05 septembre 2016

Le radicalisme et le mouvement ouvrier, genevois et suisse


La fondation d’un Parti radical de gauche (PRG) par plusieurs individus ayant quitté le DAL, l’une des composantes d’Ensemble à Gauche, n’aura sans doute pas passé inaperçue au près de nos lecteurs. Nous ne reviendrons pas ici sur les péripéties et les polémiques autour de cet épisode, sujet à vrai dire totalement dénué d’intérêt. La seule question qui nous intéressera est politique : qu’est-ce que cela signifie exactement un Parti radical de gauche ? Le rapprochement le plus immédiatement tentant serait avec le Parti radical de gauche français, filiation que les intéressés dénient. Mais quand on y pense, il existait il n’y a pas si longtemps à Genève un parti avec l’acronyme de PRG, le Parti radical genevois, qui n’a jamais été, aussi longtemps qu’on s’en souvienne, un parti de gauche. Mais c’est bien de son héritage que le nouveau PRG se réclame. Ainsi qu’il est écrit sur sa page facebook : « Amusant de constater que depuis la création du Parti Radical de Gauche, certains tiennent absolument à croire (ou faire croire) que nous sommes inspirés par le PRG français. Pourquoi le serions-nous? Nous vivons à Genève, et c’est Genève qui nous inspire. Et plus particulièrement la révolution fazyste et le radicalisme genevois d’origine, celui à qui on doit la création de l’Hospice Général, ou encore des Rentes Genevoises. Un radicalisme qui n’a plus rien à voir avec celui qui a été dissous dans le libéralisme arrogant du PLR et qui a perdu ses racines sociales. Le PRG voit ainsi un lien fort entre 1846 et 2016, et exprime le besoin d'une nouvelle révolution, démocratique et pacifique. » 

Le PRG historique, le Parti radical genevois, avait-il jamais eu des « racines sociales » qui pourraient servir d’inspiration à une gauche conséquente de nos jours ? Examinons la question. En 1846, les radicaux genevois (par « parti » on désignait en ce temps une mouvance aux contours assez mouvants, les partis politiques au sens modernes n’apparaîtront que vers la fin du XIXème siècle, forme inaugurée par les partis socialistes, que les partis bourgeois durent copier), rassemblés autour de James Fazy accomplirent à Genève une révolution démocratique bourgeoise, mettant fin au régime oligarchique et censitaire antérieur, et mettant en place une Constitution garantissant le suffrage universel et les droits individuels issus de la pensée libérale, comme la liberté d’expression, d’association, de croyance, etc. Ce sont également les radicaux qui accomplirent une révolution semblable au niveau suisse, au lendemain de leur victoire lors de la guerre du Sonderbund. Il est exact également que la révolution radicale partit du quartier ouvrier de Saint-Gervais, et que de nombreux travailleurs combattirent pour elle. Il est tout également exact que ce sont les radicaux qui accompliront la séparation des églises et de l’Etat, qui feront de Genève un canton officiellement laïque, qui fonderont l’école publique et obligatoire, et enfin qui mettront en place quelques mécanismes d’assistance, comme l’hospice général.


Soit, mais cela en fait-il un parti de « gauche » au sens où on l’entend aujourd’hui, un parti ayant eu des « racines sociales » et pouvant servir de modèles pour la gauche au XXIème siècle. Certainement pas ! Le parti radical de James Fazy était sans aucun doute possible un parti bourgeois, et n’était révolutionnaire que dans la mesure où la bourgeoisie était alors révolutionnaire. Il s’agissait alors de réaliser une révolution démocratique bourgeoise, et de briser ainsi les entraves du régime antérieur, caractérisé par un droit fondé sur les privilèges. Mais l’idéal de James Fazy était clairement une société libérale, avec pour loi le libre marché et pour modèle les Etats-Unis d’Amérique. Ainsi qu’il l’écrivait lui-même : « Le plus heureux [exemple] a été celui adopté nettement par les Etats de l’Amérique du Nord, lorsqu’ils se sont constitués, pendant qu’ils recouvraient leur indépendance. […] Le corps social était formé par ce fait que chaque individu dont on avait garanti l’existence libre en société n’avait aucun intérêt à entraver les conditions qui devaient donner la vie à cette société. Sûr d’être respecté dans sa liberté individuelle, dans celle de son industrie, dans la propriété, fruit de ses travaux, dans la libre manifestation de sa pensée, dans le libre exercice de sa religion, certain d’être protégé contre toutes les injustices, et assuré qu’il aurait une part égale dans l’établissement des formes gouvernementales et dans leur marche qu’il serait également accessible à toutes les fonctions, l’individu n’avait plus d’objections contre une telle société ». N’oublions pas que ce beau modèle sont les USA du XIXème siècle, pays de l’esclavage, des « barons voleurs » et de l’expansion vers l’Ouest doublée du génocide des peuples autochtones…

La pensée économique de James Fazy n’est pas non plus pour déplaire aux banquiers encartés au PLR : « Le Français, l’Irlandais, l’Allemand, le Suisse traversent souvent les mers, affrontent la misère et mille dangers pour aller fertiliser des terres en Amérique, plus difficiles à défricher que celles qui restent incultes dans leur propre pays. Dois-je le dire, cela n’est dû qu’à la libre industrie des banques : partout où elle règnera, tout ce qui peut être exploité le sera. Et les banques, établies jusque dans les moindres villages des Etats-Unis de l’Amérique, ont plus influencé l’augmentation de bien-être et de population qui se remarque dans ces contrées, que toutes les autres libertés dont jouissent leurs heureux habitants ». La « libre industrie des banques », une idée d’avenir, surtout après la crise de 2008 ! N’oublions pas non plus les polémiques de Fazy contre le socialisme, qui « transformerait la société en un immense couvent ».


Parti foncièrement libéral, le Parti radical fut presque toujours opposé, aux revendications sociales et économiques de la classe ouvrière. Contrairement à la légende officielle, le peu d’acquis sociaux et de lois protégeant les travailleurs qui existent dans notre pays n’ont nullement été concédés par les radicaux, presque toujours opposés ( !), mais ont été gagnés de haute par la classe ouvrière à travers ses propres organisations, dont le Parti du Travail. Quant au caractère « populaire » de la révolution radicale de 1846, elle ne signifie que ce que signifient les mots suivants du Manifeste du Parti communiste : « la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire ».

On nous objectera peut-être qu’il a bien existé à Genève un « radicalisme de gauche » en la personne de Georges Favon, qui se disait à la fois radical et socialiste, et plaidait pour la création d’assurances publiques et obligatoires, ainsi que quelques nationalisations. Toutefois, ce « socialisme » de Favon, formulé à une époque où la classe ouvrière disposait déjà de son propre parti, le Parti socialiste suisse, ne visait nullement à construire une société socialiste, mais à corriger quelque peu les injustices de la société capitaliste pour en désamorcer les contradictions de classe, et par là lui permettre de subsister. Ainsi que l’écrivait Georges Favon : « C’est en vertu de l’accord de toutes les forces sociales : cantons et communes, patrons et ouvriers, riches et prolétaires, que se résoudront pacifiquement par le libre jeu du suffrage universel, ces problèmes d’une actualité brûlante et qui s’imposent à la conscience collective. Oui, le rôle supérieur de l’Etat, envisagé comme une synthèse de justice et des intérêts populaires, consiste à intervenir efficacement dans tous les domaines où l’initiative privée a démontré son impuissance ». Il s’agissait évidemment de conjurer le péril que représentait pour la bourgeoisie la révolution socialiste, dont le Parti socialiste suisse voulait alors encore être porteur : « Peut-être certains rêvent-ils la révolution ? Que ceux-là me considèrent alors comme un adversaire, car, à l’heure actuelle, une révolution sociale m’apparaîtrait comme une catastrophe destinée à retomber surtout sur les faibles et les petits qu’on prétend servir. Je comprends les illusions généreuse, les fièvres de justice, les impatiences de la misère, mais je crois qu’il faut contenir les révoltes, même justifiées en partie, quand elles ne peuvent que nuire…Radical et socialiste, je suis et je reste ». Or, un tel socialisme est au mieux une « illusion généreuse », bien-intentionnée mais utopique, et au pire une arme aux mains de la bourgeoisie pour anesthésier la classe ouvrière, un mensonge visant à préserver l’ordre établi en le repeignant en rose pâle. Du reste, le parti radical, suisse comme genevois, ne voulut jamais mettre en application aucune des idées socialisantes de Favon…

Quant à la classe ouvrière suisse, elle fut longtemps sous l’emprise politique de la bourgeoisie radicale, et par là politiquement impuissante. Elle ne put acquérir son autonomie politique et défendre ses intérêts qu’en se groupant dans ses propres organisations, indépendamment et contre le radicalisme, fût-il « gauchisant » ou « socialisant ». Une rupture qui fut longue et difficile. Le Parti socialiste suisse fut fondé plus tard, et plus difficilement que d’autres partis de la IIème Internationale, et vit longtemps sa combativité paralysée et sa pensée émoussée par sa puissante aile droite institutionnalisée, foncièrement réformiste et influencée par le radicalisme, qu’était le Grütliverein. Quoi qu’il en soit, tout ce que la classe ouvrière suisse et genevoise ait jamais obtenu, c’est à travers ses propres organisations, en renonçant à l’idéologie radicale du « peuple indivis » et du républicanisme abstrait au profit de la lutte de classe dont elle faisait quotidiennement l’expérience, et se fixant pour objectif le socialisme, le véritable socialisme, obtenu par le renversement du régime capitaliste, et non son vain aménagement.

Alors à quoi cela rime-t-il de constituer un Parti radical de gauche, s’inscrivant dans l’héritage du Parti radical de James Fazy ? Cela reviendrait à vouloir revenir à ce stade où le prolétariat, dépourvu d’organisations propres, était sous l’hégémonie idéologique et politique de la bourgeoisie. Un projet assurément très « moderne »…En tout cas, un projet qui ne saurait être le nôtre. C’est de la rupture, d’abord avec le radicalisme bourgeois, ensuite avec le réformisme social-démocrate que nous sommes les héritiers, pas du radicalisme bourgeois. Notre bannière était et demeure la bannière rouge de Marx, Engels de Lénine. Il n’est pas question de la troquer pour celle, bleue, de Fazy, Carteret et Favon, ni de mêler drapeaux rouges et bleus, ni maintenant, ni jamais.



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