05 octobre 2015

La voie ouverte par la Conférence de Zimmerwald



Il y a 100 ans de cela, du 5 au 8 décembre 1915, en pleine première guerre mondiale, 38 délégués issus de 11 partis socialistes de pays européens se réunissaient pour une conférence internationale, camouflée en réunion d’ornithologues, dans le village de Zimmerwald, situé dans l’Oberland bernois. Le nombre si réduit de délégués, et le lieu modeste choisi pour la réunion, témoignaient à eux seuls de la crise profonde que traversait le mouvement socialiste international. Il n’y a pas si longtemps, les congrès de la IIème Internationale se tenaient dans les grandes villes d’Europe et rassemblaient jusqu’à un millier de représentants issus de dizaines de partis sociaux-démocrates du monde. La social-démocratie d’avant-guerre représentait une force colossale, qui organisait des millions de travailleurs dans la lutte pour leurs droits et pour le socialisme –  ou du moins semblait le faire – qui remportait des résultats importants à toutes les élections, une force qui faisait trembler la bourgeoisie de peur, et qui plus est une force en progression. Le socialisme semblait à portée dans un avenir proche.

Et pourtant, en 1914, toute cette puissance qu’était la IIème Internationale, tout l’espoir qu’elle incarnait, s’est fracassée totalement et sans espoir de retour sur la trahison de la quasi totalité de ses chefs, qui votèrent sans broncher les crédits de guerre, conclurent l’union sacrée avec la bourgeoisie de  « leur » pays, entrèrent dans des gouvernements d’union nationale pour certains d’entre eux, et jetèrent les travailleurs dans l’innommable boucherie impérialiste qu’allait être la Première Guerre mondiale, leur proposant de s’entretuer pour le profit des monopoles comme perspective plutôt que la lutte pour le socialisme. Le président du Bureau socialiste international en personne, Emile Vandervelde, entra au gouvernement belge du roi Albert en tant que ministre sans portefeuille, gouvernement où il fut un ministre loyal et obéissant, ne demandant même jamais la moindre mesure en faveur des travailleurs au roi.

Pourtant, la social-démocratie avait anticipé la guerre qui s’annonçait, en avait débattu à ses congrès, où elle avait chaque fois solennellement voté des résolutions dans lesquelles elle s’engageait à empêcher le déclenchement de la guerre par tous les moyens, et de transformer la guerre en révolution prolétarienne si jamais elle venait à être déclarée. La résolution votée au Congrès de Bâle, en 1912, disait par exemple : « Que les gouvernements se rappellent clairement que, étant donnée la situation actuelle de l’Europe et l’état d’esprit des consciences dans le milieu de la classe ouvrière, ils ne peuvent pas déchaîner une guerre sans se mettre eux-mêmes en danger…Les prolétaires considèrent comme un crime de tirer les uns sur les autres pour l’accroissement des profits des capitalistes ». Jaurès y avait aussi déclaré : « Les gouvernements devraient se rappeler, quand ils évoquent le danger de guerre, comme il serait facile pour les peuples de faire le simple calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de sacrifices que la guerre des autres ». Peu avant guerre, plusieurs pays d’Europe étaient également secoués de mobilisations populaires de masse et d’une grande radicalité, qui laissaient augurer une situation prérévolutionnaire, que la social-démocratie avait pleinement les moyens de faire déboucher sur une lutte révolutionnaire.

Or, les dirigeants de la IIème Internationale préférèrent trahir de façon éhontée la classe ouvrière qu’ils étaient sensés servir, tous les principes dont ils se réclamaient, comme toutes les résolutions qu’ils avaient solennellement votées, pour passer objectivement et sans espoir de retour dans le camp de la bourgeoisie. La social-démocratie n’était plus que le fantôme de ce qu’elle avait été, et était désormais destinée à poursuivre sa trajectoire politique dans un autre rôle, celui, pour reprendre les mots de Lénine, de commis de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière. Un seul des partis de la IIème Internationale était resté debout et fidèle à ses principes dans la débâcle générale : le Parti bolchevik, fondé par Lénine. Pour ceux des militants des partis socialistes qui étaient restés fidèles à leurs principes et voulaient continuer la lutte, tout restait à reconstruire. Ce travail de reconstruction commença immédiatement, et Lénine y joua un rôle majeur. Mais la première conférence socialiste internationale proprement dite qui parvint à se tenir fut celle de Zimmerwald. Elle joua un rôle charnière dans notre histoire.

La conférence de Zimmerwald fut organisée par le socialiste suisse Robert Grimm, qui faisait alors partie des « centristes » de la IIème Internationale, et qui allait devenir une personnalité marquante dans l’histoire du PSS. Son ordre du jour était simple : comment mettre fin à la guerre ? Mais, même si la direction de la conférence resta entre les mains des « centristes », elle fut cristallisée par une opposition entre une majorité pacifiste, qui voulait se borner à exiger la fin de la guerre, ce par des méthodes légales et dans le cadre du système capitaliste, et ce qu’on allait appeler la « gauche de Zimmerwald », réunie autour de Lénine, qui ne voulait pas en rester là, mais estimait qu’une rupture était nécessaire avec la IIème Internationale irrémédiablement faillie, qu’il fallait analyser les causes de cette faillite, et qu’il n’était pas possible d’obtenir une fin de la guerre qui soit dans l’intérêt des peuples et qui ne débouche pas sur une nouvelle guerre mondiale, sans révolution socialiste, et que donc il fallait transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire.

Après des débats houleux, la Conférence de Zimmerwald finit par voter à l’unanimité un manifeste de compromis, rédigé par Trotski, dont il est utile de dire qu’il n’était nullement alors du côté de Lénine, mais de celui des « centristes ». Le manifeste dénonçait la trahison des dirigeants de la IIème Internationale, sans toutefois en préciser les causes, démasquait le mensonge de la défense de la patrie, et analysait la guerre en cours comme purement impérialiste, et surtout appelait les travailleurs de tous les pays à s’unir pour mettre fin à la guerre, lutte qui est aussi une lutte pour le socialisme, dont le manifeste ne précisait pourtant pas les moyens. Dans un monde déchiré par une guerre fratricide, le manifeste de la Conférence de Zimmerwald lançait cet appel : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Le souvenir n’en fut pas oublié. Ainsi que l’écrira plus tard le poète Vladimir Maïakovski : « Parmi toute la maison de fous seul Zimmerwald se dressa sobre. Depuis là Lénine avec une poignée de camarades se leva au dessus du monde et leva le feu de la pensée plus éclatant que n’importe quel incendie, la voix plus forte que toutes les canonnades ». 

Bien qu’il ne se priva pas de critiquer publiquement les insuffisances et les non-dits du manifeste de Zimmerwald, Lénine n’en estima pas moins qu’il s’agissait d’un premier pas en avant important vers la reconstruction du marxisme révolutionnaire et d’une nouvelle Internationale, débarrassée de l’opportunisme et du social-chauvinisme. Car si les « centristes » avaient provisoirement gardé l’avantage, du moins formellement, la gauche de Zimmerwald n’avait pas moins remporté une victoire majeure : outre le fait qu’elle ait réussi à faire passer nombre de points importants dans le manifeste commun, elle était surtout apparue comme la force la plus dynamique et la plus conséquente du mouvement socialiste international, tandis que ses adversaires n’avaient aucun argument de poids à lui opposer, mais seulement des lâches excuses sur le chauvinisme ambiant ou leur peur de la répression qui pourrait les frapper s’ils assument une position trop conséquente.

Quelques mois plus tard, du 24 au 30 avril 1916, fut tenue la Conférence de Kienthal, également dans le canton de Berne, qui poursuivit la discussion entamée à Zimmerwald et fut probablement plus importante encore. Mais nous en rediscuterons à l’événement que nous organiserons pour commémorer cette échéance. En 1917 enfin, eut lieu la Révolution d’octobre, la première révolution prolétarienne victorieuse de l’histoire, et la naissance du premier Etat socialiste du monde. Le Parti bolchevik parvint à appliquer avec succès sa stratégie visant à transformer une guerre impérialiste en guerre révolutionnaire, et changea ainsi la planète à tout jamais. Quant à la guerre, elle se termina comme guerre impérialiste, avec humiliation et pillage du vaincu, repartage des possessions coloniales, dont les peuples restaient plus que jamais privés de tout droit, annexions…jetant ainsi les bases de la guerre mondiale suivante, ainsi que Lénine l’avait prédit. Le fait néanmoins que la guerre ait débouché sur une révolution que les bourgeoisies du monde entier ne purent briser, la révolution prête à éclater dans plusieurs métropoles impérialistes, les contraignit de faire quelques concessions aux travailleurs des métropoles, qu’elles essayent de reprendre aujourd’hui. Quant au mouvement amorcé à Zimmerwald, il ne fut pas sans suite. La gauche de Zimmerwald fut l’amorce de ce qui allait devenir, en 1921, la Troisième Internationale, une Internationale renouvelée, conséquente, révolutionnaire, débarrassée de l’opportunisme et de la collaboration de classe, une Internationale dont nous sommes également les héritiers. La Conférence de Zimmerwald est donc un événement fondateur de notre propre histoire, et en la présente commémoration, je voudrais ne pas trop m’appesantir sur les questions strictement historiques, mais insister sur trois aspects majeurs de l’héritage politiques de Zimmerwald, qui restent plus actuels que jamais.

Le capitalisme, le socialisme et la guerre

La première question est bien entendu celle de la guerre. Le manifeste de Zimmerwald déclarait : « Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l’impérialisme. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l’exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l’univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts. [...] La guerre révèle ainsi le caractère véritable du capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l’évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d’existence de la communauté humaine ». Jaurès avait dit plus simplement : "Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage." La guerre est un produit nécessaire, inévitable du capitalisme, une fois qu’il est parvenu à un certain stade d’évolution, caractérisé par la domination des monopoles et du capital financier. Arrivé au stade impérialiste de son développement le capital est nécessairement fauteur d’agression et de guerre, et ne peut pas ne pas l’être. Ainsi que le dit Lénine : « Le capital financier vise à l’hégémonie, et non à la liberté. La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l’impérialisme ». Ou encore : « La guerre n’est pas en contradiction avec les principes de la propriété privée, elle en est le développement direct et inévitable. En régime capitaliste, le développement égal des différentes économies et des différents Etats est impossible. Les seuls moyens possibles de rétablir de temps en temps l’équilibre compromis, ce sont en régime capitaliste les crises dans l’industrie, les guerres en politique ».

L’histoire n’a que trop confirmé cette analyse. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, les canons ne se sont tus pratiquement pas une seule année. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, depuis que les Etats-Unis d’Amérique sont devenus la puissance impérialiste dominante, et le chef de fil du camp impérialiste, pratiquement pas une année n’a passé sans que ce pays n’attaque un Etat souverain, pour maintenir son hégémonie au niveau mondial, ou parce que le peuple de cet Etat a eu l’audace de se choisir un gouvernement qui pour une raison ou une autre déplaît à ceux qui prennent les décisions à Washington. Cette politique d’agression impérialiste de USA et de ses alliés de l’OTAN a fait des millions de morts, des pays entiers dévastés et réduits en ruines…et des milliards de dollars sur les comptes des grandes corporations qui contrôlent les deux partis du bipartisme, démocrate et républicain. La crise des réfugiés qui meurent par centaines aux portes d’une Europe forteresse qu’on observe depuis quelques temps est entièrement due à la déstabilisation du Proche-Orient par l’impérialisme occidental. Avec l’aggravation de la crise systémique du capitalisme depuis 2007, et dont on ne voit pas la porte de sortie, ainsi que le déclin tendanciel de l’empire étatsunien, dont l’hégémonie devient de plus en plus fragile, on observe une aggravation de l’agressivité de l’impérialisme, et une intensification du nombre de guerres qu’il déclenche. Si les puissances impérialistes ne s’affrontent à ce jour pas directement, elles le font par l’intermédiaire de juntes et de bandes armées rivales qu’elles financent, avec des conséquences dramatiques pour les populations concernées, ce dont elles n’ont cure. Mais avec la déstabilisation croissante du Proche-Orient créée par l’impérialisme, et avec l’escalade militaire face à l’Iran, le risque est bien réel de guerre régionale dont il est difficile de surestimer l’ampleur. Et la stratégie « pivot vers l’Asie » des USA, et l’épreuve de force avec la République populaire de Chine qu’elle implique, est porteuse d’une menace bien réelle de conflit global…

Non seulement le capitalisme reste plus que jamais porteur de guerre aujourd’hui, mais il l’est intrinsèquement et nécessairement. Il ne peut pas être rendu pacifique. La paix ne peut pas être établie durablement au sein même du capitalisme. Toutes les tentatives en ce sens, qui furent la marotte de tous les opportunistes depuis le temps de Zimmerwald, en particuliers des « centristes » d’alors, comme des cours d’arbitrage ou les Etats-Unis d’Europe, ont lamentablement échoué et généralement tourné à la farce. La Société des nations, tout comme l’ONU, ont prouvé leur caractère absolument inopérant pour empêcher des guerres ou rendre le monde plus pacifique. Depuis la fondation de l’ONU, la guerre est interdite de par le droit international. Il n’y a donc plus eu aucune déclaration de guerre. Ce qui n’empêche pas qu’il y a tout autant de guerres qu’avant, si ce n’est plus. Plus grave, les instruments onusiens, censés garantir la paix, ont souvent été dévoyé pour absoudre les crimes de l’impérialisme, comme la destruction impérialiste de la Lybie, dans l’intérêts des monopoles pétroliers occidentaux, fut cautionnée par le Conseil de sécurité de l’ONU sous un prétexte humanitaire hypocrite.

Pour ce qui est d’une marotte en particulier, chérie déjà par les opportunistes du temps de Lénine, et qui est pratiquement réalisée de nos jours : les Etats-Unis d’Europe, autrement dit l’Union Européenne. La propagande européiste officielle prétend que l’UE a été édifiée pour garantir la paix et empêcher que de nouvelles guerres n’ensanglantent l’Europe. C’est un mensonge. D’une part, l’UE n’a nullement été un facteur de paix. Liée de près à la machine de guerre impérialiste qu’est l’OTAN, l’UE porte une lourde responsabilité dans les guerres qui ont détruit l’ex Yougoslavie, ainsi que dans celle qui ensanglante aujourd’hui l’Ukraine. S’il n’y a plus de risque de guerre entre les grandes puissances composant l’UE, en tant que telle elle se présente clairement comme une puissance impérialiste en construction opposée à d’autres puissances impérialistes. Maintenant que la construction d’un Etat supranational européen est presque achevée, il se présente clairement pour ce qu’il est, un empire ordolibéral, despotique, verrouillé, imperméable à quelque démocratie que ce soit, imposant une tyrannie libérale par la force aux peuples, et exerçant une oppression néocoloniale, doublée d’une guerre économique, contre ceux de ses membres qui, comme la Grèce, se montrent quelque peu récalcitrant par rapport à sa loi d’airain. Et que dire d’une construction européenne qui prétend veiller à empêcher que les horreurs du nazisme jamais ne se répètent, et qui ferme les yeux sur la renaissance d’un néonazisme non-dissimulé dans les pays baltes et en Ukraine ?

Il est très intéressant de remarquer que Lénine et Jaurès ont très exactement prévu ce que l’UE ne pouvait qu’être nécessairement, bien avant qu’elle existe. Lénine, d’abord, citation très connue : « Les Etats-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires ». Jaurès ensuite, citation un peu oubliée, mais à tort : « Tant que le prolétariat international ne sera pas assez organisé pour amener l’Europe à l’état d’unité, l’Europe ne pourra être unifiée que une sorte de césarisme monstrueux, par un saint empire capitaliste qui écraserait à la fois les fiertés nationales et les revendications prolétariennes ».

Un argument que les européistes de différentes obédiences utilisent souvent c’est que la Première Guerre mondiale fut le produit des nationalismes, et que donc tout ce qui s’apparente de près ou de loin au nationalisme, tout défense d’un Etat-nation sous quelque forme que ce soit, serait potentiellement belliqueux, et donc réactionnaire. Et donc un saut fédéraliste européen, le dépassement des Etats-nations dans une structure supranationale européenne serait de ce fait progressiste. Mais c’est là un sophisme grossier. La guerre fut certes vendue aux peuples avec la bannière du nationalisme, mais sa cause fut l’impérialisme, non l’Etat-nation. Or l’impérialisme est un phénomène structurel du capitalisme à un certain stade de son évolution, pas un produit du nationalisme, et peut s’incarner aussi sous une forme différente de l’Etat-nation. L’Empire ordolibéral euro-bruxellois lui est en l’occurrence une forme extrêmement favorable. Or la lutte contre l’impérialisme passe aussi par la défense de la souveraineté nationale contre l’oppression impérialiste, y compris s’il s’agit de l’oppression exercée par les technocrates non-élus de Bruxelles.

Quoiqu’il en soit, le danger de guerre est plus important que jamais à notre époque, et le combat pour la paix, contre la guerre, contre l’impérialisme est plus que jamais vital et urgent. Ce combat fut toujours porté par les communistes, et nous devons continuer à le porter. A part nous, personne ne le fera, puisque seuls les communistes comprennent clairement que le combat pour la paix est aussi un combat contre l’impérialisme, un combat pour la suppression de l’impérialisme, pour son remplacement par une autre société, faute de quoi la paix ne saurait être durablement assurée. Comment mener aujourd’hui ce combat pour la paix ? Il faut commencer par répondre à la question comment ne pas le faire, et cela nous amène au deuxième aspect majeur de l’héritage de Zimmerwald.

Qui nous a trahi ? La social-démocratie !

Le deuxième aspect majeur de l’héritage de Zimmerwald que je voudrais traiter est le rôle de la social-démocratie, alors et aujourd’hui. La social-démocratie avait représenté une étape historique majeur de l’histoire du mouvement ouvrier et communiste, elle représenta une forme d’organisation politique de la classe ouvrière de grande importance en son temps, dont l’héritage reste encore aujourd’hui inestimable, et qui semblait un moment pouvoir remplir son rôle historique d’édifier une société socialiste. Pourtant, la majorité de ses chefs trahirent les travailleurs comme les principes dont ils se réclamaient, de façon éhontée et sans espoir de retour, en jetant les travailleurs dans la grande boucherie impérialiste qu’était la Première Guerre mondiale, couvrant ainsi à jamais d’opprobre les noms de « social-démocrate » et de « socialiste », qui furent naguère glorieux.

Comment cette trahison fut-elle possible ? C’est que, bien avant 1914, la social-démocratie européenne avait accompli une véritable mutation idéologique, renonçant en réalité à toute perspective révolutionnaire au profit de la collaboration de classe. Les ambiguïtés de son discours officiels cachaient plus ou moins ce glissement, que la guerre n’a fait que révéler, et mener à son terme. Si cette mutation eut lieu, c’est que, dans la façon même dont les partis de la IIème Internationale furent édifiés, et qui initialement permit leur succès rapide, il y avait un certain nombre de tares qui rendaient fatale leur dégénérescence ultérieure : assemblage hétéroclite de tendances et de courants variés et ayant peu en commun, masqué par l’ambiguïté du discours officiel et l’unité du parti érigée en norme quasi-sacrée, choix quasi-exclusif de l’intégration au sein des institutions démocratiques bourgeoises au détriment de toute autre forme de lutte, renoncement de facto à la lutte de classe et à la perspective du socialisme au profit de la routine parlementaire, et développement d’un courant opportuniste prêchant ouvertement la collaboration de classe avec la bourgeoisie, sous le regard bienveillant des directions qui allaient finir par s’y rallier. Ainsi que le dit Lénine : « Durant toute l’existence de la IIème Internationale, une lutte s’est poursuivie à l’intérieur de tous les partis social-démocrates entre l’aile révolutionnaire et l’aile opportuniste. [...] Aucun marxiste ne doutait que l’opportunisme fût l’expression de la politique bourgeoise au sein du mouvement ouvrier, l’expression des intérêts de la petite bourgeoisie et de l’alliance avec « leur » bourgeoisie d’une partie minime d’ouvriers embourgeoisés contre les intérêts de la masse des prolétaires, de la masse des opprimés.
Les conditions objectives de la fin du XIXème siècle renforçaient tout particulièrement l’opportunisme, l’utilisation de la légalité bourgeoise étant transformée de ce fait en servilité à son égard ; elles créaient une mince couche bureaucratique et aristocratique de la classe ouvrière, et attraient dans les rangs des partis social-démocrates nombre de « compagnons de route » petits-bourgeois ».

Après que cette dérive fût rendue tristement éclatante par la guerre, la IIème Internationale ne pouvait plus continuer comme avant. Ceux qui étaient passés sans scrupule aucun dans le camp de la bourgeoisie et ceux qui voulaient rester dans le camp du travail ne pouvaient plus rester au sein du même parti. Les appels à conserver l’unité du parti et à « garder la vielle maison » d’un Léon Blum étaient d’une hypocrisie achevée : à quoi rimait l’unité de ceux qui n’avaient plus rien à faire ensemble, et pourquoi rester dans une vielle maison pourrie des fondations jusqu’au sommet ? Une rupture était absolument nécessaire, et si le Parti bolchevik avait tenu bon dans la tempête, c’est parce qu’il avait déjà opéré la nécessaire séparation d’avec la variante russe de l’opportunisme qu’est le menchevisme, et s’était débarrassé de toutes les ambiguïtés qui caractérisaient la vielle social-démocratie. Et si le PSS fut épargné de devoir trancher pour ou contre les crédits de guerre, il était frappé exactement des mêmes tares que ses partis frères, si bien qu’une rupture là aussi était nécessaire, une rupture qui eut lieu en deux temps, une première qui donna naissance au PCS d’avant-guerre, et une deuxième, différée, qui mena à la fondation du PST.

La social-démocratie subsista après sa séparation d’avec les communistes, et refonda une Internationale socialiste, mais son rôle et son positionnement politique avaient changé. Débarrassée de son aile révolutionnaire, il ne lui restait plus que l’opportunisme, et un centre acquis de fait à l’opportunisme. Elle organisait toujours une partie de la classe ouvrière qui continuait de voir en elle l’espoir, mais pour la seule collaboration de classe, plus du tout pour la lutte. Non seulement la social-démocratie n’a jamais construit nulle part le socialisme, elle ne fit jamais rien, strictement rien, ne serait-ce que pour tenter de définir les moyens d’approcher cet objectif, qu’elle proclamait encore parfois à titre de référence vide de sens, purement routinière, morte, et qu’elle finit par abandonner officiellement pratiquement partout. Son objectif affiché était désormais de gérer loyalement le capitalisme, mieux et plus humainement que la droite, mais sans trop toucher aux intérêts de la bourgeoisie, et elle y parvint très bien, en participant à des gouvernements bourgeois, et en gouvernant…dans l’intérêt de la bourgeoisie. Si parfois elle crut avoir réalisé quelque chose pour les travailleurs,  c’est seulement poussée par la lutte des communistes, et ayant face à elle une bourgeoisie se sentant bien obligée en ce temps de faire quelques concessions par peur de l’exemple qu’était le camp socialiste et la menace bien réelle d’une révolution. Mais souvent elle n’hésita pas à trahir les travailleurs après les avoir trompé, et à leur imposer une politique de droite, comme le fit par exemple Mitterrand.

Pour ce qui est des guerres impérialistes par contre, la social-démocratie les cautionna toutes sans scrupules, avec tout juste des arguments plus hypocrites que la droite. Le PS français tout particulièrement fut de tous les crimes coloniaux de l’impérialisme français. On se souvient très bien du rôle joué par Guy Mollet dans la Guerre d’Algérie et sa caution de l’usage de la torture, ainsi que celui, très probable, de François Mitterrand dans l’assassinat de Thomas Sankara, et ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres. Les dirigeants sociaux-démocrates de nos jours, que ce soit Blair ou Hollande, font partie des atlantistes les plus virulents, et des fauteurs de guerre les plus dépourvus de scrupules, cautionnant, voire démarrant des guerres sous de prétextes hypocrites et dans le seul intérêts des grands monopoles. Et c’est un socialiste norvégien, Jens Stoltenberg, qui est le secrétaire général en titre de l’OTAN.

En Suisse, si le PSS compte beaucoup de membres progressistes et attachés aux valeurs de gauche en ses rangs, ce qui en fait souvent un allié occasionnel, il n’en demeure pas moins que sa perspective politique reste l’aménagement du capitalisme, des modifications de détail dans le cadre de la société actuelle qu’il ne s’agit nullement de changer, ainsi que la collaboration de classe plutôt que la lutte : paix du travail et partenariat social en politique syndicale, et recherches de compromis avec les partis bourgeois dans les parlements. Cette perspective ne saurait être la nôtre. Cela sans compter la politique menée par ses deux conseillers fédéraux, et nombre de ses magistrats, dont on ne voit pas bien en quoi elle se distingue de celle que des élus de droite feraient.

La rupture avec la social-démocratie était absolument nécessaire, et nous devons nous y tenir. Quant aux appels incessants que l’on entend par ci par là comme quoi il faudrait se débarrasser de toutes les différences de virgules inutiles et de vielles divergences héritées de l’histoire, pour se rassembler dans un grand parti uni de toute la gauche radicale afin de peser sur la politique actuelle, sous leur allure de gadget post-moderne, il ne s’agit là que d’appels à revenir très exactement à la vielle forme périmée des partis de la IIème Internationale. Et à répéter leurs échecs. Mais c’est de l’histoire ancienne tout ça, qui s’en souvient encore ? Clament les partisans de cette dilution. « Oublier les leçons d’histoire, c’est se condamner à les revivre » disait Karl Marx. Et invoquer sa propre ignorance de l’histoire, ou son refus de savoir, ne saurait en aucun cas passer pour un argument valable.

La lutte pour le socialisme, l’héritage positif de Zimmerwald

Nous avons donc établi que la guerre est une conséquence nécessaire du capitalisme, que donc lutter contre elle implique de lutter contre le capitalisme, et que la rupture avec la social-démocratie faillie était nécessaire pour continuer la lutte. Fort bien, mais que faire à la place de la social-démocratie, et pour quels objectifs de lutte ? La réponse à cette question m’amène au troisième aspect de l’héritage de Zimmerwald, son héritage révolutionnaire. Nous avons dit que la majorité des délégués présents à la Conférence de Zimmerwald, s’ils acceptèrent de voter un manifeste dénonçant la trahison des chefs de la IIème Internationale, et proclamant que la lutte pour la paix est aussi une lutte pour le socialisme, ils refusèrent catégoriquement d’analyser les causes de cette trahison, à se pencher sur tout changement de leur organisation internationale, comme de préciser ces moyens de lutte. Mais le mouvement que Lénine avait lancé à la tête de la gauche de Zimmerwald n’allait que croître, amplifié par la Grande Révolution socialiste d’octobre, par la fondation du premier Etat ouvrier et paysan de l’histoire, et déboucher sur la création de la IIIème Internationale, l’Internationale communiste, le Komintern, en 1921. Le Komintern, et le parti communiste, apparaissent clairement comme l’alternative au vieux modèle de parti social-démocrate périmé, et la réalisation de ce qui avait commencé à Zimmerwald.

A vrai dire, les objectifs d’un parti de type nouveau, communiste, étaient déjà énoncés avec une grande précision en conclusion du projet de résolution de la gauche de Zimmerwald, rédigé par Lénine, que la majorité des délégués présents à la Conférence n’a pas voulu voter : « La guerre impérialiste inaugure l’ère de la révolution sociale. Toutes les conditions objectives de l’époque actuelle mettent à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire de masse du prolétariat. Les socialistes ont pour devoir, sans renoncer à aucun des moyens de lutte légale de la classe ouvrière, de les subordonner tous à cette tâche pressante et essentielle, de développer la conscience révolutionnaire des ouvriers, de les unir dans la lutte révolutionnaire internationale, de soutenir et de faire progresser toute action révolutionnaire, de chercher à transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme ».

Il est à la mode dans une certaine gauche non-communiste de critiquer les fameuses 21 conditions d’adhésion à la IIIème Internationale comme inutilement restrictives, et la bolchevisation des partis communistes comme une contrainte totalitaire. Ils peuvent bien parler, mais la vérité est que ces mesures étaient absolument nécessaires pour débarrasser les nouveaux partis communistes de toutes les vielles scories héritées de la social-démocratie, ainsi que des opportunistes, et des opportunistes camouflés en centristes qui viendraient les parasiter. Après la Deuxième Guerre mondiale, les partis communistes ont pu devenir de véritables partis de masses, fondés sur un modèle un peu moins restrictifs que les partis membres du Komintern, mais gardant une fidélité sans faille aux mêmes principes fondateurs. C’est dans c’est esprit que furent alors fondés les partis du travail, dont le nôtre.

Le bilan du mouvement communiste international, de tous les partis issus de la tradition remontant à la IIIème Internationale, et lui étant demeurés fidèles, est sans doute extrêmement complexe, mais d’un autre côté il est extrêmement clair et sans appel : un bilan absolument remarquable. Partout où le socialisme fut édifié, c’est par un parti communiste. Aucun parti issu d’une tradition différente n’a à ce jour jamais et nulle part édifié le socialisme. L’histoire des pays socialistes est extrêmement complexe et parsemée aussi de contradictions, d’erreurs et d’insuffisances. La disparition de la plupart d’entre eux au tournant des années 90 reste à jamais une tragédie sans équivalent dans l’histoire, avec des répercussions dramatiques pour le mouvement communiste international et les luttes populaires. Cela n’empêche pas pourtant, et n’effacera jamais, leurs réalisations au service de leurs peuples et des travailleurs du monde entier qui étaient sans précédent dans l’histoire, remarquables à maints égards, et massivement regrettées aujourd’hui par les peuples qui ont connu le socialisme et qui subissent aujourd’hui la restauration du capitalisme. Ce bilan et ces réalisations, nous devons aussi les porter, car ils font intrinsèquement partie de notre héritage. Dans le monde capitaliste même, les luttes populaires les plus conséquentes, les plus résolues furent organisées par les communistes, et tous les acquis sociaux et démocratiques dont nous ayons jamais disposé, et que la bourgeoisie aujourd’hui essaye de supprimer, nous les devons à la lutte des partis communistes. En Suisse également, le peu de sécurité sociale qui existe provient de la lutte qu’avait mené le Parti suisse du Travail.

L’héritage théorique et pratique du mouvement communiste international, issu du Komintern, et donc de Zimmerwald, est un bien précieux et indispensable des travailleurs et des classes populaires aujourd’hui, l’unique et indispensable boussole pour conduire leur lutte pour leurs droits et aspirations légitimes, pour mettre définitivement fin à l’impérialisme et à ses guerres, pour briser les chaînes de l’oppression capitaliste, et édifier une société socialiste qui sera enfin au service du bien commun et non d’une petite minorité d’exploiteurs.

Cela implique de reconstruire un grand parti révolutionnaire, édifié au service des objectifs énoncés par Lénine à Zimmerwald : sans renoncer aucunement à la lutte parlementaire et par les moyens légaux, toujours mener une lutte de classe sans compromissions, et sans jamais entrer dans une logique de collaboration de classe, au service des travailleurs, de les organiser politiquement pour leur lutte, avec pour perspective le renversement de la domination de la bourgeoisie et la prise du pouvoir politique par les travailleurs, ce qui constitue à proprement parler une révolution socialiste, et la construction d’une société socialiste.

C’est certes là une tâche difficile et de longue haleine. Une tâche à contre-courant aussi. Nous aurons tout le poids de l’idéologie dominante contre nous dans cette entreprise. Mais seuls les poissons morts nagent dans le courant. Il serait certes plus confortable de viser des objectifs plus « modérés » et « pragmatiques », plus réformistes pour parler clairement. Mais s’il y a une chose que le tragique échec du gouvernement SYRIZA en Grèce et l’adoption du 3ème mémorandum ont montré, c’est qu’aujourd’hui le réformisme, même avec les intentions les meilleures du monde, conduit fatalement à faire la même chose que la social-démocratie, et à trahir comme elle. Ce n’est pas d’un aménagement du capitalisme que nous avons besoin, mais d’une rupture révolutionnaire. Et c’est d’un parti révolutionnaire que les travailleurs de notre pays ont en réalité besoin. Notre parti est le seul, de par son histoire et son héritage, à pouvoir jouer ce rôle. Je suis aussi intimement convaincu qu’il est tout à fait capable d’atteindre cet objectif.


Ainsi que l’avait dit Georges Dimitrov : « Lutter pour la paix, c’est lutter contre le fascisme, c’est lutter pour le socialisme dans le monde entier ».

De la liberté libérale



Si vous demandez à un citoyen lambda ce qu’est le libéralisme, il vous répondra sûrement que c’est une doctrine qui prône la liberté pour tous (peut-être même toutes et tous), la démocratie politique, qui défend les droits inaliénables des individus face à l’arbitraire étatique, ainsi que le libre marché avec le moins d’intervention étatique possible. C’est la définition officielle, qu’une propagande omniprésente enfonce dans la tête des gens, et qui est devenue absolument hégémonique, au point d’infecter la gauche gouvernementale, et même certains pans de la gauche qui se veut radicale. De fait, la social-démocratie officielle, rose-verte, et la social-démocratie « rouge pale » qui ne s’avoue pas, ne  critique que le libéralisme économique ; et encore, elle le fait au nom d’un économiste libéral, bien qu’hétérodoxe, qu’est John Maynard Keynes. Le libéralisme politique, lui, n’est pratiquement pas contesté…pour la bonne et simple raison qu’il est admis par tous, exception faite des communistes qui n’ont pas oublié l’enseignement des classiques du marxisme. De fait, à gauche, parfois même assez loin à gauche, le libéralisme politique a la réputation d’être une doctrine qui fut historiquement progressiste – l’étendard de la liberté (pour tous) face à l’oppression féodale – et qui garde encore des bons côtés. Du reste, souvent on croit que c’est au libéralisme que nous devons la démocratie politique – fût-elle bourgeoise – , ainsi que les droits d’expression, de réunion et d’association. Les « idées des Lumières » sont en particulier fortement mythifiées et souvent invoquées à titre quasi-incantatoire.

Or toute cette hégémonie du libéralisme politique repose sur un mensonge éhonté. La liberté des libéraux n’est pas la liberté pour tous (et certainement pas pour toutes et tous), mais seulement celle des hommes libres (les femmes, même bourgeoises, ne faisaient à l’origine absolument pas partie de cette catégorie), qui peuvent en fait n’être qu’une toute petite minorité. Parallèlement, tout droit et toute liberté peuvent être totalement déniés à l’immense majorité, sans aucune contradiction avec les principes du libéralisme. C’est très clair dans le libéralisme classique, et ça l’est aussi dans ce que l’on appelle couramment le néolibéralisme. Et si nous bénéficions d’une certaine démocratie et de certains droits aujourd’hui dans les pays occidentaux, le libéralisme n’y est pour rien, et c’est malgré lui. Pour lire une autre histoire du libéralisme, différente de celle, mensongère, que l’on apprend dans les écoles, nous conseillons l’excellent livre Contre-histoire du libéralisme de Domenico Losurdo.

Le libéralisme s’est effectivement construit en lutte contre l’Etat féodal absolutiste, et l’a critiqué au nom de la liberté. Mais qu’entendaient les fondateurs du libéralisme par liberté, et quelle entrave à la liberté reprochaient-ils exactement à la monarchie absolue ? La liberté la plus importante aux yeux des libéraux d’hier et d’aujourd’hui est la seule liberté économique, la liberté d’usage de sa propriété, le libre marché. Cette liberté-là est évidemment et nécessairement réservée aux propriétaires. Tous les autres ne peuvent exercer leur liberté sur rien et sont par conséquent exclus de la liberté. Les autres libertés ne sont que d’une importance secondaire par rapport à l’unique liberté de propriété. Et de la démocratie il n’était absolument pas question.

En effet, le grand reproche que faisaient ceux qui ne se nommaient pas encore libéraux à la monarchie féodale, c’était les restrictions qu’elle posait au droit de propriété, qui dans une société féodale n’était pas absolue. Une fois qu’elle acquit le pouvoir politique, la bourgeoisie anglaise, la première qui le fît durant la « Glorieuse révolution », garantit le caractère absolu et inviolable de la propriété…par les enclosures, en permettant aux propriétaires fonciers de privatiser les terres communautaires de la paysannerie anglaise pour y faire paître des moutons, et jeter les paysans démunis sur les routes, tout cela au nom de la liberté, une liberté que le féodalisme leur avait refusé. Et c’est au nom de la liberté que l’Etat bourgeois anglais laissa les propriétaires fonciers britanniques en Irlande gonfler les prix sur le blé et l’exporter en masse, dépeuplant l’Irlande par la famine, l’exode et la réduction d’une partie de sa population en esclavage : la liberté pour les riches  de s’enrichir au delà de toute mesure, et de mourir de faim pour les autres. Oh, et la liberté que voulaient obtenir les pères de l’indépendance américaine, presque tous des propriétaires d’esclaves, c’était la liberté d’importer des esclaves sans restrictions, ainsi que celle de s’étendre vers l’Ouest en massacrant les Indiens, libertés que pour différentes raisons la couronne britannique leur refusait.

Quelques uns de nos lecteurs risquent d’être étonnés par ces propos. Il est vrai que c’est très différent de l’histoire que l’on a l’habitude d’entendre. Mais il faut savoir que les fondateurs du libéralisme ne voyaient aucun problème dans l’esclavage, ni dans la réduction des travailleurs à un état proche de l’esclavage. C’est du moins très clair dans les textes de Locke. Il est vrai que c’est un aspect aujourd’hui quelque peu occulté de sa pensée. On comprend pourquoi. Voltaire, non plus, n’a pas eu le moindre scrupule d’investir une partie de sa fortune dans le commerce d’esclaves. Et les Girondins, l’aile libérale de la Révolution française, étaient pratiquement tous actifs dans la traite. Et il ne s’agissait pas encore essentiellement de racisme. Aux débuts de l’ère libérale, il y avait aussi beaucoup d’esclaves blancs, des pauvres réduits en esclavages. La justification idéologique de l’oppression coloniale et esclavagiste au nom du racisme ne sera inventée que plus tard, lorsque, pour se maintenir au pouvoir, la bourgeoisie libérale européenne et nord-américaine dut bien reconnaître le statut d’hommes libres à tous les blancs, au prix toutefois d’une négation totale des droits de tous les autres. Mais à l’origine, l’esclavage se justifiait pour les libéraux par le seul fait que c’était là aussi une forme de propriété. Interdire l’esclavage reviendrait donc à restreindre de façon indue le droit de propriété et donc d’être contre la liberté. C’était là l’argumentaire libéral standard contre l’abolition de l’esclavage. La liberté libérale apparaît d’emblée comme la liberté des maîtres d’esclaves. Et d’eux seuls.

Quand à ceux qui étaient dépourvus de propriété, le plus souvent les paysans jetés sur les routes car privés de tout par leurs propriétaires terriens, la bourgeoisie libérale, pour les asservir au travail salarié, avec des horaires de travail extrêmement longs et des salaires de misère, inventa tout un dispositif répressif extrêmement violent et sans équivalent à l’ère féodale : lois extrêmement dures contres les vagabonds, allant jusqu’à la peine de mort en cas de récidive dans la « libre Angleterre », ainsi que astreintes au travail dans des conditions proches de l’esclavage, que ce soit dans les workhouses régis par une discipline carcérale, les navires, la réduction à un statut d’ « esclavage temporaire » dans la métropole ou dans les colonies, ou bien la réduction en esclavage pure et simple. Quant aux syndicats, ils ont longtemps été strictement interdits, puisque la moindre union des travailleurs pour leurs droits constituerait une atteinte inacceptable pour la liberté…des propriétaires des moyens de productions. Entre parenthèse, le baratin que l’on entend actuellement sur les « profiteurs du système social », alors que l’on ferme les yeux sur la fraude fiscale qui concerne des montants autrement plus importants, ainsi que les mesures pour « réapprendre à travailler » à ceux qui soi-disant ne le font plus par paresse, à coups de contre-prestations exigées et d’emplois soi-disant de « solidarité », il ne s’agit là nullement de quelque chose de « moderne » à quelque titre que ce soit, mais de la remise au goût du jour d’une sinistre vieillerie libérale, qui, au nom de la liberté d’une toute petite minorité de propriétaires, condamne à l’asservissement le plus grand nombre.

Pour ce qui de la démocratie, le programme libéral ne prévoyait nullement de l’accorder, bien au contraire même. Tous les pays libéraux ont connu pendant très longtemps un suffrage censitaire, avec un cens très élevé, qui réservait les droits politiques aux plus riches. Du reste, les penseurs libéraux ont souvent estimé préférable la monarchie constitutionnelle à la république. Pour ce qui est du suffrage universel, il n’en était surtout pas question, et cela pour des raisons de principe : la liberté doit rester réservée aux hommes libres, c’est-à-dire aux propriétaires, les autres ne sauraient exercer leur liberté sur rien, et sont juste bons à se faire mater par le bras armé de l’Etat bourgeois. De fait, durant le XIXème siècle, le cens électoral ne fut abaissé qu’au compte goutte, et toujours avec réticence. Certains pays d’Europe parmi les plus libéraux n’introduisirent le suffrage universel qu’après la Première Guerre mondiale.

Il est intéressant de signaler que ceux qui, durant la Révolution française, se sont engagés clairement pour la république, pour une vision démocratique de la liberté, pour le suffrage universel, c’est-à-dire les montagnards, Robespierre, Saint-Just, n’étaient certainement pas des libéraux, mais faisaient partie de ceux qui avaient les premiers lutté contre la nouvelle oppression du peuple que représentaient le libéralisme, étant donné qu’ils représentaient politiquement la petite bourgeoisie et surtout les artisans parisiens, plutôt que la grande bourgeoisie, présente chez les feuillants, les girondins et au marais. « Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide » disait par exemple Robespierre. D’ailleurs, Robespierre avait aboli l’esclavage dans les colonies françaises, avant que Napoléon ne le rétablisse. C’est pour cela que Robespierre fut renversé, et envoyé à la guillotine, par le putsch libéral de thermidor, et qu’il est toujours autant calomnié de nos jours par tous les libéraux et ceux qui subissent leur influence idéologique.

Si nous possédons aujourd’hui certains droits démocratiques, le suffrage universel, une certaine sécurité sociale, ce n’est nullement du fait du libéralisme, mais malgré lui. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, les bourgeoisies européennes ont commencé progressivement à faire des concessions aux travailleurs de leurs pays, élargissant peu à peu le cens électoral et instaurant pour finir le suffrage universel, acceptant d’entrer en matière sur la limitation de la journée de travail, des hausses de salaires, et même quelques droits sociaux. Mais elles n’acceptèrent cela qu’à leur cœur défendant, sous la pression de luttes ouvrières très dures, de grèves générales de grande ampleur. Car les droits démocratiques étaient exigés par le mouvement ouvrier, et son incarnation politique, les partis socialistes avant la Première Guerre mondiale et les partis communistes ensuite. Le moindre droit dont nous disposons, nous le devons à la lutte de classe, une lutte qui s’est faite dans la violence, tant il est vrai que la bourgeoisie libérale n’hésitait pas alors de faire tirer à balles réelles sur le peuple en lutte. Du reste, ces concessions que la bourgeoisies dut bien faire à sa classe ouvrière dans les métropoles allèrent de pair avec l’expansion coloniale, une oppression brutale des populations non-européennes, leur réduction au travail forcé et des massacres sans nombre…crimes coloniaux cautionnés sans sourcillés par tous les libéraux. La Révolution d’octobre, qui accorda sans attendre les droits politiques à tous les soviétiques majeurs, hommes et femmes, et qui abolit toute discrimination raciale, ainsi que la grande victoire de 1945 sur ce champion de la bourgeoisie anticommuniste qu’était Hitler, apporta une impulsion majeure aux luttes démocratiques et de libération nationale. Sans l’URSS, les empires coloniaux existeraient sans doute encore, la ségrégation raciale serait toujours réalité, et les métropoles impérialistes ne seraient sans doute guère des démocraties.

Le néolibéralisme, la revanche de la grande bourgeoisie

Après la Deuxième Guerre mondiale, bien qu’étant restée au pouvoir dans les métropoles impérialistes et leurs colonies, la grande bourgeoisie impérialiste avait dû céder beaucoup du terrain au camp socialiste. Elle avait surtout subi une défaite majeure au niveau idéologique. Les peuples n’oubliaient combien de ses représentants avaient pris fait et cause pour les nazis. L’URSS et les communistes jouissaient en revanche d’un prestige inégalé. Les représentants politiques de la grande bourgeoisie durent alors faire des concessions aux travailleurs qu’elles n’auraient jamais envisagé auparavant, ce qui n’allait pas sans remise en cause de larges pans du libéralisme. Oh certes elles ne le faisaient pas de bon cœur, mais pour éviter la révolution. Néanmoins, cette dynamique était significative, d’autant qu’au plan mondial c’était plutôt le camp socialiste qui était à l’offensive et en progression jusqu’à la fin des années 70, tandis que le camp impérialiste apparaissait comme sur la défensive et décadent.

C’est en ces temps que des penseurs issus de la bourgeoisie décidèrent de passer à la contre-offensive idéologique. Ils s’adressèrent en premier lieu aux représentants de leur classe pour les convaincre de renoncer à toute concession à la classe ouvrière, et à passer à la contre-attaque idéologique, à revenir au libéralisme sous sa forme pure et dure. C’est ce qu’on appelle couramment le néolibéralisme, terme quelque peu impropre, ses représentants n’ayant jamais rien dire faire ni fait que de revenir aux sources du libéralisme. Friedrich Von Hayek et Milton Friedman sont les représentants les plus notables, et les plus connus de ce courant. Le combat idéologique que ces auteurs ont livré fut couronné de succès, d’abord au sein de leur propre classe, puis au sein du grand public, grâce à une offensive idéologique effrénée menée par les médias bourgeois depuis Reagan et Thatcher, offensive idéologique d’autant plus facilitée que la plupart des partis communistes au pouvoir dans les pays socialistes s’étaient, pour différentes raisons, affaiblis idéologiquement, et n’étaient plus de taille à relever ce défi.

Les écrits des auteurs néolibéraux sont les livres de chevets de la classe dirigeante, à laquelle ils fournissent son idéologie. Par contre, à l’exception de Milton Friedman, ils avaient plutôt tendance à fuir les projecteurs, et sont plutôt peu mis en avant publiquement. On comprend pourquoi, leur vision de la liberté est bien toujours la vision libérale : la liberté pour l’élite et elle seule. On oublie souvent que la première expérience néolibérale fut la dictature de Pinochet au Chili, que Friedman et Hayek n’ont eu aucun scrupule à soutenir, et à proposer à la classe dirigeante étatsunienne comme exemple à suivre dans le cas de Friedman. La sinistre tyrannie de Pinochet allait donc être le modèle sur lequel fut bâti le programme économique de Reagan. Mais, disait Hayek, il y a plus de liberté dans le Chili sous Pinochet non seulement que dans les pays socialistes, mais même que, par exemple dans la France gaulliste, qui limitait quelque peu la liberté de son oligarchie. Car il ne faut pas oublier qu’il s’agit de la liberté dans le sens dans lequel l’entendent les libéraux, c’est à dire, seulement, la liberté pour l’élite.

Ce soutien à une dictature libérale ne devrait pas surprendre. Le libéralisme, quant au fond, n’a jamais été pour la démocratie et ne l’est toujours pas de nos jours. Ecoutons Von Hayek, dans son livre La constitution de la liberté : « Le libéralisme (au sens où le mot était pris au XIXème siècle en Europe, et auquel nous adhérons tout au long de ce chapitre) vise essentiellement à limiter les pouvoirs coercitifs de tout gouvernement, qu’il soit ou non démocratique, tandis que le démocrate dogmatique, ne connaît qu’une seule borne au gouvernement : l’opinion majoritaire courante. La différence entre les deux idéaux ressort encore plus nettement si on évoque leurs contraires : pour la démocratie, c’est le gouvernement autoritaire ; pour le libéralisme, c’est le totalitarisme. Ni l’un ni l’autre système n’exclut nécessairement ce que récuse l’autre : une démocratie peut effectivement disposer de pouvoirs totalitaires, et il est concevable qu’un gouvernement autoritaire puisse agir selon les principes libéraux. »

Ou plus clairement : « Je préfère une dictature libérale à un gouvernement démocratique dont le libéralisme est absent ». C’est en effet assez clair.

Pour ce qui est de la justice sociale, les néolibéraux en rejettent l’idée même. Ainsi que le déclare Hayek : « Une exigence d’égalité des positions matérielles ne peut être atteinte que par un gouvernement aux pouvoirs totalitaires ». Il s’agit là d’une idée de combat libérale : toute exigence de justice sociale, d’un minimum de redistribution, le programme social-démocrate le plus timoré, le moins revendicatif, est déjà potentiellement totalitaire. Que les pauvres meurent de faim s’il le faut. Prendre la moindre mesure là contre serait une restriction inadmissible de la liberté (celle de l’élite bien entendu). Quant aux privilèges des riches, ils ne doivent être restreints d’aucune façon, quoiqu’il en coûte, puisque toute la société en profiterait, même ceux qui en sont réduits à l’extrême misère apparemment : « On doit rappeler à ce sujet que ce qui permet à un pays d’être en tête du développement au niveau mondial, ce sont ses classes économiquement les plus développées, et que quand ce pays se met à pratiquer le nivellement des avantages, il renonce en réalité à ce qui faisait sa prééminence ».

Quant à la liberté, il s’agit seulement de celle de l’élite, et ceux qui n’en font pas partie devraient accepter de bon cœur d’en être privés, vu que c’est aussi, apparemment, pour leur bien : « Il ne fait pas de doute que, dans l’histoire, des minorités assujetties ont profité de l’existence de minorités libres, ni qu’aujourd’hui des sociétés non libres profitent de ce qu’elles reçoivent et apprennent de celles qui sont libres ».

Oh, et pour le libéral qu’est Hayek, les hommes ne sont pas égaux, même formellement : « Il a été courant à l’époque moderne de minimiser l’importance des différences congénitales entre les hommes, et d’imputer toutes les différences importantes à l’influence du milieu. Si cruciale que celle-ci puisse être, nous ne devons pas négliger le fait que les hommes sont très différents dès le départ. L’importance des différences individuelles ne pourrait guère diminuer si tous les individus étaient élevés dans des milieux très semblables. Pour qui regarde les faits, dire que « tous les hommes naissent égaux » est tout simplement faux ».

En ce sens, l’Union européenne, cette dictature technocratique, est une construction strictement libérale : une structure qui protège la seule liberté qui vaille, celle des hommes libres, c’est-à-dire de la toute petite élite des maîtres du grand capital monopoliste, qui impose le caractère absolu et illimité de leur liberté à eux sur leur propriété, qui est dirigée par des technocrates non-élus cooptés au sein de l’élite, et surtout qui la soustrait à la volonté démocratique de ceux qui ne font pas partie de l’élite, et leur impose le libéralisme dont ils ne veulent pas. La façon dont les technocrates non-élus de l’UE ont brisé la protestation démocratique du peuple grec contre leur oppression, l’affirmation arrogante de Jean-Claude Juncker « Il n’y a pas de choix démocratique possible contre les traités européens », n’illustrent que trop bien cette logique libérale.^﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽és de tout par leurs pds, allant jusqutout un dispositif répressif extr de travail extr car privés de tout par leurs p


L’idéologie de la classe dirigeante forme un ensemble cohérent, dont les différentes parties se tiennent. On comprend en revanche qu’elle ne veuille pas trop la mettre en avant publiquement. Afin de renverser l’hégémonie quasi-totale acquise par la grande bourgeoisie à la fin des années 80 et de reprendre l’offensive, il importe de combattre son idéologie dans tous ses aspects, et ne se limiter aux questions socio-économiques. Pour ce qui est du libéralisme, nous n’avons aucune leçon à recevoir de lui, ni aucune concession à lui faire sur aucun point. S’il y a bien une idéologie dont l’histoire est gorgée de sang, et de morts sans nombre, c’est la sienne. Il importe le contraire de critiquer l’idéologie libérale dans tous ses aspects, de la combattre au nom d’une autre pensée, celle de Marx, Engels et Lénine, afin de mettre enfin un terme à des siècles d’oppression sous différentes bannières, et d’ouvrir le chemin du socialisme.