correspondants des prestataires de services financiers vis-à-vis de la Banque nationale suisse. Cette dernière veillera à ce que les engagements résultant de la conversion de la monnaie scripturale soient honorés au cours d’une phase de transition raisonnable. Les contrats de crédit existants resteront inchangés.
2 Pendant la phase de transition, notamment, la Banque nationale suisse veillera à ce qu’il n’y ait ni pénurie ni pléthore de monnaie. Pendant ce laps de temps, elle pourra octroyer aux prestataires de services financiers un accès facilité aux prêts.
3 Si la législation fédérale correspondante n’entre pas en vigueur dans les deux ans qui suivent l’acceptation des art. 99 et 99a, le Conseil fédéral édicte dans un délai d’un an les dispositions d’exécution nécessaires par voie d’ordonnance. »

S’agissant d’un sujet complexe et controversé – et l’auteur de ces lignes n’étant pas économiste, encore moins spécialiste des questions monétaires – il importait de reproduire le texte complet de l’initiative, afin que le lecteur puisse en juger par lui-même (quitte à arriver à des conclusions non identiques aux nôtres).

Pour le résumer, en termes plus simples et plus brefs, une « monnaie pleine » est, selon la terminologie des initiants, une monnaie émise par la Banque nationale suisse (BNS) et ayant cours légal. Ce qui est le cas pour les pièces de monnaie et les billets, qui constituent environ 10% de la masse monétaire libellée en francs suisses. Mais ça ne l’est pas de la monnaie scripturaire, monnaie électronique que l’on a sur son compte bancaire ou postal, et dont on fait usage pour payer par carte ou par e-banking. La plupart des gens croient avoir des vrais francs suisses sur leur compte. Mais ce n’est pas le cas dans la mesure où la monnaie scripturale – qui représente près de 90% de la masse monétaire – n’est pas un moyen de paiement légal émis par la BNS, mais une création des banques privées, c’est-à-dire une créance du client envers sa banque, soit une promesse de la banque de payer le solde en pièces et en billets. Mais ce n’est pas en soi un moyen de paiement légal, ni un montant qui est couvert par une quantité équivalente de billets (puisque la masse monétaire libellée en billets et monnaies ne correspond qu’à quelques 10% du total). L’argent que les banques doivent à leurs clients est donc un argent qu’elles créent, mais qu’elles ne possèdent pas vraiment. C’est un système qui fonctionne en temps normal, puisque les banques ont compris depuis fort longtemps que tous leurs clients n’allaient pas se précipiter d’un coup pour réclamer l’équivalent de tous leurs dépôts en billets, ce qui leur permet de prêter bien plus d’argent qu’elles n’en ont en réalité. Mais en cas de crise, on peut assister à une vague incontrôlable de retraits en liquide à laquelle les banques sont incapables de faire face…et se retrouve en faillite.  La monnaie scripturaire peut  dans ce cas tout simplement s’évaporer, laissant le client dépouillé de toutes ses économies. Ce privilège exorbitant offert aux banques de pouvoir créer de la monnaie à volonté les incite également à en créer au-delà de toute mesure, en particulier sans rapport avec les besoins réels de l’économie, causant de ce fait des perturbations économiques, des instabilités monétaires et des crises – cela, sans que la BNS ne sont en mesure d’exercer réellement sa mission de contrôle du volume de la masse monétaire en circulation.

Ce que les initiants proposent pour résoudre ces problèmes, c’est que ce que la plupart des gens croient être le cas le devienne effectivement, c’est-à-dire d’interdire aux banques privées de créer de la monnaie, et de transférer à la BNS le monopole de la création monétaire également pour ce qui en est de la monnaie scripturale, d’en faire de la « monnaie pleine ». La monnaie scripturaire existante serait transformée en emprunts des banques auprès de la BNS. Par la suite, seule la BNS serait habilitée à créer des francs suisse, que les banques privées devront lui emprunter. La Banque nationale suisse « mène[ra] une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays », tout en restant une « banque centrale indépendante » (rappelons qu’elle est une société anonyme, détenue à 70% par la Confédération et les cantons, et à 30% par des actionnaires privées). Remarquons que seul la monnaie libellée en francs suisses serait concernée par une mise en application de l’initiative Monnaie pleine. Les devises étrangères, le marché des actions, des obligations, des produits dérivés, de même que les crypto-monnaies, ne seraient pas touchés, puisque précisément il ne s’agit pas de francs suisses.

Arguments des initiants

A en croire les initiants, leur texte ne présente que des avantages pour aucun inconvénient, serait dans l’intérêt de tous, et une solution quasi miraculeuse à énormément de problèmes qui se posent dans le domaine de l’économie et de la finance. Ce ton, il faut le dire, rend le reste du propos franchement douteux. Pour juger par vous mêmes (et peut-être ne pas partager nos conclusions), nous vous conseillons d’aller regarder directement sur leur site (présentant un argumentaire extrêmement étoffé) : http://www.initiative-monnaie-pleine.ch

Les premiers gagnants seraient les simples particuliers possédant un compte en banque. Leur argent serait en effet à 100% constitué de monnaie pleine, du vrai argent, sûr, qui ne pourrait pas disparaître en cas de faillite bancaire. Le second gagnant sera l’économie, puisque la BNS sera en mesure de faire pleinement son travail, et d’ajuster la masse monétaire en circulation aux besoins de l’économie réelle : désormais plus de bulles financières, plus de fluctuations spéculatives incontrôlées (les initiants admettent bien que leur texte n’empêchera pas la survenue de toute nouvelle crise économique, mais que l’argent des comptes courant serait alors, au moins, à l’abri des crises). Le troisième gagnant seront les collectivités publiques, auxquelles les bénéfices de la BNS sont redistribués en grande partie, et qui pourront de ce fait financer des programmes sociaux « gratuitement », grâce à la création monétaire. Les banques semblent être perdantes – puisqu’elles ne pourront plus créer de monnaie – mais en fait elles ne le seront pas, puisque la BNS pourra très bien leur prêter des francs suisses à un taux zéro, et qu’elles pourront continuer à offrir, pour le reste, les mêmes prestations qu’avant. En outre, elles profiteront du fait que le franc suisse, garanti désormais pour la totalité de sa masse monétaire, sera devenu la monnaie la plus sûre de la planète. Les initiants rajoutent que même si leur initiative n’est pas loin d’être le remède miracle, elle ne constitue pour autant nullement une nouveauté (la monnaie pleine existe depuis plus de 3000 ans sous forme de pièces de monnaie et de billets de banque), ni de ce fait une rupture radicale.

A force de présenter un argumentaire aussi rassurant, qui cherche à éviter toute contradiction ni à léser aucun intérêt, fût-ce des intérêts antagoniques, on atteint non seulement les limites de la théorie économiques, mais même celes de la simple logique. Nous n’insisterons pas sur ce point, plus essentiel pour nous étant de lever une méprise : il ne s’agit pas d’une initiative de gauche – bien que nombre de ses partisans le soient. Sur le site des initiants, dans la rubrique « Questions et réponses », à la question :  ”Ne serons-nous pas dans une économie planifiée ?”, la réponse est sans équivoque :

« Bien au contraire, le marché retrouvera une vraie concurrence libre et loyale.
La monnaie pleine n’a rien à voir avec une économie planifiée, puisque le marché des crédits restera comme aujourd’hui soumis à une libre concurrence entre les mains des acteurs privés. Comme les banques ont le privilège de pouvoir créer elles-mêmes de l’argent, elles bénéficient aujourd’hui d’un avantage concurrentiel par rapport aux autres entreprises. Une telle distorsion de la concurrence  est contraire à une économie de marché libre. L’Initiative Monnaie Pleine rétablira une égalité des conditions pour toutes les entreprises de la finance. Les banques devront se rendre le plus indépendantes possible de la Banque nationale en se finançant auprès des épargnants et d’autres investisseurs. L’Etat définira la réglementation-cadre de l’économie, sans intervenir directement dans ses activités concrètes. La Banque nationale aura pour seule mission d’éviter une pénurie ou une surabondance de monnaie dans le marché, et d’assurer que le trafic des paiements ne soit pas entravé, même en cas de crise. »

Les initiants disent, à un autre endroit de leur argumentaire, que leur initiative est « un projet libéral », en faveur de la concurrence des monnaies. A certains moments de la campagne, ils ont révélé quelle était leur véritable référence : Milton Friedman, une des figures de proue du néolibéralisme, économiste partisan du monétarisme, et qui n’a eu aucun scrupule de travailler pour le régime de Pinochet, afin d’utiliser le peuple chilien comme cobayes, pour tester sur eux les remèdes empoisonnés de sa doctrines, avec l’aide de la police politique de la dictature.

Le but de leur initiative se résume à priver les banques d’un privilège indu, afin de retrouver une économie de marché « saine » et une concurrence « équitable », ce qui serait sensé résoudre, comme par magie, toutes les contradictions structurelles du capitalisme. D’ailleurs, ce rôle de régulation serait dévolu à la BNS, qui resterait une banque centrale indépendante et partiellement privée. On ne sort pas ainsi des limites du néolibéralisme. Les néolibéraux n’étaient en effet pas des libertariens. Ils admettaient qu’une économie de marché ne pouvait fonctionner laissée totalement à elle-même, et que l’Etat a un rôle essentiel à jouer, dans la mesure où il doit garantir un cadre législatif et monétaire qui permette un fonctionnement normal du marché. L’ampleur de cette intervention pouvait varier selon les diverses écoles. Les ordolibéraux lui accordaient une place assez importante, le libre-marché n’étant pas un état naturel de la société, et ne pouvant se maintenir en place que grâce à un « ordre » complexe, garanti et maintenu par l’Etat. Friedrich Von Hayek assignait comme but prioritaire à la banque centrale de lutter contre l’inflation. Milton Friedman, quant à lui, prétendait que même une politique volontariste à but anti-inflationiste devait être évité – puisqu’elle cesserait d’être efficace dès que les agents économiques la prendraient en compte dans leurs prévisions. Le rôle de la banque central devrait se limiter à garantir une croissance stable et prévisible à la masse monétaire, qui garantirait un cadre stable et prévisible au marché. C’est exactement dans cette optique que s’inscrit l’initiative monnaie pleine (ce qui n’est certainement, pour nous, pas un point positif).

Arguments des opposants

Etonnement – ou pas – un texte sensé être dans l’intérêt de tous, n’ayant que des avantages et aucun inconvénient, d’après les initiants, récolte surtout des oppositions, assez franches, et assez peu de soutiens (critiques dans la plupart des cas). Le premier des opposants n’étant rien de moins que la BNS (qui pourtant bénéficierait théoriquement le plus de l’acceptation de l’initiative), suivis du Conseil fédéral, de tous les grands partis nationaux (le Parti socialiste suisse et les Verts appellent à voter NON au niveau national, même si leurs sections genevoises, ainsi que la Jeunesse socialiste suisse, se sont prononcés pour le OUI), ainsi que, bien évidemment, les banques privées.

Le premier, le plus fondamental des arguments des opposants est que les système actuel « fonctionne bien », et que le changer aussi radicalement que ne le demandent les initiants serait au mieux contre-productif, au pire extrêmement dangereux. Le deuxième est que ce système n’a jamais existé qu’en théorie, n’a nul part été mis en pratique, et que ça serait dangereux pour la Suisse de l’expérimenter seule ; les banques suisses seraient en outre par là drastiquement désavantagées par rapport à des banques d’autres pays. Il ne faut pas oublier bien sûr l’argument de la supposée efficience (pour qui ?) du libre marché du crédit qui existe actuellement, et qui serait, en cas d’acceptation de l’initiative, remplacé par un contrôle centralisé par la BNS.

Mais le plus intéressant, à nos yeux, de ces arguments est que les libéraux « institutionnels », le PLR et les banques privées, ne se laissent pas séduire par la référence à Milton Friedman et rejettent clairement les prétentions « libérales » des initiants. Ils la considérent, au contraire, comme une initiatitive pour le moins socialisante, si ce n’est crypto-socialiste. Citons, par exemple, la déclaration suivante de la BNS : « L’émission de monnaie de banque centrale, qui n’implique pas de dette, comme le prévoyait l’initiative, exposerait la banque nationale aux désirs politiques. L’appel au financement de projets et de dépenses publiques par l’intermédiaire de la BNS augmenterait inévitablement. La politique monétaire indépendante et la réalisation de son mandat serait à risque ». Le PSS, en revanche, tend à faire de la profession de foi libérale des initiants un argument supplémentaire contre leur texte. Nous vous laissons juger qui est le mieux placer pour savoir ce qui est libéral ou socialiste : les théoriciens à l’origine du texte de Monnaie pleine, le PSS (dont le caractère socialiste est pour le moins sujet à caution), ou les décideurs, politiques ou économiques, de la bourgeoisie, dont le libéralisme est l’idéologie dont ils ont besoin pour exercer leurs dominations, et qui sont sans doute dignes de confiance s’ils déclarent que quelque chose menace leurs intérêts.

Pourquoi, malgré tout, voter oui ?

Clairement, le Parti du Travail ne peut partager l’enthousiasme sans réserve des initiants envers leur texte. Tout d’abord parce que non seulement son application ne constituerait pas la solution miracle, mais une solution à beaucoup moins de choses qu’ils ne semblent le croire. Parce qu’ils sont enfermés dans une vision monétariste, ils semblent croire qu’une régulation de la monnaie suffirait à réguler le capitalisme, et qu’un contrôle sur les seules banques suffirait à garantir un marché « sain ». Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas la finance qui crée les contradictions du capitalisme. Bien au contraire, c’est la financiarisation de l’économie qui est une conséquence nécessaire des contradictions intrinsèques du système capitaliste, de la suraccumulation du capital. On ne peut pas supprimer un effet si on en laisse intactes les causes. Avec ou sans Monnaie pleine, le capitalisme restera tout autant sujet aux crises qu’avant. L’initiative n’y aura rien changé. En outre, c’est une illusion de croire que parce que l’argent sur nos compte sera de la monnaie pleine, et pas des créances crées par les banques, qu’il deviendra sûr. Certes, il sera un moyen de paiement légal, et ne pourra de ce fait être simplement annéanti par une faillite. Mais cela ne signifie pas pour autant que sa valeur sera garantie. Elle pourrait en fait tout aussi bien – en cas d’hyperinflation – être réduite à presque rien. Rappelez-vous les images des Allemands devant tenter de survivre, sous la République de Weimar, en essayant de se procurer le nécessaire avec des brouettes pleines de Marks qui ne valaient pratiquement rien – ces brouettes contenaient pourtant de la monnaie pleine ! Et l’histoire des siècles passés enseigne assez clairement qu’une monnaie pleine – même doublement pleine, puisque d’une part possédant une valeur intrinsèque de par le métal précieux dont elle est faite, et d’autre part garantie par l’autorité politique qui l’émet – peut néanmoins s’effondrer en cas de crise économique. La BNS ne pourrait pas faire grand chose pour garantir la valeur du franc suisse. Il faudrait en effet, pour garantir le pouvoir d’achat des revenus et épargnes existants a minima un contrôle des prix (ce à quoi la bourgeoisie suisse s’est toujours réfusée). Et pour qu’un contrôle des prix soit vértiablement efficace, il faudrait une industrie et une grande distribution nationalisée, ou du moins contrôlée par l’Etat. On en est très loin. Et bien sûr, nous ne sommes nullement en faveur de l’indépendance de la BNS – véritable lubie néolibérale – et ce serait effectivement accorder trop de pouvoir à une banque centrale indépendante et semi-privée.


Et pourtant, toutes les limitations intrinsèques de « Monnaie pleine » ne sont pas une raison de ne pas la soutenir. Premièrement, parce que nous avons bien souvent soutenu, et à raison, des réformes encore plus limitées dans leurs portées. Deuxièmement, parce que, si nous ne pouvons pas partager tous les propos et objectifs des initiants, nous n’en pouvons partager aucun avec les opposants, du moins avec les opposants qui comptent le plus, PLR, Conseil fédéral, patronat, banques privées. Troisièmement, parce que lesdits opposants ont pourtant raison sur une chose : les initiants se trompent lorsqu’ils prétendent que leur projet est libéral, puisque, objectivement, il va en sens contraire (ce qui est à nos yeux éminemment positif).


En effet, malgré toutes les dénégations « libérales » des initiants, malgré le texte de leur initiative qui non seulement maintient mais même renforce l’indépendance de la BNS, les opposants disent pourtant que celle-ci serait menacée en cas d’adoption de l’initiative. Relisons en effet la prose de la BNS : « L’émission de monnaie de banque centrale, qui n’implique pas de dette, comme le prévoyait l’initiative, exposerait la banque nationale aux désirs politiques. L’appel au financement de projets et de dépenses publiques par l’intermédiaire de la BNS augmenterait inévitablement. La politique monétaire indépendante et la réalisation de son mandat serait à risque ». C’est que, les initiants, dans leur néolibéralisme hétérodoxe, peuvent penser qu’il est possible et même souhaitable de confier des pouvoirs extrêmement étendues à une banque centrale indépendante et semi-privée. Mais peu seraient d’accord. Si la BNS se voyait demain octroyer des pouvoirs tels que ceux que l’initiative Monnaie pleine souhaite lui accorder, cela donnerait lieu à de justes revendications à ce que de telles tâches de régulation du système financier ne soient pas soustraites au contrôle démocratique, autrement dit que la BNS soit elle-même soumise à un contrôle démocratique. Et c’est bien pourquoi le Parti du Travail soutient cette initiative. Contrairement aux initiants, nous sommes totalement opposés à l’indépendance de la BNS. Au contraire, nous sommes en faveur de sa nationalisation et de son contrôle démocratique, pour un contrôle démocratique de la finance, première ébauche d’un contrôle démocratique de l’économie, plus vital et urgent que jamais aujourd’hui, alors que 8 personnes concentrent entre leurs mains une moitié de la fortune mondiale, pendant que des centaines de millions d’autres souffrent de la fin, et que la quête du profit immédiat à tout prix menace notre espèce d’extinction prochaine. Nous soutenons l’initiative Monnnaie pleine dans la mesure où elle peut – malgré la volonté explicitement énoncée des initiants – servir de pas dans cette direction.