03 mai 2019

L’ « accord-cadre », qu’est-ce que c’est exactement et pourquoi sommes-nous contre ?



L’ « accord-cadre », l’ « accord institutionnel » – de son nom complet l’ « accord facilitant les relations bilatérales entre l’Union européenne et la Confédération suisse dans les parties du marché intérieur auxquelles la Suisse participe » –, actuellement en cours de consultation, est incontestablement Le sujet chaud de la politique suisse, et le serait certainement lors des élections fédérales de cet automne. Tout le monde en parle, en bien ou en mal, pour en dire beaucoup de choses, si bien qu’il n’est pas simple de s’y retrouver. Ce d’autant qu’on en parle souvent à tort et à travers, sans que ce soit toujours en connaissance de cause, si bien qu’il n’est pas sûr que tous ceux qui prétendent s’exprimer à ce sujet parlent bien de l’accord-cadre, mais pas plutôt d’autre chose, comme de l’ « Europe », ou de tout et de rien. En tout cas, le sujet est hautement controversé. C’est probablement pour cela d’ailleurs que le Conseil fédéral ne le signe pas tout de suite, et semble chercher à gagner du temps avec sa consultation, puisque la signature de l’accord-cadre, et la votation populaire qui s’ensuivrait certainement (ledit accord est soumis au référendum facultatif), serait politiquement risquée pour les partis qui sont en faveur en une année d’élections. C’est que cet accord a beaucoup d’opposants. Le Parti du Travail en fait clairement partie. Pourquoi ? Nous tenterons de l’expliquer, en commençant par le commencement, en expliquant en quoi consiste exactement le fameux accord-cadre.

De la voie bilatérale à l’accord-cadre

Un peu d’histoire pour commencer. L’accord-cadre vient du fait que les limites d’un certain exercice ont été atteintes avec la « voie bilatérale », adoptée par le Conseil fédéral comme façon d’éviter l’Alleingang, dans le strict intérêt des banques et de l’industrie suisse, nullement des travailleurs de notre pays, après le rejet par le peuple de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE). La voie bilatérale, c’est une somme d’accords bilatéraux conclus entre la Suisse et l’Union européenne (plus de 120, des dizaines de milliers de pages, d’une grande complexité juridique), portant sur des sujets divers et variés. Un seul d’entre eux, celui sur la libre-circulation des personnes, oblige le Conseil fédéral à consulter le peuple, si bien qu’il monopolise le débat public. Mais il est loin d’être le seul, ni même forcément le plus important. D’autres accords bilatéraux portent sur les obstacles techniques au commerce, les marchés publiques, la recherche, l’agriculture, le transport terrestre, le transport aérien, mais aussi les normes en matière de statistiques, la navigation par satellite, l’environnement, etc. Tous ces accords ne sont pas négatifs, certains sont même indispensables. Mais, globalement, la logique qui y préside est la transposition dans le droit suisse d’un droit communautaire néolibérale, dans une optique de libre-échange, de libéralisation, de nivellement par le bas, pour le plus grand bénéfice des grandes entreprises, et au détriment des travailleurs, des services publics, des normes sociales et écologiques. C’est pourquoi le Parti du Travail est opposé à la voie bilatérale telle qu’elle est pratiquée actuellement, et milite en faveur de la renégociation d’autres accords, dans l’intérêts des classes populaires, sur la base d’une logique de coopération et non de concurrence libre et non faussée.

Mais le fait est que, avec l’accroissement du nombre d’accords bilatéraux, la complexité croissante de l’édifice bilatéral qui s’en est logiquement suivi, le nombre élevé d’exceptions que la Suisse a pu négocier par rapport au droit communautaire (notamment les mesures d’accompagnement, sensées protéger les travailleurs contre les effets néfastes de la libre-circulation et qui demeurent très insuffisantes), et, il faut le dire aussi, les aléas de la démocratie suisse, peu du goût d’eurocrates habitués d’imposer leurs vues néolibérales de façon parfaitement autoritaire, sans aucun égard pour la volonté et les aspirations des peuples, la voie bilatérale est devenue progressivement de moins en moins satisfaisante pour l’UE, qui n’a pas manqué d’exiger avec une fermeté croissante que la Suisse reprenne, même sans être membre de l’UE, de façon plus systématique le droit communautaire. Le Conseil fédéral a préféré d’obtempérer. S’en sont suivies des négociations, secrètes, d’un accord institutionnel, depuis 2013. Au mois de décembre 2018, Ignacio Cassis a rendu public l’accord négocié. D’après l’UE, il n’y a plus rien à discuter. L’accord tel qu’il existe est à prendre ou à laisser. Pour forcer la main à la Suisse, pour nous contraindre à signer l’accord, l’UE recourt à diverses mesures de pression, comme un refus de mettre à jour l’accord sur les obstacles au commerce ou la limitation dans le temps de l’équivalence boursière, ce jusqu’à ce que la Suisse ait signé. Malgré cela, le Conseil fédéral a choisi de mettre l’accord cadre négocié en consultation.

« Actualisation dynamique »

Que contient le fameux accord-cadre ? Des adversaires pas très bien informés ont pu dire que s’il passe, c’est l’UE qui gouvernerait la Suisse, ou pas loin de là, ce qui donne un angle de contre-attaque facile à des partisans pas forcément mieux informés. Heureusement, ce n’est pas tout à fait le cas. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que l’accord-cadre ne poserait pas un très grave problème de souveraineté populaire et de démocratie. L’accord institutionnel, 34 pages, contenant l’accord proprement dit, ainsi que plusieurs annexes et protocoles, est en fait conçu comme définissant un cadre institutionnel chapeautant les autres accords bilatéraux. Pas tous les accords bilatéraux, mais cinq accords du paquet dit des Bilatérales I concernant l’accès au marché commun : soit 1) l’accord sur la libre circulation des personnes, 2) l’accord sur le transport aérien, 3) l’accord sur le transport des marchandises et des voyageurs par rail et par route, 4) l’accord relatif aux échanges de produits agricoles, et 5) l’accord relatif à la reconnaissance mutuelle en matière de conformité. Ainsi que tous les accords futurs concernant l’accès au marché.

L’idée de l’accord cadre c’est de définir un processus institutionnel pour une « actualisation dynamique » du droit suisse en fonction de « l’acquis communautaire ». Traduit du langage eurocratique, cela signifie une reprise automatique par la Suisse du droit de l’UE, décidé de manière totalement non-démocratique par des technocrates non-élus, des chefs d’Etats et des représentants de gouvernements négociants entre eux sans aucun contrôle populaire, et avec un rôle du Parlement européen (caution vaguement démocratique du système) proche de la figuration. La Suisse serait obligée de transposer dans sa propre loi toute actualisation du droit communautaire, pertinente pour les domaines chapeautés par l’accord cadre, dans les trois ans (procédure parlementaire et éventuelle votation populaire comprises). Si la Suisse n’adopte pas gentiment l’ « acquis » communautaire sans rechigner, le différend serait alors soumis à un « Comité mixte », formé de représentants désignés des deux côtés, et négociant sans mandat démocratique. Si le comité mixte ne trouve pas d’accord, le différend serait soumis à un Tribunal arbitral, désigné à cet effet, jugeant sur la base des seuls accords bilatéraux et du droit de l’UE, ce en dernière instance, sans aucun contrôle démocratique ni droit de recours. Si ledit tribunal arbitral décide de saisir la cour de justice de l’UE (CJUE), c’est elle qui tranche en dernière instance. Si la Suisse a l’audace de ne pas obtempérer, elle s’expose à des « mesures de compensation » de la part de l’UE (des représailles, dit en langage normal)

Menace sur les droits des travailleurs

Ce mécanisme n’est pas seulement foncièrement antidémocratique. Il aurait également des conséquences dévastatrices pour les droits des travailleurs, pour les normes sociales et écologiques, pour les services publics, pour toute politique autre que néolibérale. L’important n’étant en l’occurrence pas seulement ce qui est marqué en toutes lettres dans l’accord, mais aussi ce qui n’y est pas, toutes les exceptions que les négociateurs suisses avaient obtenu dans des accords précédents, mais qui n’y sont pas mentionnées (alors qu’elles auraient dû l’être). N’y étant pas, d’un point de vue de juriste, elles sont de facto supprimées. Ainsi, l’exception sur les OGM n’y figure pas. Le prétexte de l’UE était que la question devrait figurer dans un accord en cours de négociation. Mais il est plus raisonnable de penser que l’UE veut faire sauter cette exception.

Ce sont également les mesures d’accompagnement qui sont directement menacées par l’accord cadre. Non pas parce qu’elles y sont directement dénoncées. Mais parce qu’elles n’y sont pas mentionnées à titre d’exception, alors qu’elles auraient dû l’être. N’étant pas mentionnées, elles sont niées de fait, et ce serait dès lors la jurisprudence de la CJUE, profondément néolibérale, qui s’appliquerait. Les travailleurs de notre pays seraient ainsi livrés à une concurrence sauvage, sans plus aucune mesure de protection, aussi limitée fût-elle. Les syndicats ont très justement analysé et dénoncé cette attaque contre les intérêts des travailleurs. Ce qui ne manque pas de déplaire aux européistes et aux porte-paroles de la bourgeoisie (mais pourquoi les distinguer ?). « La gauche sacrifie sa vision européenne pour une question de quatre jours ! quatre jours ! » s’étranglait sur le plateau de Léman Bleu un jeune démocrate chrétien. Lorsque l’on est dans le camp de la bourgeoisie, et pas des travailleurs, il est sans doute difficile de comprendre pourquoi s’embarrasser d’une broutille telle que l’assouplissement des normes pour ce qui est des travailleurs détachés, et l’impossibilité de combattre les abus les plus flagrants qu’elle induirait, au nom d’une « vision européenne ». Pour les travailleurs, c’est inacceptable.

NON c’est NON !


Il faut résolument refuser ce chantage de l’UE et des européistes de chez nous. L’UE, qui a imposé avec une brutalité extrême, au mépris de toute démocratie, des cures d’austérité sans fin à tous les peuples d’Europe – le peuple grec ayant le plus souffert de cette tyrannie – est aujourd’hui justement détestée de tous les peuples qui subissent son joug. Le peuple suisse a le pouvoir de dire NON. Il se doit de l’utiliser. Il n’y a rien de plus légitime pour un peuple que de défendre sa liberté, sa souveraineté et ses droits démocratiques. C’est là une condition indispensable pour un avenir de progrès social, pour une véritable collaboration entre les peuples, dans l’intérêt de tous et pas d’une poigne de milliardaires. Selon nous, on ne peut être à la fois de gauche (du côté des travailleurs et des classes populaires) et favorables à la machine technocratique et néolibérale qu’est l’UE, véritable saint-empire capitaliste qui écrase les peuples sous le joug du grand capital. Ce n’est que par la rupture avec cette construction intrinsèquement antidémocratique et réactionnaire qu’il est possible d’arriver à une véritable Europe des peuples.

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