23 décembre 2022

Démocraties versus régimes autoritaires : attention aux faux clivages




C’est devenu un leitmotiv dans les médias bourgeois occidentaux et dans le discours de nos gouvernements : le clivage essentiel de notre début de troisième millénaire passerait entre la démocratie libérale « occidentale » et ses ennemis, les régimes autoritaires à l’extérieur, le populisme « illibéral » à l’intérieur. « La » démocratie serait partout menacée, gravement en recul, et la protéger, la préserver devrait être l’objectif majeur pour toutes celles et ceux qui y sont attachés.

 

Une certaine gauche réformiste, attachée aux libertés démocratiques, mais aveugle tant au caractère de classe de l’État démocratique bourgeois qu’à ses propres biais eurocentriques, reprend souvent ce discours de manière acritique. Le fait que ce soit la doctrine officielle de l’administration Biden devrait pourtant inciter pour le moins à la méfiance. Une autre gauche, résolument anti-impérialiste et se voulant clairement révolutionnaire, mais pas toujours bien inspirée pour autant, prône une sorte de miroir inversé de ce discours, faisant des pays « émergents » une alternative per se à l’« Occident ».

 

Malgré son apparente univocité, ce discours officiel et son miroir inversé sont remplis de non-dits et d’équivoques. D’où un redoutable potentiel de confusion. Tâchons d’y regarder de plus près.

 

Libéralisme sur la défensive et campisme pro-occidental

 

Il eût été logique de séparer le traitement des enjeux géopolitiques – la sphère d’influence des « démocraties occidentales » – et la nature interne des dites démocraties. Les dits ennemis de la démocratie libérale – les régimes « autoritaires » du Sud global (qui du reste ont peu en commun) et les populismes illibéraux dans les pays occidentaux – sont de nature passablement différente. Mais il est impossible de distinguer ces différents aspects, puisque le discours officiel « pro-démocratique » se base sur leur non-distinction.

 

Cette doctrine de l’administration Biden est en fait un discours de combat, une variante mi-défensive, mi revancharde de la « fin de l’Histoire » selon Francis Fukuyama, ce qui la rend d’autant plus dangereuse.

 

Rappelons-nous, en effet, au tournant des années 90, quand le socialisme était balayé par la contre-révolution dans la plupart des pays qui l’avaient édifié, et que la vague néolibérale emportait tout sur son passage. L’heure semblait promise au triple triomphe des USA, désormais puissance hégémonique et sans adversaires à sa mesure, du capitalisme néolibéral, imposé par le consensus de Washington, et de la démocratie libérale.

 

Les apparences semblaient confirmer cette affirmation : les démocraties populaires et les dictatures militaires (établies et soutenues par les USA !) étaient remplacées dans la plupart des cas par des régimes qui en surface répondaient aux caractéristiques formelles d’une démocratie « occidentale » – élections régulières  opposant plusieurs partis en compétition, présence de libertés démocratiques bourgeoises (liberté d’expression, de réunion, d’association, etc.).

 

Mais le mainstream libéral élude sciemment la question de la qualité de ces démocraties néolibérales, qui ne furent en pratique guère ressenties comme émancipatrices par les peuples qu’elles « libérèrent » – c’est le moins que l’on puisse dire ! Car la quasi-généralisation de la démocratie compétitive coïncidait avec un véritable despotisme néolibéral qui la vidait de tout son sens. C’était l’époque du « There is no alternative ! » de Margaret Thatcher. On pouvait bien choisir entre plusieurs partis, mais tous avaient le même programme, et qui n’était pas démocratiquement décidé par les militants dans le cadre de congrès réguliers, mais fixé ailleurs : par les marchés, par l’OMC, par le FMI…Cette démocratie compétitive, d’ailleurs, lorsqu’elle n’était pas une simple façade dissimulant une dictature de fait (comme au Kazakhstan par exemple) était dans tous les cas de nature formelle, biaisée par l’argent, par un État de droit des plus imparfaits…Dans tous les cas, il s’agit d’une oligarchie, où le peuple n’a guère d’autre influence sur les décisions que de choisir le clan oligarchique qui, de toute manière, appliquera le même programme. C’est le cas à titre paradigmatique de la « démocratie » étatsunienne, où les campagnes se font de plus en plus chères, la sélection des candidats aux hautes fonctions extrêmement biaisée, et le débat démocratique (si on peut encore appeler ça comme ça) d’une pauvreté affligeante. Les libertés démocratiques se révélèrent le plus souvent illusoire, la liberté d’expression tournant à la mainmise de quelques magnats des médiats, libres de désinformer au service de leur classe ; et les libertés de réunion, d’association, de manifestation, très imparfaitement respectées, et ne permettant pas au peuple d’influer sur les décisions.

 

Car des décisions furent bien prises, plus ou moins les mêmes partout, et elles furent dévastatrices pour les peuples. Les privatisations sauvages, et souvent mafieuses, dans les pays anciennement socialistes, les plans d’ajustement structurel dans les pays du Sud global, furent un véritable pillage organisé, plongeant des centaines de millions de personnes dans la misère, au bénéfice exclusif d’une toute petite oligarchie. La restauration du capitalisme impliqua la liquidation de toutes les réalisations du socialisme, y compris des formes de participation démocratiques différentes de celle de notre système libéral (qui étaient effectivement trop souvent formelles, et ne permettant pas toujours une véritable participation populaire aux décisions, mais qui existaient néanmoins), un nouvel asservissement des peuples qui avaient entrevu une autre société, débarrassée de l’exploitation. En Occident même, il ne fut question que de « réformes » à base de démantèlement social et de privatisations, que la droite et les sociaux-démocrates, convertis au néolibéralisme, imposèrent aux peuples. L’hégémonie étatsunienne s’avéra sans surprise une tyrannie insupportable sur la planète, une aggravation de l’oppression néocoloniale, à grands renforts de guerres sanglantes, criminelles, dévastatrices, lancées avec des prétextes cyniques et hypocrites de « responsabilité de protéger » et d’« exportation de la démocratie ». Alors, faut-il vraiment s’étonner que cette démocratie-là soit en crise, et que les USA (et plus généralement l’Occident) soient passionnément haïs par le reste du monde ?

 

Et, effectivement, ce modèle est aujourd’hui en crise. L’ouverture au marché des pays anciennement socialiste avait provisoirement donné de nouveaux débouchés au capital suraccumulé dans les puissances impérialistes, mais ces nouvelles possibilités d’expansion furent vite épuisées ; et la dérégulation de l’économie, le tout au marché, créa de nouveaux et catastrophiques déséquilibres, qui se manifestèrent par la crise financière, la crise de la dette, et les perturbations économiques que nous connaissons aujourd’hui. L’accroissement massif des inégalités provoqua le mécontentement des peuples, la montée de mouvements de protestations. Les démocraties néolibérales se raidirent et devinrent de moins en moins démocratiques pour imposer leur agenda néolibéral ; l’UE, de par sa technocratie autoritaire, en est peut-être le meilleur exemple. Et les USA se sont révélés incapables de maintenir un monde unipolaire à leur botte ; bien plus, il s’agit d’un empire sur le déclin, dont la zone d’influence se réduit, et attire fatalement la convoitise d'empires émergents.

 

C’est dans ces conditions de crise que prospèrent les « ennemis de la démocratie » que sont les régimes autoritaires et les populismes illibéraux. Toutefois, plus que l’autre de la démocratie, il s’agit du sous-produit le plus logique du monde né du consensus de Washington, la révélation de ses propres contradictions. Dans la confusion idéologique issue de la disparition du socialisme réel, de la crise du mouvement communiste international et de la droitisation de la social-démocratie, le mécontentement populaire face à la démocratie néolibérale et à ses résultats politiques fut récupéré par des populistes de droite, qui prétendent être « antisystème », parler au nom du « vrai peuple » face aux « élites » arrogantes et hors sol. Mais lesdits populistes sont généralement issus des mêmes élites, sont un pur produit du système, dont ils incarnent le pourrissement. Leur programme socio-économique (et leur politique étrangère dans une large mesure) est du reste pratiquement le même que celui des « élites » néolibérales auxquelles ils prétendent s’opposer, enfermant ainsi le peuple dans une alternative illusoire. Alors, oui, ces populistes illibéraux sont dangereux, et, par leur démagogie contre des segments entiers de la population, leur politique migratoire criminelle et meurtrière, leur œuvre destructrice contre les institutions démocratiques, ils pourraient conduire au fascisme. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie bourgeoise, mais son évolution par temps de crise ; et que la « démocratie » néolibérale est la cause qui a produit ces populismes, nullement le remède à ceux-ci. C’est un peu facile de condamner Donald Trump et de s’indigner face à la terrible menace pour la « démocratie étatsunienne » qu’a été la tentative de coup d’État en 2020. Mais il ne faut pas oublier que c’est de l’oligarchie néolibérale traditionnelle, celle des Biden et des Clinton, de ses impasses et contradictions, du dégoût qu’elle a produit, qu’est né le trumpisme.

 

Mais ces démocraties néolibérales occidentales ont de vrais ennemis à l’extérieur, des puissances émergentes – les plus importantes étant la République populaire de Chine et la Fédération de Russie ; et des adversaires plus localisés, comme la République islamique d’Iran – qui se trouvent par ailleurs ne pas être des démocraties libérales. Alors, pour les contrer, Joe Biden a choisi une diplomatie très idéologique : l’alliance des démocraties contre les régimes autoritaires qui les menacent. Ce discours permet de faire pression sur les alliés pour les rassembler derrière la bannière des USA, ou plutôt pour les mettre sous la botte de l’oncle Sam. Il permet également de travailler l’opinion publique, de construire un climat d’union sacrée, derrière son propre impérialisme. Le cas de la guerre en Ukraine est particulièrement flagrant à cet égard. Mais ce discours est parfaitement hypocrite. Ce qui est reproché aux pays que les USA ont désigné comme leurs adversaires, ce n’est pas de ne pas être des démocraties, mais simplement d’être des adversaires, d’empiéter sur leur zone d’influence : contradiction inter-impérialiste classique.

 

Il suffit de voir quels pays sont labellisés « démocratiques » : tous les pays alliés aux USA, et seulement ceux-là, même s’ils sont très imparfaitement démocratiques (en commençant par les USA eux-mêmes d’ailleurs). Lesquels sont épargnés par les foudres des « démocrates » intransigeants : les alliés manifestement non-démocratiques (l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, etc.). Lesquels, enfin, sont qualifiés d’« autoritaires » : tous les adversaires des USA, même s’ils sont manifestement plus démocratiques que ce pays (la République bolivarienne du Venezuela est clairement un pays démocratique, plus que les USA, y compris du point de vue des critères formels de la démocratie libérale ; pourtant elle est arbitrairement labellisée comme un régime autoritaire).

 

L’objectif de l’administration Biden est de conserver autant que possible l’hégémonie des USA, de conserver le monde du consensus de Washington qui se délite à toute vitesse. La défense de la « démocratie » ne sert que d’habillage à ce projet impérialiste, dont il devrait être inutile de dire qu’il n’a rien de souhaitable d’un point de vue de gauche. 

 

Et pourtant, une certaine « gauche » s’y rallie. Les Verts allemands en font même une position « morale » (la « morale » étant, sous des dehors d’intransigeance, une boussole politiquement assez « flexible » pour épouser toutes les incohérences et contradictions de cette ligne). Ils sont de ce fait aujourd’hui le plus belliciste et atlantistes des partis d’Allemagne.

 

Un monde multipolaire, un slogan anti-impérialiste ? 

 

Il est évident qu’aucun communiste, qu’aucune personne de gauche même qui se respecte, ne peut accorder le moindre crédit à cette démagogie impériale de l’administration Biden. Attention toutefois, en s’y opposant, de ne pas le faire d’une façon simpliste et unilatérale, en inversant simplement ce discours, et en retournant le campisme occidental prôné par le mainstream libéral en un campisme anti-occidental. Cette position est assez répandue dans le mouvement communiste en Europe, généralement plutôt défendue oralement ou sur les réseaux sociaux que réellement théorisée dans des publications en bonne et due forme. Pour d’étranges raisons, les promoteurs de cette approche croient parfois qu’il s’agit de l’orthodoxie marxiste-léniniste la plus pure. Or, cette position n’a rien à voir avec le marxisme-léninisme, et elle est politiquement fausse, ses conséquences étant aberrantes et indéfendables.

 

Ce singulier anti-impérialisme, qu’il serait plus exact de qualifier de campisme anti-occidental, identifie l’impérialisme à la puissance impérialiste la plus forte d’aujourd’hui : les USA, ou l’« Occident » (étrange entité que l’ « Occident », qui comprend aussi le Japon). De ce fait, il découle que par définition des pays non-occidentaux ne sont pas impérialistes, et, que dans la mesure où ils s’opposent aux USA pour une raison ou une autre, ils sont anti-impérialistes. Les puissances émergentes seraient un facteur émancipateur pour le monde dans la mesure où elles se libèrent des USA, indépendamment de la nature interne de leur régime. L’alternative à la domination « unipolaire » des USA serait un monde « multipolaire ». Cette position amène à soutenir des régimes anti-étatsuniens, peu importe qu’ils soient par ailleurs parfaitement réactionnaires, même contre des mouvements authentiquement révolutionnaires. Elle amène également à être des plus réservé face à des soulèvements populaires si ceux-ci sont dirigés contre des régimes non-occidentaux, et à n’accorder qu’une valeur très limitée aux luttes démocratiques. Or, cette position ne tient politiquement pas la route.

 

C’est quoi, d’abord, un monde multipolaire ? La définition la plus claire en a été donnée par Vladimir Poutine : un monde divisé en plusieurs grandes puissances (en clair, plusieurs empires), qui dominent à leur guise leur propres zone d’influence, tenant sous leur botte leurs dominions à eux. On peut comprendre pourquoi la notion plaît à Poutine. Il n’est pas compliqué du reste de saisir dans l’intérêt de qui est cette idée : des élites des pays non-occidentaux qui ont des ambitions impériales. Mais, pour des communistes, qu’est-ce que ça peut faire au fond que le monde soit unipolaire ou multipolaire ? En quoi ce serait « mieux » ? Le monde de 1914 était très multipolaire. Ce n’était clairement pas mieux. L’Empire du Japon sous le règne de Hirohito avait déjà prôné avant l’heure cette théorie de la multipolarité et des puissances émergentes non-occidentales. Il a surpassé le Troisième Reich même en terme de crimes de guerre. Toutes les puissances impérialistes ont un jour été « émergentes », en commençant par les USA d’ailleurs, qui ont contesté la place au soleil aux vieux empires. La seule façon qu’a une puissance impérialiste nouvelle de se tailler une zone d’influence, c’est par la force, et trop souvent par la guerre. Aussi, la dynamique d’affrontement entre les USA et des puissances « émergentes » est des plus dangereuses. Il faut chercher à empêcher la conflagration. Non à soutenir des régimes parfaitement infréquentables au nom de la « multipolarité ».

 

Il suffit du reste de regarder la nature de la plupart des pays « émergents » ou en litige avec les USA, pour voir qu’ils ne sont en tout cas pas meilleurs, que ce soit du point de vue de leur nature de classe, de la nature de leur régime politique, pour leur propre peuple, pour les communistes qu’ils persécutent trop souvent, pour les peuples qui ont le malheur de tomber dans leur zone d’influence : la Russie de Vladimir Poutine, l’Inde de Narendra Modi, l’Iran d’Ali Khamenei, la Syrie de Bachar El-Assad, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan (ce n’est pas une plaisanterie, il y a des « anti-impérialistes » qui défendent la Turquie, y compris contre les revendications kurdes, au nom de la « multipolarité »). 

 

Du reste, les faits ne confirment  pas le scénario campiste. Les pays émergents sont souvent plus opposés entre eux qu’unis face aux USA. L’Inde est un allié de l’Occident face à la Chine, même si elle défend aussi ses intérêts propres, et la seule raison pourquoi l’Inde et la Chine ne sont pas en guerre est que le territoire qui fait litige est situé à 4’000m de hauteur. La République socialiste du Vietnam n’hésite pas à se rapprocher des USA face à ce qu’elle perçoit comme un danger d’hégémonie chinoise. La Russie a longtemps voulu adhérer à l’OTAN avant de se retourner contre cette alliance militaire…

 

Un argument, qui semble valable, est que des pays socialistes, ou en tout cas sur la voie du socialisme, comme Cuba et le Venezuela, y souscrivent apparemment, par leur discours comme par leurs alliances avec des pays comme la Russie, l’Iran, la Syrie, etc. Certes. Mais est-ce vraiment un argument sérieux ? La raison d’État a ses raisons, qui sont légitimes. Les pays socialistes n’y font pas exception. Nous n’avons rien à y redire, le Parti du Travail n’étant pas, ni ne pouvant être anarchiste. Ils ont même l’obligation, dans l’intérêt même de leur peuple, de mener une politique étrangère basée sur leurs intérêts d’État. Mais une politique basée sur la raison d’État n’en devient pas pour autant une politique internationaliste de principe, ni un discours diplomatique un discours scientifique marxiste-léniniste. Certes, souvent des pays socialistes ont essayé de fonder théoriquement, avec des arguments plus ou moins spécieux, leurs différends qui étaient des divergences d’intérêts entre États. L’exemple le plus fameux étant la querelle sino-soviétique. Par-là, ces États et leurs partis dirigeants, n’ont pas rendu service au mouvement communiste international, créant une dangereuse confusion sur le plan de la théorie. Cuba et le Venezuela ont un besoin vital de chercher les alliances qu’ils peuvent pour desserrer le blocus des USA. Cela peut être considérée comme une politique anti-impérialiste dans cette mesure. Mais cela ne rend pas leurs alliés de circonstance anti-impérialistes, ni fréquentables en aucune façon. Pour un parti communiste au pouvoir, dont les dirigeants exercent aussi des responsabilités au sommet de l’État, il n’est pas toujours simple de séparer les deux registres, mais un parti d’opposition n’a pas à se lier les mains de cette façon. Soutenir des pays socialistes n’implique pas de s’aligner sur leur politique étrangère.

 

Cette ligne campiste amène ses partisans à prendre des positions indéfendables sur les questions internationales, comme des navrantes prises de position pro-russes. Peut-être plus grave encore, elle amène à défendre des régimes réactionnaires du Sud global labellisés comme anti-impérialistes en tant que tels, y compris contre les forces populaires qui leur résistent, y compris d’authentiques forces révolutionnaires. Elle amène aussi à une réticence indue à soutenir des mouvements populaires, même lorsque le parti communiste local y participe, s’il ne s’agit pas à coup sûr d’authentiques révolutions communistes, si les médias occidentaux sont favorables aux dits mouvements, et si un régime occidental pouvait in fine remplacer la dictature anti-occidentale. Parce que l’Occident spécule trop sur la notion de démocratie, on oublie à quel point le mouvement ouvrier a besoin de la démocratie, à quel point la lutte pour les droits et libertés démocratiques a toujours été une lutte de classe fondamentale. 

 




Ce qui ne va pas dans toutes ces positions, c’est que c’est le critère géopolitique (pour / contre les USA) qui prend le pas sur le critère de classe, ce qui est manifestement antimarxiste. Un régime, ou un mouvement, doit être jugé avant tout sur sa nature intrinsèque, seulement subsidiairement sur ses alliances ou ses ennemis externes. Alors, oui, les soulèvements populaires dans ces pays sont souvent confus politiquement et par leur composition de classe – mais toutes les révolutions ou presque commencent ainsi – et l’Occident pourrait profiter de l’issue de ces soulèvements. Mais ce n’est en tout cas pas une raison pour être du côté d’un régime réactionnaire contre son peuple. Une révolution peut toujours échouer. Ce n’est pas une raison de ne pas la soutenir.

 

La question n’est pas si nous voulons un monde unipolaire ou multipolaire. Nous luttons pour un monde sans « pôles » (c’est-à-dire sans empires) ni dominions opprimés. Cela seul est une position anti-impérialiste de principe.

Plan de lutte contre la « radicalisation » : attention danger !




Le réseau national de sécurité (RNS) a présenté lundi son plan d’action national contre la « radicalisation » pour les années 2023-2027. Cette fois, ce ne sont pas seulement le djihadisme qui est visé, mais également l’« extrémisme violent » de gauche, de droite et « monothématique » (le complotisme antivax par exemple).

 

La justification que donne le RNS de son plan est particulièrement préoccupante : « A l’avenir, les autorités feront face à des défis majeurs, globaux, comme le changement climatique, l’approvisionnement énergétique, la migration. Si ces défis conduisent à des mesures fortes de l’État, avec une possible limitation de certaines libertés individuelles, le terreau serait favorable aux narratifs conspirationnistes d’extrême droite, d'extrême gauche et monothématiques ».

 

Ainsi, les autorités sont bien conscientes que la situation va se dégrader, et annoncent entre les lignes qu’elles restreindront la démocratie pour maintenir le système en place.

 

Les mesures préconisées : prévention dans les écoles et échanges facilité d’informations entre cantons (retour officiel du fichage ?).

 

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, au nom d’une lutte contre la « radicalisation » les libertés démocratiques ont été drastiquement restreintes (pleins pouvoirs au Conseil fédéral), le Parti communiste et la Fédération socialiste suisse interdits. Après-guerre, les militants du Parti du Travail (parmi d’autres) se virent imposer des mesures arbitraires d’interdiction professionnelles, et furent systématiquement fichés par la police fédérale.

 

Est-ce ce type de mesures qu’il est prévu d’instaurer ? Est-il question d’introduire un délit d’opinion ? Le marxisme sera-t-il considéré comme un « narratif conspirationniste d’extrême-gauche » ? Affaire à suivre avec la plus grande préoccupation. L’histoire a assez prouvé que, malgré les apparences démocratiques officielles, la réalité de l'État suisse est assez différente, et qu’on ne peut pas lui faire confiance.

Crise énergétique : les effets désastreux du marché




Les prix de l’énergie explosent, ceux des hydrocarbures bien sûr, mais aussi les tarifs de l’électricité. On nous dit que tout est de la faute de Vladimir Poutine. Or, l’explication est pour le moins un peu courte. Elle laisse dans l’ombre les raisons de la vulnérabilité de l’Union européenne aux pénuries de gaz naturel, et n’explique pas pourquoi les prix de l’énergie peuvent y fluctuer ainsi. La leçon s’applique aussi à la Suisse, qui a fait les mêmes choix stratégiques que nous payons aujourd’hui, quoique dans une moindre mesure.  

 

Ce choix fatidique, c’était celui du marché plutôt que de la planification publique, et, dans le cas de l’UE, de laisser déterminer sa politique énergétique par les monopoles privés de l’énergie (la situation est moins grave en Suisse, car, malgré l’ouverture au marché, une grande partie des acteurs majeurs du secteur de l’énergie demeurent en mains publiques, comme par exemple les SIG).

 

Car pourquoi dépendons-nous autant du gaz ? Tout vient d’une décision politique, dans le sillage de la contre-révolution néolibérale, de libéraliser le marché de l’énergie, sous prétexte que cela le rendrait plus fluide, plus efficace, permettrait aux consommateurs de bénéficier de baisses de prix, et stimulerait les investissements dans les énergies renouvelables. On répétait alors comme un lieu commun cette monstrueuse absurdité comme quoi le privé serait nécessairement plus « efficace » que le public. Comme il fallait s’y attendre, cette libéralisation a conduit surtout à ce que quelques grandes entreprises privées raflent la mise, en rachetant ou en évinçant leurs concurrents plus faibles. Comme il se doit, d’après une thèse marxiste bien connue, le marché de libre-concurrence conduit aux monopoles. Des monopoles qui dominent aujourd’hui le marché européen de l’énergie.

 

Cette monopolisation n’a pas conduit aux baisses de prix promises, mais bien plutôt à une absence de planification, et à des choix désastreux à terme, dictés par le seul impératif du profit immédiat. Il y eut une collusion d’intérêts entre les monopoles pétroliers et gaziers, désireux de maintenir leur business aussi longtemps que possible, et ceux de l’électricité, qui virent dans les centrales à gaz une alternative bon marché sur le court terme au développement des énergies renouvelables et aux solutions de stockage de l’énergie, plus complexes à mettre en place. La Commission européenne s’en est remise à l’« expertise » des monopoles pour la planification énergétique. Ces monopoles ont en profité pour faire un lobbying intense au profit du gaz, comme énergie de transition, voire « verte ». D’où des sous-investissements catastrophiques dans le renouvelable, l’absence même d’une planification rationnelle, une dépendance extrême au gaz dont il est difficile de sortir rapidement.

 

Quant aux prix de l’énergie, ils furent libéralisés, livrés à la seule la loi de l’offre et de la demande, en clair, à la spéculation. D’où les fluctuations brutales à la hausse aujourd’hui. La Suisse a également libéralisé son marché de l’électricité pour les gros consommateurs, avec les conséquences que l’on voit aujourd’hui. Avis aux derniers européistes, une des raisons avancées pour cette libéralisation était l’ « eurocompatibilité ».

 

Pour résoudre la crise énergétique que nous vivons, la première chose à faire et de revenir sur ces choix néolibéraux. C’est ce pourquoi nous luttons. Le 17 septembre, le Comité central du PST-POP adoptait une résolution sur la question de l’énergie, qui dit notamment : 

 

« Pour mettre fin à une concurrence néfaste, basée sur le profit et par là conduisant à privilégier la rentabilité sur l’écologie, les entreprises énergétiques privées doivent être nationalisées (avec une exception pour l’autoproduction locale), ouvrant la porte à une rationalisation du système basée sur le développement des énergies renouvelables et les économies d’énergies. Les entreprises actives dans le secteur de l’énergie qui sont d’ores et déjà publiques doivent fonctionner comme de services publics, et non comme des entreprises opérant sur le marché, en concurrence avec le privé. Une telle nationalisation, et une planification centralisée, sont indispensables pour mettre en œuvre les mesures que nous prônons, de façon rationnelle et cohérente ; pour décider des investissements selon leur utilité sociale et écologique et non selon le profit escompté ; pour utiliser les ressources de façon aussi économe que possible, éliminer les gaspillages »

 

Le 7ème Congrès du Parti de la Gauche Européenne (dont le PST-POP est membre), réuni à Vienne du 9 au 11 décembre, adoptait un document politique qui stipule parmi d’autres points :

 

« Nous devons changer le modèle énergétique néolibéral actuel de l'UE, avec une réduction radicale des émissions de CO2 : la production à base d’énergies fossiles n’a plus d’avenir et il faut une nouvelle politique industrielle européenne axée sur une industrie verte. Cette mesure présuppose, entre autres, une nouvelle politique énergétique, fondée sur une énergie décarbonée, avec un fort potentiel pour les énergies renouvelables, et en matière de mobilité, centrée sur les concepts de mobilité collective, notamment sur les transports publics.

 

Pour atteindre ces objectifs, les producteurs et fournisseurs d’énergie doivent tous être placés sous contrôle public. Les grands groupes énergétiques doivent être expropriés, nationalisés et socialisés. »

La démocratie (et le partenariat social), c’est quand ça les arrange !





Paraît-il que la Suisse est le pays le plus démocratique de la planète, si ce n’est de la galaxie tout entière, que la volonté du peuple est sacrée chez nous, que le monde entier nous envie notre démocratie semi-directe…Oui, mais tout ça, ce n’est qu’une partie de la vérité, et c’est seulement quand ça les arrange. Eux ? Les représentants politiques de la bourgeoisie, classe sociale qui détient la réalité du pouvoir politique en Suisse, par-delà les contrepoids démocratiques et les droits populaires, comme dans n’importe quel pays capitaliste.

 

Et actuellement, ça ne les arrange plus du tout. C’est que le peuple a voté dans plusieurs cantons – Genève, Neuchâtel, Jura, Bâle-Ville, Tessin – pour l’introduction d’un salaire minimal interprofessionnel cantonal. La droite a fait campagne contre, et a perdu. Mais le patronat et ses relais politiques ne comptent nullement accepter ce résultat, ni s’arrêter devant un « détail » aussi insignifiant qu’un scrutin démocratique.

 

Aussi, le conseiller aux États obwaldien Erich Ettlin, du Centre, a déposé une motion pour démanteler les salaires minimaux cantonaux. Ce au nom d’un argument des plus spécieux : le partenariat social. La motion Ettlin implique que les Conventions collectives nationales, soit un contrat privé entre « partenaires sociaux », primeraient sur les salaires minimaux légaux cantonaux. Certes, rien ne changerait pour les secteurs non conventionnés, mais beaucoup de travailleuses et travailleurs parmi les plus modestes à Genève pourraient voir leur salaire baisser, et perdre de l’ordre de 1000,- par an !

 

C’est tellement scandaleux que même le Conseil fédéral était opposé à cette honteuse motion. 

 

Pourtant, contre l’avis du Conseil fédéral, les deux chambres ont voté la motion Ettlin. Le Conseil fédéral devra donc revenir avec un projet de loi, d’abord mis en consultation, et qu’il faudra combattre par référendum s’il est finalement adopté.

 

Tous les conseillers nationaux genevois du PLR, du Centre (ex-PDC) et de l’UDC ont voté pour cette scandaleuse motion (ceux de gauche et des verts’libéraux ayant voté non), qui est passée à deux voix près ; s’ils avaient au minimum respecté la volonté clairement exprimée de leurs électeurs, celle-ci aurait été enterrée.

 

En pleine crise du coût de la vie, la droite ne trouve donc pas d’autre combat que celui de baisser des salaires déjà très modestes. Les différences salariales d’un canton à l’autre engendreraient une « insécurité juridique », à ce qu’il paraît. Quelle insécurité terrible que de devoir payer dignement les travailleuses et travailleurs ! Quant à l’insécurité matérielle que représente les fins de mois difficiles, ces gens-là n’en savent rien, ni n’en veulent rien savoir.

 

Ils prétendent tenir au partenariat social, mais en réalité, ils n’y pensent que quand cela les arrange. Rappelons que le patronat de la construction avait fait du chantage du type : vous acceptez de travailler 50 heures par semaine en plein été, ou on ne renouvelle pas la CCT. Seules les grèves l’ont fait reculer. Magnifique partenariat social ! Quant à la démocratie, l’UDC s’époumonne à hurler que la volonté du peuple est sacrée, lorsqu’il s’agit de l’une de ses initiatives ; mais lorsqu’il est question de cette scandaleuse motion, de l’achat des FA35 alors qu’une initiative populaire venait d’être déposée, de l’article constitutionnel sur l’AVS toujours pas pleinement appliqué depuis 1947, c’est autre chose…

 

Mais foin de démagogie et de faux prétextes. Ce honteux combat de la droite pour baisser les salaires les plus bas rappelle qu’elle n’en a rien à faire en réalité ni de la démocratie ni du partenariat social, et que, derrière toutes ses belles paroles, sa seule raison d’être est de servir les intérêts égoïstes de la classe qu’elle représente : la bourgeoisie.

 

Ce qui rappelle, s’il le fallait vraiment, que la lutte des classes n’est pas une invention des marxistes mais une réalité objective, et que, de son côté, la bourgeoisie la mène, avec une brutalité consommée et un cynisme sans bornes. Les travailleuses et travailleurs doivent en faire de même, sous peine de se faire piétiner.  Ils doivent être capables de voir dans le patronat et les partis bourgeois, non des « partenaires sociaux », mais ce qu’ils sont objectivement : des ennemis de classe. Pour les combattre, ils disposent de leur propre Parti, qui a été fondé dans ce but : le Parti du Travail.

17 novembre 2022

Il y a quarante ans disparaissait Léonide Brejnev, un grand bâtisseur du socialisme




Il y a quarante ans, Le 10 novembre 1982, Léonide Ilitch Brejnev, secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique (PCUS) quittait ce monde. 

 

L’image reçue que beaucoup de gens ont de lui est celui d’un viel homme fatigué, lisant sa feuille avec quelques difficultés d’élocution (on oublie qu’il fut un orateur brillant dans sa jeunesse), une sorte d’incarnation d’une bureaucratie soviétique sclérosée, coupée de la réalité, à la pensée devenue routinière et dogmatiquement figée. L’époque où il fut à la tête du Parti et de l’État reçut le qualificatif de « stagnation ».

 

Certes, au soir de sa vie, Léonide Brejnev n’avait plus l’énergie de sa jeunesse. Mais pour le reste, jamais un cliché n’aura été plus faux, un mensonge plus révoltant.

 

Tout d’abord, c’est à tort que Brejnev passe pour l’incarnation d’une « nomenclatura ». De l’élite dirigeante, il n’était nullement issu. Il venait réellement de la classe ouvrière. S’il s’éleva progressivement aux plus hautes responsabilités, c’est grâce à ses seuls mérites. Il était bien plutôt un « self made man » soviétique ; mais un self made man socialiste, qui s’éleva lui-même en étant toujours et avant tout au service de la collectivité, plutôt qu’en recherchant son avantage personnel, au détriment d’autrui s’il le faut, comme le veut l’« american dream ».

 

Léonide Brejnev naquit le 6 décembre 1906 à Kamenskoïe, dans l’actuelle Ukraine (ville qui porta le nom de Dnieprodzerjinsk de 1936 à 2016, avant de retrouver une variante ukrainisée de son nom initial durant la « décommunisation »). Son père était ouvrier dans l’usine métallurgique de cette ville, qui était un véritable bagne capitaliste. La prime enfance de Brejnev fut rythmée par les grèves et la répression féroce du régime tsariste. Ces origines ouvrières firent de lui celui qu’il devint. Il s’en souviendra :

 

« La vie de l’usine, les pensées et les aspirations de l’ouvrier, son attitude envers la vie, tout cela a contribué de façon déterminante à former aussi ma vision du monde. Et ce qui me fut alors inculqué, je l’ai préservé toute ma vie ».

 

Son adolescence fut marquée par la Révolution, le début de l’édification d’une société nouvelle, mais aussi la Guerre civile, et les ravages terribles qu’elle laissa dans son sillage. La misère était devenue extrême quand les armes s’étaient tues, et le pays était en ruines. L’usine métallurgique de Kamenskoïe était provisoirement fermée. Tout était à rebâtir.

 

C’est cet impératif de reconstruction, et par-delà, d’édification d’un monde nouveau, qui allait déterminer la voie que suivra le futur secrétaire général du PCUS.

 

Après avoir fini l’école à l’âge de 15 ans, Léonide Brejnev travailla comme débardeur, puis reçut une formation d’arpenteur géomètre, profession qu’il exerça dans différentes régions d’URSS. Il adhéra au Komsomol, la Jeunesse communiste, en 1923, à l’âge de 17 ans. En 1931, il revint dans sa ville natale. Il s’engagea comme ouvrier dans l’usine métallurgique, qui avait redémarré en 1925. Le soir après le travail, il suit des cours à la faculté ouvrière, et devient ingénieur. En 1931 également, il adhère au Parti.

 

C’est en tant qu’ingénieur, et militant du Parti, à l’intérieur de l’usine métallurgique qu’il allait se faire remarquer par son énergie, son dynamisme, ses qualités professionnelles, sa rigueur intellectuelle et son souci des détails ; mais également par ses qualités humaines : modestie, sollicitude pour les autres, sociabilité. Il contribua à accroître de façon perceptible la productivité de l’usine, en ces années où on manquait de tout. C’est grâce aux qualités précitées que, après son service militaire, en 1935-1936, il monta rapidement les échelons.

 

Puis vint la Guerre. Occupant déjà un poste élevé au sein du Parti au niveau régional, Léonide Brejnev s’engagea avec une énergie admirable dans l’évacuation des personnes et des moyens de productions des territoires qui à vue d’œil tombaient sous le joug de la Wehrmacht. Ensuite, il se porta volontaire pour s’engager dans l’armée.

 

Durant la guerre, il servit en tant que commissaire politique, avec le grade de colonel. Cette période de sa vie a été beaucoup mise en évidence durant la période où il fut au pouvoir, mais ce n’était pas sans raisons. Elle fut réellement héroïque. Affecté au front de Transcaucasie, puis en Ukraine, Léonide Brejnev n’était pas un « planqué ». Il ne vécut pas la guerre depuis la sécurité d’un état-major, mais sur la ligne de front, ou à proximité immédiate. Son action la plus fameuse était en tant qu’agent de liaison entre le commandement militaire et l’avant-garde soviétique qui avait pris la fameuse « Petite terre », une île aux portes de l’Ukraine encore occupée, et qu’il fallait rejoindre en bateau, sous les tirs allemands. Plus d’une fois il vit la mort de près, souvent il faillit y passer, et participa plusieurs fois lui-même aux combats. A la fin de la guerre, il reçut le grade de major-général et participa au défilé de la Victoire à Moscou en récompense de ses faits d’arme.De sa participation à la guerre, la plus horrible que l’humanité eut connue, Léonide Brejnev en a retiré une aversion profonde pour ses horreurs, la conviction inébranlable que le combat le plus important est celui pour la paix. Comme il s’en souviendra :

 

 « Les dommages et les dévastations causées par cette guerre ne sont comparables à rien de connu. Les souffrances qu’elle a occasionnées sont encore vives au cœur des mères, des veuves et des orphelins. […] Il n’est point de perte plus terrible que la mort de ses proches, de ses camarades et de ses amis. Et il n’est point de spectacle plus accablant pour un être humain que de voir ruinés les fruits d’un labeur auquel il a consacré toute son énergie, son talent et son dévouement à la patrie. »

 

Et il n’oubliera pas cette leçon une fois qu’il sera à la tête du Parti et de l’État, s’engageant avec constance pour la coexistence pacifique entre États à systèmes sociaux différents. Comme il l’écrit dans la préface de l’édition française d’une courte biographie de lui, parue en 1980 :

 

« De tous les sujets de méditation que peut susciter ce récit, le thème de la paix me paraît le plus important. Pour le peuple soviétique il tient toujours la première place. Il n’y a sans doute pas une seule famille, chez nous, où l’on ne se souvienne de ceux qui ne sont pas revenus de la guerre. Or beaucoup de temps a passé depuis – trente-cinq ans. »

 

« Dans les circonstances actuelles, il ne suffit pas de désirer la paix, il ne suffit pas de manifester un esprit pacifique. Il faut défendre la paix, il faut lutter pour elle. Et je ne trahirai pas la vérité en disant que c’est là la pensée de tous les deux cent soixante millions de citoyens soviétique. ».

 

Mais, ça, ce sera plus tard. Dans l’immédiat, le pays horriblement ravagé par la guerre était à reconstruire. Léonide Brejnev s’y employa activement, tout d’abord dans son Ukraine natale. Brejnev fut en effet élu premier secrétaire de l’organisation régionale du Parti de Zaporojie (région où se trouve aujourd’hui la plus grande centrale nucléaire au monde, sur laquelle les combats font planer un grave danger). L’usine de Zaporojstal avait alors une importance cruciale pour toute l’économie soviétique, puisqu’elle était la seule à produire des tôles d’acier. Il fallait absolument la faire redémarrer, et fonctionner au maximum de ses capacités. Grâce à son énergie et à ses talents d’organisateurs, Léonide Brejnev obtint des résultats spectaculaires dans la reconstruction de l’Ukraine.

 

Une parenthèse. Une grande partie de la vie de Brejnev est liée à l’Ukraine. Il n’était pas lui-même ukrainien, sa famille venait de la région de Koursk en Russie. Mais il avait aimé ce pays, qui était le sien, et dont il avait gardé un accent caractéristique. Il écrira :

 

« J’ai longtemps travaillé en Ukraine, je me suis battu sur son sol pendant la guerre et, comme les autres Russes, je connais les merveilleuses qualités du peuple ukrainien, je me suis mis à l'aimer d’un amour filial très sincère ».

 

En transformant le souvenir sacré de la Grande Guerre patriotique en orgueil militariste, et en réduisant de nouveau l’Ukraine en champ de ruines, le régime de Vladimir Poutine détruit tout ce que Léonide Brejnev s’était efforcé de bâtir, et fait de la Fédération de Russie une véritable anti-URSS.

 

Du fait des très bons résultats obtenus à chaque fois, Léonide Brejnev continue de monter les échelons : premier secrétaire du Parti de la République socialiste soviétique de Moldavie, puis de celle du Kazakhstan, membre du Comité central du PCUS en 1952, du Bureau politique en 1956. En 1964, lorsque Nikita Khrouchtchev est démis de ses fonctions, il accède au poste de secrétaire général du PCUS. Il y aurait beaucoup à dire sur les circonstances de cette accession au pouvoir, et plus généralement sur les rapports entre Brejnev et Khrouchtchev, mais le sujet est complexe, et nous en réservons le traitement à un article consacré à Nikita Khrouchtchev.

 

A la tête du PCUS, Léonide Brejnev s’emploie à la lutte pour la paix, bien sûr, mais surtout à l’édification du socialisme, et, en premier lieu, à l’amélioration des conditions de vie du peuple soviétique. Programme qu’il résume ainsi :

 

« Créer pour les travailleurs les conditions les plus propices à un travail, à des études, à des loisirs, au développement et à l’application la plus judicieuse de ses capacités, voilà l’objectif essentiel, le sens profond de la politique que met en œuvre avec conséquence notre parti ».

 

Les résultats étaient sans doute en deçà de ce que la population aurait voulu, mais somme toute spectaculaires, si on prend en compte le point de départ très bas aux lendemains de la Révolution, et les ravages de plusieurs guerres. La période brejnévienne est à juste titre restée dans les mémoires comme la plus heureuse et la plus prospère que les 15 républiques qui formaient l’URSS aient jamais vécu.

 

Cet éloge de Léonide Brejnev était indispensable, ne serait-ce que pour rétablir la vérité sur ce grand communiste. Mais nous ne voudrions pas non plus en faire une hagiographie. Naturellement, Brejnev n’avait pas que des mérites, et tout n’était pas rose à son époque, ni rouge d’ailleurs. Ayant connu l’état de dénuement extrême du pays, et les grandes difficultés de la reconstruction, Léonide Brejnev avait certainement tendance à surestimer le niveau d’avancement du socialisme soviétique, et à minimiser les problèmes et les contradictions qui s’accumulaient et s’aggravaient. Il n’en mérite pas moins que tous les honneurs dus soient rendus à sa mémoire.

Adieu, Tony, notre camarade !




Le 19 octobre 2022, le cœur de Tony Fernandez cessait de battre. Il avait alors 80 ans.

 

Notre camarade Tony a eu un parcours impressionnant – c’était un vrai « personnage » – dont nous avons partagé la toute dernière partie. Son père avait servi la République espagnole, et s’était battu pour elle. Cet héritage espagnol et républicain a fait de Tony le communiste qu’il est devenu.

 

Tony était depuis fort longtemps militant du PCE (Parti communiste d’Espagne), dont il était le représentant en Suisse, et avait animé une section dans notre pays.

 

Avant sa retraite, il avait travaillé à l’ONU, à Genève, où il s’est efforcé de servir les principes de l’internationalisme prolétarien, dans la mesure de ce que cette structure rendait possible.

 

Bien que n’ayant jamais demandé le passeport rouge à croix blanche, même s’il en aurait eu le droit, Tony avait eu la volonté de s’impliquer dans le mouvement communiste de son pays de résidence en plus de celui de son pays d’origine. Il avait rejoint, dans les années 2000, le groupe nommé Les communistes. De ce groupe il a voulu faire un vrai parti communiste, avec une organisation et une idéologie solide, et des liens internationalistes sérieux. Il a toujours été favorable à l’unité de la gauche radicale, et a engagé son groupe pour une participation loyale aux coalitions successives de celle-ci : A gauche toute ! et Ensemble à Gauche, avec ses plusieurs avatars.

 

C’est dans ces circonstances qu’il s’était rapproché du Parti du Travail, dont il avait accueilli favorablement le redressement organisationnel et idéologique dans les années 2010. Conscient du fait qu’il ne devrait y avoir qu’un seul parti communiste dans un territoire donné, il avait initié un rapprochement entre son groupe et notre Parti, devant aboutir à une fusion. Lorsque celle-ci ne put se faire, du fait que le groupe Les communistes fut infiltré par des éléments hostiles au Parti du Travail, il choisit de demeurer fidèle à notre Parti, qui était devenu le sien.

 

Il restera dans nos mémoires comme un communiste exemplaire, dévoué au Parti, inflexibles sur les principes, attaché par-dessus tout à l’idéologie marxiste-léniniste et à la tradition communiste ; ainsi qu’un camarade d’une grande culture, et d’une rare chaleur humaine. C’était également un ami pour l’auteur de ces lignes, qui a pu beaucoup apprécier sa conversation toujours passionnante.

 

Adieu, Tony, nous continuerons la lutte qui fut la tienne !

Le Kurdistan, plus grande colonie de la planète




Aussi longtemps qu’un peuple viable est enchaîné par un conquérant extérieur, il utilise obligatoirement toutes ses forces, tous ses efforts, toute son énergie contre l’ennemi extérieur. 

Sa vie intérieure est paralysée, il est incapable d’œuvrer à son émancipation sociale.

Karl Marx.

 

L’Histoire, dit-on, commence à Sumer. L’histoire des Kurdes est à peine moins ancienne. Les ancêtres des Kurdes sont évoqués sous le nom de « kardou » dans une tablette sumérienne datant de 3'000 ans avant notre ère. Les Kardous sont évoqués dans des textes assyriens et babyloniens. Hérodote, le « père de l’Histoire », en parle également dans ses Histoires, lorsqu’il traite de la retraite des 10'000. Les Kassites, qui renversèrent Babylone, furent un peuple kurde. Les Hourrites et les Goutis l’étaient également. Les Kurdes iraniens descendent des Mèdes, qui avaient dominé les Perses, avant d’être renversés par Cyrus, fondateur de l’Empire achéménide (dont la Médie restera l’un des trois centres de pouvoir, avec la Perse et l’Élam). A partir de là, les Kurdistan fut soumis à différents empires.

 

Le nom de « kurde » est attesté pour la première fois en 1195, avec les Seldjoukides. Au XIIIème siècle, la région est ravagée par les Mongoles. Le Kurdistan, une province persane auparavant, fut divisé pour une première fois entre Ottomans et Perses, en 1514, après la bataille de Tchaldoran. Ensuite, les frontières bougèrent peu jusqu’au XXème siècle. Le Kurdistan était encore, à l’aube de la Ière Guerre mondiale, un pays essentiellement féodal, divisée en une multitude de seigneuries locales, aux mains d’une aristocratie kurde soumise à ces deux empires. Mais un vent nouveau commençait à souffler, une conscience nationale kurde émergeait progressivement au cours du XIXème siècle, et on y compte même quelques révoltes où des éléments archaïques se mêlaient à des motifs nationaux, dictés par une conscience plus moderne.

 

Le Kurdistan après la Ière Guerre mondiale

 

La Ière Guerre mondiale représenta un tournant dans l’histoire du peuple kurde. Dès avant la fin de la guerre, la France et le Royaume-Uni se mirent d’accord pour démembrer l’Empire ottoman, et de s’en partager les décombres. Les détails en furent scellés dans les accords Sykes-Picot, préparés pendant une année entre 1916 et 1917. Vaincu, l’Empire ottoman fut effectivement mis en pièces, et la partie du Kurdistan qu’il contrôlait fut partagée entre trois pays : la Turquie, la Syrie (sous mandat français) et l’Irak (contrôlé de fait par le Royaume-Uni). La France était opposée à toute indépendance du Kurdistan, par peur de voir sa zone d’influence réduite au profit des Britanniques.

 

Le Kurdistan resta donc une colonie, qui plus est partagé entre quatre pays, dont les régimes politiques sont restés, largement jusqu’à nos jours, des plus archaïques et réactionnaires. Ce caractère archaïque explique que le colonialisme que subirent, et subissent encore, les Kurdes fut des plus brutaux et rétrogrades, mêlant violence policière et militaire, refus de tous droits nationaux – jusqu’à celui de parler leur langue, ou même être reconnus dans leur existence – et civiques des Kurdes. 

 

Le démantèlement de l’Empire ottoman provoqua également un saut qualitatif dans l’émergence d’un sentiment national kurde, d’un mouvement national kurde, d’une lutte déterminée pour la reconnaissance des droits nationaux des Kurdes, pour l’autonomie nationale, avec l’aspiration à la création d’un État-nation kurde. Mais il était presque trop tard pour cela. La planète avait déjà été partagée entre puissances impérialistes, et ni les pays colonialistes locaux, ni les impérialismes occidentaux n’étaient disposés à permettre aux Kurdes de faire leur révolution démocratique bourgeoise. Les tentatives de soulèvement kurdes – qui furent nombreux – furent impitoyablement réprimés, avec des massacres confinant au génocide.

 

Aujourd’hui, le Kurdistan demeure la plus grande colonie du monde, partagée entre quatre États. C’est une région montagneuse de hautsplateaux et de près de 640'000 km2 (on trouve des estimations plus basses, parce que le régime de Saddam Hussein a fait du nettoyage ethnique, et arabisé une partie du Kurdistan irakien). Y vivent près de 45 millions de Kurdes. Du fait de toutes les répressions, la diaspora kurde est nombreuse : 5 millions dans tous les pays occidentaux, dont un million en Allemagne, et près de 70'000 en Suisse. Le problème national kurde demeure entier.

 

Le Kurdistan irakien, une autonomie sans vraie autodétermination

 




On pourrait nous retorquer que, du moins dans le Kurdistan irakien, les Kurdes ont pu atteindre une certaine autodétermination, jouissant, à défaut d’un État indépendant, du moins d’une région autonome. Malheureusement, ce n’est pas tout à fait le cas.

 

Après leur invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein, les USA ont imposé une constitution démocratique bourgeoise. Enfin, sur le papier. Car, en pratique, elle n’est ni applicable ni appliquée. L’Irak d’aujourd’hui est un État failli, instable, corrompu, déchiré par des luttes entre clans et factions. Les USA ont sciemment attisé ces tensions, selon la maxime « diviser pour mieux régner ».

 

Le Kurdistan irakien, qui occupe la partie nord de l’Irak, est devenu une région autonome. 98% des votants s’y sont prononcés pour l’indépendance, mais la Turquie et l’Iran ont pu empêcher que celle-ci soit mise en œuvre. Les autorités du Kurdistan irakien veulent organiser un nouveau référendum, que Joe Biden souhaite voir reporté.

 

Le problème est la qualité de cette autonomie, et la nature des forces politiques qui dirigent le Kurdistan irakien. La majeure partie étant aux mains du PDK (Parti démocratique du Kurdistan, qui n’a démocratique que le nom), et, dans les faits, à la botte du clan Barzani, dirigé par Massoud Barzani, qui est toujours le roi sans couronne de cette région, même s’il n’est plus président. La partie sud du Kurdistan irakien est dirigée par l’UPK (Union patriotique du Kurdistan). Mais, au-delà des différences politiques, cette division reflète surtout une différence à base nationale entre les peuples Goran et Soran. 

 

Du reste, le PDK et l’UPK ont établi le même type de régime dans leurs zones respectives : corrompus, autoritaires, au service d’une bourgeoisie compradore, et totalement liés aux USA et à l’Europe, mais aussi à la Turquie, et aucunement solidaires des mouvements kurdes des autres parties du Kurdistan. Le régime de Massoud Barzani n’hésite pas à collaborer avec l’État turc, y compris contre le Rojava. 

 

Massoud Barzani a tiré sa légitimité du fait d’être le fils du général Mahmoud Barzani, qui avait longtemps lutté pour l’autonomie du Kurdistan irakien, et avait dirigé un pays quasiment indépendant durant quelques temps, avant d’être finalement vaincu par le régime de Saddam Hussein. Le général Barzani est resté dans les mémoires comme une figure héroïque, malgré de graves fautes qui ont précipité sa chute : absence de ligne politique claire, recherche d’alliances opportunistes avec l’impérialisme, direction autocratique et incompréhension du rôle d’un parti politique, mentalité largement féodale…Son fils a hérité de tous ses défauts, sans ses qualités et mérites.

 

De ce fait, l’autonomie n’y constitue aucunement une vraie autodétermination. On ne peut même pas parler de voie nationale au capitalisme, ni de la présence d’un capitalisme national. Le Kurdistan irakien reste une région divisée en clans rivaux, avec des caractéristiques semi-féodales. Les recettes du pétrole ne profitent nullement au peuple, dans cette région où les inégalités sont abyssales, et où la pauvreté est massive, pendant qu’une toute petite élite s’enrichit de façon proprement révoltante. Une révolution reste à faire.

 

Le Kurdistan turc, entre luttes et répression continuée

 




A la chute de l’Empire ottoman, la fondation de la République turque avait donné beaucoup d’espoir, aux progressistes turcs comme kurdes. La Constitution de 1924 était démocratique et, pour la première fois, reconnaissait les Kurdes. La Révolution d’Octobre a eu une influence considérable sur le mouvement kurde, comme sur le mouvement ouvrier turc. Un parti communiste fut alors fondé.

 

Mais la République turque prit bientôt un tournant de droite, vers le capitalisme, qui devait l’amener à rejoindre l’OTAN dans l’avenir. Un bateau sur lequel des dirigeants communistes revenaient d’URSS fut coulé par la marine turque. L’État turc prit un tournant de plus en plus autoritaire et répressif, écrasant les révoltes kurdes dans la violence, une violence arbitraire, et, en 1937, quasi-génocidaire. La brutalité de la répression permit de consolider un État national turc, et uniquement turc, en brisant l’opposition pour un temps.

 

Le mouvement européen de mai 68 eut un fort impact en Turquie, qui devint un pays très révolutionnaire, rempli de mouvements de gauche radicale, puissamment organisés et idéologiquement formés. L’influence de l’idéologie marxiste sur les organisations kurdes s’accrut considérablement, de même que l’idée de l’indépendance d’un Kurdistan unifié. Dans ces organisations, on pensait que le Kurdistan avait besoin d’abord d’une révolution démocratique bourgeoise, pour liquider les vestiges du féodalisme,mais une révolution qui soit conduite par la classe ouvrière, avec le socialisme pour perspective.

 

Mais, face à cette montée révolutionnaire, la bourgeoisie turque recourut à la dictature militaire. En 1980, la junte réprima impitoyablement ces mouvements, emprisonnant des milliers de révolutionnaires kurdes. Encore aujourd’hui, il y a des dizaines de milliers de prisonniers politiques kurdes en Turquie. Depuis, et jusqu’à aujourd’hui, l’État turc écrase tout mouvement turc par la force des armes, bombarde, tue, emprisonne. La langue et la culture kurde sont interdites, le turc est imposé, aucunes études kurdes ne peuvent exister. La volonté consciente de l’État est que les Kurdes restent pauvres et analphabètes, car plus faciles à gouverner ainsi.

 

La situation a empiré depuis l’accession au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, et de son parti islamiste, l’AKP. Le but de l’AKP est de liquider la république, et de revenir à un Moyen Age fantasmé, à un État islamique. D’après l’image utilisée par Erdogan, la démocratie est un train ; une fois qu’on a atteint la destination, qui est la théocratie islamique, on en descend. Il a dit également qu’il n’y a pas de différence entre lui et les Talibans, et a en réalité collaboré avec l’État islamique, qui constitue une forme de réalisation de son projet réactionnaire. Son incompétence abyssale en matière économique – il n’a fait que des études religieuses dans une école obscurantiste, son diplôme universitaire étant un faux – doublée à une tentative d’application de théories islamiques à l’économie, a conduit à un véritable désastre, avec une inflation atteignant jusqu’à 300% d’après certaines estimations.

 

Face à ce régime, l’opposition de gauche s’est organisée dans le cadre du HDP, qui n’est pas uniquement, comme un raccourci médiatique l’entend, un parti « pro-kurde », mais un parti politique pour toute la Turquie, qui est également une coalition de plusieurs organisations de gauche radicale (dont le SYKP, « Parti de la reconstruction socialiste », dont des membres en Suisse militent au PST-POP), un parti qui défend un pays démocratique, écologique, social, ainsi que la cause kurde. Le HDP avait dépassé la barre de 10% aux élections parlementaires. Le régime d’Erdogan a réagi par la répression. Des militants du HDP de tous niveaux sont emprisonnés, des militants de base, jusqu’aux deux coprésidents, en passant par les députés et tous les maires kurdes (remplacés par des administrateurs turcs nommés par le régime). Il faut savoir que l’État de droit n’existe plus en Turquie, pas plus que la séparation des pouvoirs – qui sont concentrés dans les faits entre les mains d’Erdogan – ; il n’y a plus de magistrats indépendants, et le régime d’Erdogan ignore ostensiblement les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, comme d’ailleurs le droit turc.

 

Mais les jours de ce régime pourraient être comptés, et Erdogan et l’AKP ont de bonnes chances de perdre les élections fixées en juin 2023. Le HDP a été à l’initiative d’une coalition électorale plus large, « Travail et liberté », qui pourrait atteindre autour de 20% des voix. Il soutient également un candidat commun de l’opposition à la présidentielle. Si Erdogan perd les élections, ses actes au pouvoir pourraient être annulés, et la Turquie pourrait enfin changer en mieux.

 

Le Kurdistan syrien, la révolution du Rojava

 




Le Kurdistan syrien, appelé Rojava par ses habitants kurdes, est une petite partie du Kurdistan, tant en territoire qu’en population. Mais, depuis quelques années, il est sous le feu des projecteurs.

 

Avant 2011, cette région végétait sous le joug d’un colonialisme particulièrement rétrograde. Les Kurdes n’avaient même pas de documents d’identité, pas d’existence légale. L’État syrien exploitait sans scrupules les ressources de la région, sans aucun égard pour sa population.

 

Mais tout a changé avec le déclenchement de la guerre civile. Les Kurdes ont eu l’opportunité, et même la nécessité, de prendre leur destin en main, et de s’organiser de façon autonome. Ils l’ont fait sous la direction du YPD (Parti de l’union démocratique), dont le projet politique est celui d’une démocratie directe, populaire, écologique et féministe. Chaque localité de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (nom officiel du Rojava, choisi pour inclure les populations non-kurdes de la région) s’autogouverne avec une participation directe du peuple. 

 

En 2014, les forces armées du Rojava ont affronté, et vaincu, l’État islamique, l’organisation la plus barbare et obscurantiste de toute l’histoire de l’humanité. Cette lutte a été largement dirigé par les femmes, qui disposent de leurs propres organisations, d’où le slogan « femme, vie, liberté ! », qui résonne aujourd’hui dans les manifestations en Iran. Il faut savoir que cette participation active des femmes n’est pas une pure nouveauté, mais trouve son origine dans des traditions kurdes anciennes. Même autrefois, les femmes pouvaient intervenir pour conclure la paix, et les hommes n'osaient pas s’y opposer le cas échéant. 


Lorsque l’État islamique était une menace universelle, les puissances impérialistes ont prétendu hypocritement être du côté du Rojava, et ont pu lui fournir un soutien limité, parce qu’elles avaient temporairement le même ennemi. Mais sitôt que l’EI avait perdu son « État », ces mêmes puissances se sont détournées du Rojava, pour ne pas froisser leur véritable allié dans la région : la Turquie, et son président Erdogan. Depuis, le Rojava est entouré d’ennemis : les groupes islamistes ; la Turquie, qui veut la mort de cette autonomie kurde ; le régime syrien de Bachar El-Assad, qui veut récupérer ce qu’il considère comme étant son territoire ; et le Kurdistan irakien de Barzani, objectivement du côté de la Turquie. La région est soumise à un blocus quasiment total. Le nord en est partiellement envahi par l’armée turque – qui viole ainsi impunément l’intégrité territoriale d’un autre pays, dans le silence assourdissant de la « communauté internationale » ! –, et des groupes islamistes, soutenus en sous-mains par la Turquie, l’attaquent. Le Rojava est obligé de conduire une guerre ininterrompue sur plusieurs fronts, et est en outre forcé de continuer à gérer des camps de prisonniers de l’EI, les États occidentaux ne voulant ni reprendre leurs ressortissants, ni même organiser un tribunal international pour les juger.

 

Malgré cela, la révolution est une réalité au Rojava, et une société nouvelle y est édifiée, dans des conditions d’une difficulté extrême. Quel visage prendra cette nouvelle société ? Pour le savoir, il faudrait déjà qu’elle puisse se développer par elle-même, sans devoir lutter en permanence pour sa survie. C’est un devoir internationaliste que de la soutenir.

 

Le Kurdistan iranien, un soulèvement contre le régime islamiste

 

En Iran, les Kurdes subirent longtemps une oppression brutale, privé de tout droit national, jusqu’à celui d’utiliser leur langue, sous la monarchie comme sous la République islamique.

 

En 1946, le Kurdistan iranien a eu une brève expérience d’autodétermination : la République de Mahabad. Elle a duré six mois. Lorsque l’armée soviétique s’est retirée d’Iran, qu’elle occupait, conjointement avec le Royaume-Uni, durant la IIème Guerre mondiale – l’indépendance relative de la République de Mahabad ayant été possible car elle se situait dans un terrain neutre entre les deux zones d’occupation – la monarchie iranienne reprit brutalement la main sur cette région. Le président de la République, Qazi Mohamed, fut pendu. L’État iranien a systématiquement pendu les leaders kurdes, allant jusqu’à les faire assassiner à l’étranger, comme il l’a fait pour A. Kasumen, président du Parti démocratique d’Iran, qui fut tué à Vienne dans les années 80.

 

Mais les choses pourraient enfin changer. Le peuple iranien se soulève aujourd’hui contre le régime. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est le meurtre par la police religieuse de la jeune Mahsa Amini, qui était kurde, pour la seule « faute » qu’elle ne portait pas correctement le voile d’après une loi rétrograde. Une mobilisation des femmes est devenue une révolte générale de tout le peuple contre un régime honni, une révolte massive surtout dans les régions kurdes. Mais pas seulement. L’Iran est en effet une puissance coloniale oppressive pas seulement pour les Kurdes. Il y a également le Baloutchistan, des régions arabes…Une révolte menée sous le slogan « femme, vie, liberté ! », qui résonne depuis longtemps au Rojava. Une révolte qui est aussi celle de la classe ouvrière. Les travailleurs des raffineries se sont mis en grève pour soutenir le mouvement.

 

Le régime réagit avec une brutalité extrême et sans nuance, réprimant à l’arme lourde, au prix de milliers de morts, et des dizaines de milliers d’arrestations. Mais ce pourrait bien être le début de sa fin. Tous les peuples et les partis communistes du monde se doivent de soutenir ce courageux soulèvement du peuple iranien contre une théocratie réactionnaire au suprême degré.

 

Quelles perspectives pour le mouvement kurde ?

 

Dans les quatre parties du Kurdistan séparées par des frontières nationales du fait des aléas de l’histoire, la tâche politique principale devant le mouvement kurde est en tout premier lieu de se libérer des chaînes du colonialisme, direct ou compradore. Mais ensuite ?

 

En Europe, l’émergence de l’État-nation est le fruit du développement du capitalisme, et un produit de la révolution bourgeoise qui a remplacé le féodalisme par une forme d’organisation sociale plus avancée. Mais ce processus n’a pas pu avoir lieu au Kurdistan, durement opprimé par des colonialismes particulièrement arriérés. Aussi, aucun capitalisme endogène n’a pu s’y développer, et les vestiges du féodalisme y sont encore massifs. Le Kurdistan présente en outre le même aspect que les pays d’Europe avant qu’ils ne soient devenus des nations. Les Kurdes sont de fait un assemblage de différents peuples – Kurmanc, Zaza-dismili, Goran, Soran, etc. qui parlent différentes langues. Cela ne fait pas une nation unifiée. Sans compter les nombreuses minorités non kurdes : Arméniens, Assyriens, Arabes, Turcomans,…Ces groupes peuvent de fait s’unir pour lutter contre le colonialisme. Sans interférences coloniales, ils auraient pu avoir évolué pour devenir une nation. Mais le colonialisme a empêché ce processus de s’accomplir.

 

Pourtant, la question nationale doit être résolue. Comment ? Une nation implique une unité de territoire, une histoire commune, une même langue, une certaine mentalité commune, et une vie économique commune (qui apparaît avec le capitalisme). En l’état, ces critères ne sont pas réunis au Kurdistan. Pour liquider les vestiges du féodalisme et du colonialisme, deux voies se présentent : une révolution démocratique bourgeoise, suivie d’une évolution vers un capitalisme 

endogène ; ou bien une révolution nationale démocratique, avec le socialisme pour perspective. Ce qui suppose un parti révolutionnaire, et un front commun du peuple, pouvant aller jusqu’à la bourgeoisie nationale.

 

Mais le fait est qu’une nation kurde n’existe pas à ce jour. Comment résoudre alors la question nationale au Kurdistan ? Une révolution nationale démocratique, bourgeoise ou populaire, pourrait conduire malgré tout à la création d’un État-nation kurde. Ou bien, pour rendre justice aux revendications nationales de ces différents groupes, pour que chacun de ces peuples et de de ces langues trouve sa place, la Kurdistan pourrait être organisé sous la forme d’une fédération, ou bien d’une confédération. Ou bien encore il pourrait être divisé en plusieurs États-nations distincts.

 

Quelle solution doit prévaloir ? C’est au peuple kurde de choisir celle qui lui conviendra le mieux. Il en a absolument le droit, car le droit des peuples à l’autodétermination est un principe fondamental et inaliénable, et il doit pouvoir le faire sans aucune ingérence des puissances impérialistes, comme des pays colonisateurs locaux. Ce droit d’autodétermination par le peuple kurde, son usage sans interférences extérieures, il faut le soutenir activement, sans réserve et avec détermination.

 

Burhan Aktas & Alexander Eniline