27 octobre 2014

1914-2014 : des causes et des conséquences du premier conflit mondial

Cette année, nous « célébrons » un sombre et tragique centenaire. Il y a exactement cent ans, les classes dirigeantes des puissances impérialistes d’Europe déclenchaient l’atroce boucherie qu’allait être la Première Guerre mondiale. Cette guerre occupe incontestablement une place majeure dans l’histoire mondiale, par l’ampleur des destructions qu’elle a déclenchées et des millions de morts qui lui sont dus tout d’abord, mais aussi parce qu’elle a changé à tout jamais la face du monde : destruction de vieux empires féodaux, redécoupage de la carte de l’Europe et redistribution des possessions coloniales. Mais surtout, la Première Guerre mondiale ouvre la porte à la Grande Révolution socialiste d’octobre, à la naissance du premier Etat socialiste de l’histoire mondiale (mais aussi rend caduque l’espérance, ou plutôt l’illusion, d’un passage progressif, pacifique et inéluctable des pays industrialisés d’Europe au socialisme à travers la progression électorale des partis socialistes), et cristallise et précipite une rupture entre socialistes et communistes qui se dessinait au sein de la IIème Internationale mais qui jusque là était contenue sous une façade unitaire des anciens partis socialistes. A ce titre, elle fait partie intégrante de notre propre histoire, des origines même de notre propre Parti.

Nous avions été relativement épargnés en Suisse, puisqu’elle était restée neutre alors et n’avait pas pris part à la guerre, mais dans les anciens pays belligérants, surtout ceux qui avaient fini vainqueurs, la population a eu droit à son lot de diverses et variées commémorations officielles, pompeuses, à la limite indécentes, et autorisant tout un florilège de propos platement nationalistes, historiquement mensongers. Tant de choses ont été dites et écrites sur cette guerre, parfois fort intéressantes du reste, sur le déroulement des combats d’un point de vue strictement militaire, sur la vie dans les tranchées, sur les généraux d’alors…

Ce n’est pas de ces questions là que nous allons parler dans nos colonnes, parce que ces aspects là de l’histoire sont bien connus, ou devraient l’être, parce que d’autres en ont très bien parlé ailleurs, et parce que nous voudrions consacrer la place dont nous disposons à deux questions qui sont cruciales à nos yeux : les causes profondes de la guerre et son importance pour notre propre histoire. Les auteurs bourgeois ont beaucoup glosé sur les causes de la Première Guerre mondiale, insistant en général sur l’aspect purement conjoncturel des choses, comme l’assassinant de l’archiduc d’Autriche (qui pourtant n’était au plus qu’un prétexte) et sur le caractère contraignant des traités que les grandes puissances avaient signés entre elles, ou bien alignant des platitudes à caractère anthropologique sur la nature de l’homme fatalement porté à faire la guerre. La vérité est que les causes de la Première Guerre mondiale vont bien plus en amont et plus profond que les prétextes qui étaient invoqués sur le moment, et n’ont rien avoir avec une supposée nature éternelle de l’homme. Elles tiennent bien plutôt au caractère de la formation socio-économique qui était alors en vigueur et qui l’est toujours aujourd’hui.

La vérité est que chacune des grandes puissances impliquées dans la guerre la voulait et la préparait depuis longtemps, et ne pouvait faire autrement, simplement parce que les intérêts de son grand capital monopoliste l’exigeaient, parce que la nature même du régime économique en place les poussait fatalement  à la guerre. "Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage" avait dit Jean Jaurès (les deux prochaines pages de notre journal sont consacrées à la mémoire de Jaurès). Lénine, lui, avait montré en détail, dans Impérialisme, stade suprême du capitalisme, comment et par quels mécanismes, avec la concentration du capital, le capitalisme devient nécessairement impérialisme, et, désormais trop à l’étroit entre les frontières nationales, est inévitablement conduit à conquérir des marchés et des sources d’approvisionnement au dehors, très souvent par la force des armes. La concurrence de plus en plus féroce entre les grandes puissances impérialistes les poussait fatalement à vouloir en découdre par la guerre. L’Allemagne, puissance impérialiste émergeante, voulait se tailler  son propre empire colonial pour garantir l’approvisionnement et les débouchés pour son industrie. Mais étant donné que le partage du monde entre puissance impérialistes avait déjà eu lieu, elle était fatalement amenée à vouloir s’emparer des possessions de la France et du Royaume Uni, qui à leur tour étaient amenés à vouloir préserver ce qu’ils avaient conquis. La Russie voulait profiter de la guerre pour conquérir les détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que quelques territoires supplémentaires dans les Balkans, afin de devenir une puissance impérialiste moderne de premier rang. Entre elles la guerre était inévitable. Cette leçon est toujours d’une importance majeure pour nous aujourd’hui, puisque nous vivons toujours sous le joug de l’impérialisme, et que, même si les grandes puissances d’aujourd’hui ne s’affrontent pas directement, pour le moment du moins, les guerres impérialistes et néocoloniales se multiplient, toujours sous des prétextes pseudo-humanitaires hypocrites, et jamais avec un autre but que la rapine et la conquête. A l’heure où l’agressivité impérialiste menace plus que jamais non seulement les droits les plus fondamentaux des peuples, mais l’existence même de l’humanité, où la propagande de guerre des puissants est plus perverse et plus redoutable que jamais, il est plus que jamais de la responsabilité des communistes de mener la lutte anti-impérialiste et pour la paix sans concessions et sans jamais faillir, sans jamais céder aux sirènes de la propagande de guerre, aussi persuasives puissent-elles paraître, ni à une coupable et prudente neutralité attentiste.

Mais si la Première Guerre mondiale constitue incontestablement une césure dans l’histoire mondiale, elle constitue plus encore une césure dans l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste. Certains cultivent le mythe d’une IIème Internationale idéalisée, forte de son unité, de sa pluralité, de son « ouverture » à une diversité de courants difficilement compatibles entre eux, de son caractère de masse, de son implantation sociale, syndicale, électorale et institutionnelle. On a parfois dit que l’Europe était au seuil du socialisme ou pas loin, et que, s’il n’y avait eu la guerre, tous les pays industrialisé d’Europe seraient sous peu passés au socialisme, grâce à la progression inexorable de la social-démocratie et de la puissance des syndicats qu’elle contrôlait. Or il se fait que tous les partis de la IIème Internationale, à l’exception du Parti bolchevik qui fut le seul à faire le choix qui s’imposait, et les partis socialistes opérant dans les pays restés neutres, comme le Parti socialiste suisse, qui n’ont pas eu à répondre à cette question, ont trahi la classe ouvrière de leur pays, au moment même où l’on avait le plus besoin d’eux, e de leur pays, entrant même dans des gouvernements d’union sacrée dans certain cas. Et ce alors même que tous ces partis, ou presque, promettaient encore quelques jours avant la guerre de tout faire pour l’empêcher et d’organiser la grève générale si jamais elle était déclenchée. Certains, comme Léon Blum, ont essayé de relativiser cette trahison, de la justifier parfois, de la détacher en tout cas de l’histoire de la IIème Internationale, de la présenter comme un événement absolument singulier, dû à des circonstances exceptionnelles, et qui n’amenait à rien remettre en cause, ce afin de pouvoir revenir aux vielles pratiques.


Or la trahison de la social-démocratie fut tout sauf un éclair dans un ciel serein. Elle était au contraire très logique et s’inscrivant en droite ligne dans la dégénérescence structurelle des partis sociaux-démocrates. Le vote des crédits de guerre, loin d’être une césure, n’était que l’aboutissement de ce que les vieux partis socialistes étaient devenus : regroupements amorphes d’une variété de courants idéologiquement incompatibles, tournés principalement vers l’action parlementaire, de plus en plus intégrés aux institutions bourgeoise, et n’évoquant plus guère le socialisme que de façon purement formelle le 1er mai ou durant les Congrès. Cette social-démocratie là n’aurait eu, même s’il n’y avait pas eu la guère, ni la capacité ni la volonté de conduire les travailleurs vers le socialisme. En revanche, les militants, regroupés au sein du Parti bolchevik, qui avaient avant les autres rompu avec ce modèle déclinant pour édifier un parti de type nouveau, ont su, seul parti de la IIème Internationale finissante, tenir bon face aux sirènes de l’union sacrée, mené une politique d’opposition à la guerre conséquente, et renversé l’oppression bourgeoise pour instaurer le premier Etat ouvrier et paysan. Leur grande victoire révolutionnaire a servi d’exemple à tous ceux qui voulaient rompre avec le modèle de parti social-démocrate qui avait prouvé son caractère déficient afin d’édifier une organisation politique authentiquement révolutionnaire seule apte à mener avec succès la lutte pour le socialisme. La Ière Guerre mondiale a créé les conditions historiques qui ont rendu la Révolution d’Octobre possible. Elle a aussi cristallisé et précipité une rupture définitive entre communistes et socialistes, qui couvait déjà sous le vernis fissuré de la vielle social-démocratie et qui était devenue nécessaire. Cette rupture garde aujourd’hui toutes ses raisons d’être. Nous en sommes les héritiers.

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