27 octobre 2014

100 ans après, les communistes n’oublient pas la mémoire de Jean Jaurès





Il y a cent ans de cela, le 31 août 1914, à dix heures moins vingt du soir, tombait assassiné sous les balles de l’extrémiste de droite Raoul Vilain, alors qu’il déjeunait au café du Croissant, à quelques pas de la rédaction de l’Humanité, Jean Jaurès, figure majeure du mouvement socialiste français et de la IIème Internationale, fondateur de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), après avoir tant œuvré pour unifier tous les socialistes français, fondateur du journal l’Humanité, qui de nos jours encore est le quotidien du Parti communiste français (PCF), député qui s’est fait remarqué à l’Assemblée nationale par nombre de discours remarquables contre la politique réactionnaire des gouvernants bourgeois, pour  la classe ouvrière, les paysans, le progrès social et le socialisme, tribun du peuple qui a tant fait pour les mineurs grévistes de Carmaux, journaliste de talent, penseur et auteur prolifique, militant contre la paix qui jusqu’à ses ultimes instants aura tout fait pour essayer d’empêcher le déclanchement de la Première Guerre mondiale, qu’il pressentait venir depuis longtemps. Le jour même de son décès, il avait exigé une rencontre avec le premier ministre d’alors, l’ex-socialiste renégat Viviani, pour plaider la cause de la paix. Le 31 juillet encore, le jour même de sa mort, est publié dans l’Humanité le dernier article signé par lui, dans lequel il affirme encore que la guerre n’est pas inéluctable, et appelle les travailleurs à s’unir dans la lutte pour l’empêcher.

Rien ne semblait prédestiner Jaurès à devenir socialiste. Issu de la petite bourgeoisie de la ville provinciale de Castres, ayant fait de brillantes études de philosophie, il fut élu à l’âge de 26 ans député à l’Assemblée nationale en tant que républicain modéré. Mais la connaissance du monde ouvrier et de la réalité que le pays vivait, sa propre réflexion sur l’état de la société, lui font prendre conscience du caractère intrinsèquement injuste et oppressif du capitalisme, et de la nécessité de le remplacer par une société socialiste. « Même si les socialistes éteignent un moment toutes les étoiles du ciel, je veux marcher avec eux dans le chemin sombre qui mène à la justice, étincelle divine qui suffira à rallumer tous les soleils dans toutes les hauteurs de l’espace » ; - écrit-il dans un article en 1891. Désormais officiellement socialiste, il siègera encore de nombreuses législatures à l’Assemblée nationale jusqu’à sa mort, mais connaîtra aussi quelques déconvenues électorales au début.

Mais, à cette époque, l’industrialisation de la France n’en n’est qu’à ses débuts, la classe ouvrière proprement dite est encore peu nombreuse, la syndicalisation est faible, le mouvement socialiste est numériquement peu important, divisé en plusieurs organisations et peu représenté à l’Assemblée nationale. Jaurès fait des efforts importants pour unifier tous les socialistes du pays en un seul parti, malgré leurs divergences tactiques et doctrinales. La tâche est difficile, tant sont grandes les divergences entre des gens comme Millerand, qui accepta d’être ministre dans un gouvernement bourgeois, le Parti socialiste, de tendance nettement réformiste, dont fait partie Jaurès, et le Parti ouvrier français, de Jules Guesde et Paul Lafargue, qui se réclame d’un marxisme quelque peu dogmatique et mécaniste. Malgré tout, les deux partis entament un processus de rapprochement. Des discussions contradictoires et plutôt rudes ont lieu entre leurs représentants. Jaurès lui-même, il faut le dire, développe une pensée originale, mais plutôt réformiste et avec de nettes tendances idéalistes. Il connaît bien le marxisme et les écrits de Marx et Engels, mais préfère développer sa propre pensée, apparentée par certains aspects au marxisme, mais pas marxiste pour autant. Ce choix valut à Jaurès de ne pas être inclus dans la liste des auteurs de référence par les partis communistes. Il fut pour cela durement attaqué par les marxistes de son époque. Lénine, en particulier, lui a décoché quelques flèches pour ses choix tactiques comme pour son réformisme ; il n’a toutefois guère discuté en détail ses écrits sur un plan doctrinal. Le Parti dit socialiste français, en revanche, s’est toujours ouvertement et bruyamment réclamé de Jaurès, il le fait d’ailleurs encore de nos jours, sous le social-libéralisme (qui n’a d’ailleurs strictement rien de social) de Hollande, essayant de faire passer Jaurès pour un modéré et pour un réformiste mou, grâce à quelques citations hors contexte et tronquées. Mais ce serait une erreur de renoncer à lire Jaurès, ou de vouloir le renier, pour cela. Du reste, le PCF s’est toujours aussi réclamé de son héritage. Car Jaurès fait bel et bien partie de notre héritage, et si le PS de Hollande et Valls peut s’en revendiquer, ce n’est qu’au prix d’une falsification éhontée.

Car Jaurès était tout sauf un social-libéral. « Révolution, oui car je ne suis pas un modéré, je suis avec vous un révolutionnaire » ; - avait-il déclaré au cours d’un débat avec Jules Guesde en 1900. Il prônait certes une tactique réformiste, croyant en la possibilité de transformer la société capitaliste de l’intérieur grâce à l’action légale, et se faisant certaines illusions sur les possibilités qu’offraient les institutions démocratiques bourgeoises de la République française. Ainsi, il écrivait : « Il faut pénétrer tous les jours la société bourgeoise avec des réformes qui tout en étant compatibles avec son principe peuvent hâter sa désorganisation [...] C’est cette politique agissante, continue, à la fois réformiste et révolutionnaire, qui sera, quoi qu’on fasse, la politique de demain ». Mais on comprend très bien qu’il ne s’agit nullement de ce que de nos jours on entend par « réformisme », et qui n’est autre qu’une façon qui se veut différente de gérer la société capitaliste sans vouloir la changer. D’une part, Jaurès comprenait très bien la réalité et les nécessités de la lutte des classes, et a lui même beaucoup fait pour l’organisation des travailleurs. D’autre part, son but n’était à aucun moment de mieux gérer le capitalisme, mais de l’abolir pour construire à la place une société socialiste, une société fondée sur le pouvoir populaire et la propriété collective des moyens de production. Ainsi qu’il l’écrit lui-même : « Tant que les sociétés n’auront par réglé l’avènement du prolétariat à la puissance économique, tant qu’elles ne l’auront pas admis dans l’intimité de la production, tant qu’elles le laisseront à l’état d’agent extérieur et mécanique, tant qu’il ne pourra pas intervenir, pour sa juste part, dans la répartition du travail et des produits du travail, tant que les relations économiques seront réglées par le hasard et la force, beaucoup plus que par la raison…tant que la puissance brute du capital déchaînée dans les sociétés comme une force naturelle ne sera pas disciplinée par le travail, par la science et la justice, nous aurons beau accumuler les lois d’assistance et de prévoyance, nous n’aurons pas atteint le cœur même du problème social ». Il faut dire aussi que les guesdistes suivaient alors une forme de marxisme particulièrement dogmatique et simpliste, ce qui faisait d’eux de fait surtout des révolutionnaires en parole, qui ne savaient pas penser le lien dialectique indissoluble entre la lutte pour des réformes immédiates et la lutte pour la révolution socialiste. « Il ne peut rien y avoir de changé dans la société tant que la propriété capitaliste n’aura pas été supprimée » ; - disait par exemple Guesde, dénigrant l’introduction de la journée de travail de 11 heures, et de dix quatre ans plus tard (contre 12 à 14 auparavant) comme un réformette sans portée.

Le premier numéro de l’Humanité paraît le 18 avril 1904 et se serait vendu à 138'000 exemplaires. En 1905, Jaurès atteint enfin son but d’unir tous les socialistes de France en un même parti, puisque du 23 au 26 avril de cette année a lieu le congrès fondateur de la SFIO, où lui-même jouera un rôle de plus en plus décisif au fil des années. Nous avons dû, faute de place, passer sous silence nombres d’aspects pourtant cruciaux de la pensée ou de l’action politique de Jaurès, comme l’affaire Dreyfus, la question Millerand, son débat avec Paul Lafargue sur l’idéalisme et le matérialisme, ou sa lutte pour une école laïque. Mais il est impossible de ne pas dire quelques mots de sa lutte contre la guerre. Jaurès a pressenti très tôt l’arrivée du premier conflit mondial et a mener pour tenter de l’empêcher un combat déterminé, courageux et admirable, avec une constance telle que dans les derniers mois avant la déclaration de guerre les journaux bourgeois réclamaient ouvertement sa mort à mots à peine couverts. Il avait aussi très bien compris le lien nécessaire entre le capitalisme et la guerre. Il s’était en particulier battu pour que l’Internationale socialiste adopte la tactique de la grève générale pour empêcher la guerre si celle-ci venait à être déclarée. Si tous les partis de la IIème Internationale avaient appliqué cette tactique, elle aurait peut-être eu une chance de réussir. Malheureusement, ils n’en avaient plus ni la volonté ni la capacité. De fait, tous les ingrédients de leur future trahison étaient déjà réunis.


Jaurès appartient incontestablement à notre héritage en tant que communistes, et mérite qu’on s’en réclame. La social-démocratie actuelle, qui a trahi et travesti tout ce pour quoi il s’est battu n’en n’a elle absolument pas le droit. Mais, aussi admirable que soit Jean Jaurès, la facilité même avec laquelle le parti qu’il avait édifié ne prouve que trop éloquemment que la conception théorique, pratique et organisationnelle du parti qu’il avait réalisé n’était pas suffisante, et devait être remplacée par celle du parti de type nouveau léniniste.

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