23 juin 2022

De l’idéologie du poutinisme

 

     A gauche : étoile rouge ; armée soviétique, 1917- 1991 / 
à droite : étoile rouge ; Régiment immortel, Russie, 2017

 

Quelle est l’idéologie de la Russie poutinienne ? Elle a bien une idéologie officielle. Même si elle n’est pas rigoureusement formalisée – ni assez consistante pour être rigoureusement formalisable –, ni formellement obligatoire, les médias d’État fournissent néanmoins des efforts considérables pour la faire rentrer dans les têtes. Par chez nous, on ne connaît guère cette idéologie, même si la propagande d’État russe est dénoncée par les médias, et qu’elle rencontre un étrange succès chez certains usages des réseaux sociaux, qui préfèrent s’informer à travers des médias de « réinformation ».

 

Cette ignorance est problématique, et engendre une double, et symétrique, erreur de catégorie : des gens de droite, des socio-démocrates, et certains trotskistes, s’opposent viscéralement à la Fédération de Russie, au point de prendre fait et cause pour le gouvernement ukrainien sans aucun esprit critique, parce qu'ils voient en elle l'héritière de l'URSS. A l’inverse, certains camarades anti-impérialistes mal informés prennent passionnément fait et cause pour la Russie, au point de soutenir l’« opération militaire spéciale », parce qu’ils voient en elle l’héritière de l’URSS. Autant faire de Mario Draghi le successeur des empereurs de Rome à ce compte…En réalité, la Russie actuelle est non seulement un pays très différent de celui des Soviets, mais même une sorte d’anti-URSS.

 

Un régime réactionnaire

 

La première chose à dire est que le régime russe actuel est profondément réactionnaire, et que son idéologie est viscéralement de droite et anticommuniste. Vladimir Poutine a lui-même commencé sa carrière politique comme un néolibéral et un partisan de la liquidation du socialisme. S’il est de bon ton aujourd’hui dans la propagande officielle de dénoncer le « Far West des années 90 », le néolibéralisme pur et dur d’alors, à base de social -darwinisme et de promotion du capitalisme le plus dérégulé et le plus sauvage, n’a jamais été renié. Boris Eltsine continue d’ailleurs d’être vénéré par le régime, et ne fait l’objet d’aucune critique publique directe.

 

Il pourrait difficilement en aller autrement du reste, car la structure socio-économique du pays n’a pas changé : un capitalisme oligarchique semi-mafieux, inégalitaire jusqu’à la nausée, avec un filet social rachitique et des services publics « rationalisés » jusqu’à l’asphyxie. Lorsque des représentants de Russie Unie, le parti au pouvoir, s’expriment sur les questions socio-économiques, ils feraient passer Philippe Nantermod pour un homme de gauche. Ce capitalisme est devenu certes un peu moins « sauvage » car pris en main par un seul clan oligarchique dominant toute la vie du pays à travers une superstructure étatique de plus en plus autoritaire, mais il n’y a rien de « socialiste » là-dedans, pas plus que dans les quelques nationalisations, qui sont au bénéfice exclusif du clan au pouvoir. Ce type de capitalisme-là est d’ailleurs particulièrement décadent et inefficace, provoquant en trente an un recul dramatique à tous les niveaux. Comme le dit une blague triste : « la Fédération de Russie produit l’impression d’être une grande puissance. Malheureusement, elle ne produit plus grand-chose d’autre ». Lorsque vous voyez des « informations » sur de prétendus « succès » économiques russes, il s’agit de fake news.

 

L’idéologie qui sied logiquement à un tel régime est logiquement un anticommunisme viscéral, une haine virulente du socialisme qui a réellement existé. Une détestation massive qui transparaît dans une campagne de calomnie permanente contre le socialisme, des discours de Vladimir Poutine à des navets produits par la télé russe, à base de dénigrement mensonger de la réalité soviétique, de la Révolution d’Octobre et de Lénine, doublée d’une héroïsation de l’armée blanche, du passé tsariste et même de certains émigrés blancs qui prirent fait et cause pour le Troisième Reich. Cette propagande n’a pas fondamentalement changé depuis les années Eltsine, même si elle est devenue moins unilatérale et plus ambigüe. Ou plutôt ce n’est pas au niveau du rejet absolu de tout ce qui est socialiste qu’il y a un changement.

 

Un certain héritage soviétique

 

Oui, mais Poutine a aussi exprimé des regrets pour la disparition de l’URSS, la plus grande « catastrophe géopolitique » du siècle, et son régime se réclame d’un certain « héritage soviétique » et en récupère des symboles, direz-vous peut-être…

 

Eh bien, regardons-y de plus près. Car se réclamer d’un « héritage » et en reprendre quelques symboles ne signifie pas grand-chose en soi. L’important est quel sens on leur donne. Ce n’est en tout cas pas celui qu’ils avaient en URSS. Socialisme, internationalisme, amitié entre les peuples, paix…toutes ces valeurs disparaissent logiquement entre les mains des propagandistes de Poutine. Certes, cette propagande joue sur une nostalgie bien réelle, sur un sentiment de « c’était mieux avant », parfaitement justifié en l’occurrence. Mais, dans la mesure où le système social qui faisait que c’était effectivement mieux avant est rejeté sans nuance, cette nostalgie est dépolitisée.

 

En réalité, les symboles soviétiques que le régime reprend à son compte changent de nature entre ses mains, et peuvent être mélangés de façon qui semblerait aberrante avec d’autres, d’époque tsariste. Ce mélange est possible, parce que tout cet héritage soviétique est vidé de son sens véritable, pour être réinscrit dans une histoire glorieuse d’une Russie éternelle, selon un paradigme nationaliste.

 

Le Jour de la Victoire

 

La meilleure illustration en est le 9 mai, jour de la grande victoire sur le nazisme en 1945, aujourd’hui la fête la plus symbolique en Fédération de Russie, célébrée avec un faste qui n’eut jamais cours à l’époque soviétique.

 

En URSS le 9 mai n’était pas une fête militariste – un défilé militaire n’eut lieu que deux fois, en 1965 et en 1985 – mais une fête familiale, une « fête avec des larmes aux yeux » (le souvenir des 20 millions de disparus étant alors encore frais). La guerre était comprise en un sens internationaliste, comme la victoire de l’URSS multinationale et socialiste contre la pire réaction capitaliste. La guerre était aussi un traumatisme collectif, et la leçon retenue était : plus jamais ça ! Quant à la couleur de la Victoire, c’était le rouge, celui du socialisme.

 

En Fédération de Russie, le 9 mai est devenue une fête militariste, de la grandeur nationale russe (le caractère multinational de l’armée soviétique étant « oublié »), et de légitimation d’un régime étranger à cette victoire – ce qui permet tout de même un chantage émotionnel détestable : si vous êtes pour la Victoire de 1945, vous devez être pour Poutine, sinon vous êtes pour les nazis. Le symbole de la Victoire est devenu le mal nommé « Ruban de Saint Georges » (l’ordre de Saint Georges, impérial, n’était plus délivré en URSS, et son ruban était noir et jaune), en fait le Ruban de la Garde soviétique, noir et orange, qui n’était présent que sur les médailles, alors que maintenant il est utilisé à toutes les sauces. Ce qui a l’avantage de remplacer le rouge du socialisme par un orange et noir idéologiquement plus « utilisable ». Le slogan favori est devenu : « C’est nous les vainqueurs, et on peut le refaire » (impensable à l’époque soviétique !).

 

Nationalisme et réaction

 

Dans un poème intitulé « Aux calomniateurs de la Russie », écrit en 1831, Alexandre Pouchkine justifie la répression sanglante d’une insurrection polonaise face aux critiques européennes. Le grand poète – mal inspiré en l’occurrence – y formule à l’avance tous les éléments de langage de la propagande poutinienne : il s’agit d’une dispute entre Slaves qui ne vous regarde pas (le « monde russe ») ; si vous nous critiquez, c’est juste que vous détestez la Russie (la « russophobie ») ; nous vous avons libéré du tyran qui vous opprimait (Napoléon en l’occurrence), et vous nous êtes redevables ; c’est nous les vainqueurs, et on peut le refaire.

 

C’est en effet à l’époque impériale, et non à l’époque soviétique, qu’il faut chercher le sens des symboles d’origine soviétique utilisés par le régime de Poutine.

 

En effet, la restauration du capitalisme dans les ex-pays socialistes d’Europe de l’Est et des 13 autres anciennes républiques soviétiques (le cas de la Biélorussie étant un peu différent) s’est fait sous la bannière du nationalisme, l’époque du socialisme étant définie comme une occupation étrangère russe, en continuité avec l’occupation tsariste. Un anticommunisme qui est aussi profondément antirusse (ce qui n’est pas incompatible avec de très bonnes relations avec le régime russe par ailleurs).

 

Or, c’est sur cet aspect-là que Poutine a rompu avec son prédécesseur : le libéralisme a été rejeté avec virulence pour ce qui est des libertés démocratiques (plus qu’aléatoires sous le règne de Boris Eltsine), mais surtout en tant qu’il était compris comme génuflexion devant l’Occident. Sous la présidence de Poutine, la Russie allait « se relever de ses genoux », retrouver sa grandeur impériale passée. Son véritable idéal n’est pas l’URSS, mais l’empire des tsars.

 

Mais parce que le nationalisme des pays sensés « appartenir » à la zone d’influence russe est anti-communiste, le nationalisme russe ne pouvait être anti-communiste jusqu’au bout, et se devait de renverser l’absurde équation de ces nationalismes, en réhabilitant l’URSS en tant que continuation de l’Empire russe, et de sa grandeur.

 

Dans ce tour de passe-passe idéologique, l’héritage soviétique perd tout son sens, est absorbé dans une idéologie de matrice nationaliste et réactionnaire : la Russie, Troisième Rome, a pour mission éternelle, de défendre des valeurs spirituelles éternelles et chrétiennes, face à un Occident décadent, dont l’homosexualité est la marque de fabrique de son caractère perverti. En ce sens, l’ennemi vaincu en 1945 est moins le nazisme dans sa réalité socio-économique et idéologique, qu’un énième avatar d’un Occident éternel, ennemi métaphysique d’une Russie éternelle. Ce qui permet de faire sens du non-sens d’une propagande qui voit des « nazis » partout, sauf dans l’extrême-droite russe. Autant dire qu’il n’y a rien d’« anti-impérialiste » dans ce délire mystico-impérial.

 

Alors, certes, une statue de Lénine a été restaurée dans une ville conquise (pardon, « libérée ») à l’Est de l’Ukraine. Mais c’est au mieux une forme de sinistre plaisanterie, qui aurait difficilement être plus opposée à l’enseignement de Lénine.

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