07 février 2022

La dimension « libérale » du fascisme

 

Ludwig Von Mises

Notre titre apparaîtra assurément paradoxal à certains de nos lecteurs. Après tout, le fascisme n’est-il pas aux antipodes du libéralisme ? Friedrich Von Hayek a même prétendu que le libéralisme est l’idéologie dont le fascisme est le plus éloigné, la preuve en étant que Hitler ait pu dire que le nazisme serait le vrai socialisme, le vrai nationalisme, etc. …la seule chose qu’il n’aurait jamais dite, et pour cause, c’est que le nazisme serait le vrai libéralisme.

 

Mais, les apparences – ou plutôt l’idéologie officielle – sont trompeuses, et Hayek, comme d’habitude, ment comme un arracheur de dents. Le fascisme – et cela se vérifie dans le fascisme italien, le nazisme et le phalangisme – se veut avant tout comme un antimarxisme. Le fascisme n’est pas non plus une idéologie autonome, mais est construit à partir de bouts d’idéologies antérieures, radicalisées, poussés jusqu’à des conséquences extrémistes. Principalement d’idéologies réactionnaires, mais des idées libérales font aussi partie de ces sources du fascisme. Que le fascisme soit un édifice doctrinal composite ne doit pas faire oublier que ses différents éléments d’emprunt ne sont pas au même niveau. Les emprunts au socialisme sont au niveau le plus superficiel, celui du décorum, de la nomenclature, d’une certaine phraséologie qui n’engage à rien. Des emprunts à des courants réformistes peuvent se retrouver dans des revendications vaguement sociales, qui ne sont pas destinées à être prises au pied de la lettre, et qui sont toujours oubliées sitôt après la prise du pouvoir. Cela tient au caractère intrinsèquement démagogique, non-sincère de l’idéologie fasciste, dont le but est d’embrigader les masses au service d’un projet qui va contre leurs intérêts. Les éléments repris d’idéologie réactionnaires se retrouvent en revanche dans les principes fondamentaux du fascisme. Ceux issus du libéralisme se retrouvent au niveau des principes les plus fondamentaux, à un niveau pour ainsi dire anthropologique.

 

Une telle affirmation ne manquera pas de surprendre : quoi de plus opposés que l’anthropologie du libéralisme, qui fait de la liberté de l’individu sa valeur suprême, et celle du fascisme, qui nie l’individu et sa liberté, le subsume sous un collectif qui l’écrase et auquel il doit accorder une soumission aveugle ? Et c’est vrai. Mais ce n’est pas toute la vérité.

 

Le fascisme prétend également – tous les fascismes sont d’accord là-dessus –, et sans contradiction, être aussi un individualisme, de défendre l’individualité et la liberté de la personne humaine. « La reconnaissance de l’individualité humaine est l’une des bases idéologiques fondamentales », écrit J.-A. Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange. Et ce n’est pas seulement hypocrisie, ni démagogie antisocialiste, même si le fasciste reconnaît la liberté de l’individu d’une façon très singulière.

 

Certes, le fascisme insiste que l’individu qu’il conçoit n’est pas l’individu isolé et égoïste du libéralisme, mais qu’il ne peut exister et être libre qu’au sein d’une communauté et à son service : la nation, la profession, la famille. L’affirmation de la singularité irréductible de chaque personne individuelle est aussi une façon d’atomiser en fait les individus, de les isoler les uns des autres, de les priver d’une solidarité fondamentale : la solidarité de classe ; de faire disparaître jusqu’au sens de la conscience de classe.

 

Mais l’individu du fascisme est encore isolé d’une façon plus radicale. La nation fasciste n’est qu’une communauté apparente. En réalité, elle n’a rien d’une communauté. L’individu y est, plus encore que dans le capitalisme sauvage du libéralisme classique, isolé et livré à une concurrence impitoyable contre ses semblables. Le fascisme a en fait repris et radicalisé l’idée libérale de concurrence entre individus libres, où les meilleurs émergent, et les moins bons sombrent. Mais en la dépouillant de toutes les restrictions et scrupules moraux par lesquels le libéralisme pouvait en restreindre l’application. D’une conception fallacieusement biologisante de la « lutte pour la vie », le fascisme applique jusqu’au bout de ses conséquences un social-darwinisme sans fards – qu’il accepte non seulement entre nations et races, mais à l’intérieur même du peuple des seigneurs : les êtres humains sont naturellement inégaux, il est naturel que les meilleurs triomphent ; ils doivent pouvoir le faire, et rien ne doit limiter la latitude des individus supérieurs à dominer leurs semblables, parce qu’au final il est bon pour la société dans son ensemble qu’une élite des hommes (le fascisme et structurellement sexiste) les plus forts, les meilleurs, les plus énergiques, la dirigent. La masse des médiocres mérite son échec, et doit courber l’échine en silence. Non seulement les inégalités sont justifiées, mais elles devraient être creusées davantage. Loin de la rhétorique fallacieusement socialisante de la démagogie destinée aux masses, là se trouve le cœur de la doctrine.

 

Cette idée élitiste, c’est Adolf Hitler qui l’exprime le plus clairement dans Mein Kampf :

 

« Ce n’est pas la masse qui crée ni la majorité qui organise ou réfléchit, mais toujours et partout l’individu isolé.

 

Une communauté d’hommes apparaît comme bien organisée alors seulement qu’elle facilite au maximum le travail de ces forces créatrices et qu’elle les utilise aux mieux des intérêts de la communauté. Ce qui a le plus de prix pour l’invention, qu’elle se rapporte au monde matériel ou au monde de la pensée, c’est d’abord la personne de l’inventeur. Le premier et suprême devoir dans l’organisation d’une communauté est de l’utiliser au profit de tous.

 

En vérité, l’organisation elle-même ne doit pas perdre de vue un seul instant l’application de ce principe. Ainsi seulement elle sera libérée de la malédiction du mécanisme et deviendra un organisme vivant. Elle doit elle-même personnifier la tendance à placer les têtes au-dessus de la masse et réciproquement à mettre celle-ci sous leurs ordres. »

 

La prose hitlérienne est passablement antipathique. Rien d’étonnant, c’est Hitler après tout. Mais la même idée est exprimée, en des mots encore plus détestables que ceux du fondateur du Troisième Reich – il fallait le faire ! – sous la plume d’une autrice qui n’est généralement pas rattachée à l’extrême-droite :

 

« C’est l’homme qui se trouve au sommet de la pyramide intellectuelle qui peut apporter le plus à tous ceux qui se trouvent en dessous de lui. Il ne reçoit aucun bonus intellectuel, n’a besoin d’aucune sorte de leçon de la part de qui que ce soit. L’homme d’en bas sombrerait à coup sûr dans un crétinisme désespéré s’il venait à être abandonné à lui-même. Il ne peut en aucune manière apporter quelque forme de contribution à celui qui se trouve au-dessus de lui. Mais il reçoit bien le bonus, fourni par l’intelligence de l’homme au sommet. Telle est la nature de la concurrence entre les esprits supérieurs et les faibles d’esprit »

 

Ce passage est tiré de La Grève, un roman « philosophique » (nous contestons énergiquement une telle catégorisation) de la plume d’Ayn Rand, une romancière étatsunienne. C’est, paraît-il, le livre plus influent aux USA après la Bible. La grève en question est celle des élites, des entrepreneurs et cadres supérieurs, qui en ont assez de devoir payer des impôts, contribuer au bien commun et suivre les règles décidées par les autorités démocratiquement élues. Ils font sécession alors, et se retirent dans une vallée en Californie – la Sillicon Valley ? – où ils se parlent entre eux avec une totale franchise : ils sont supérieurs, et devraient donc de ce fait être libres d’agir à leur guise, de ne suivre que leur propre égoïsme, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. La masse des êtres inférieurs n’ont de meilleur choix à faire que de se soumettre à la direction de cette élite éclairée. Sans son élite, la société sombre dans le chaos, l’État dirigiste s’effondre misérablement, et la dystopie néolibérale peut alors s’installer.

 

Ayn Rand est une libérale extrémiste, grotesque, qu’il est difficile de prendre au sérieux. Tout ce qu’il y a chez elle de « supérieur », c’est le caractère supérieurement ennuyeux de sa prose. Mais on trouve les mots suivants sous la plume du respectable Ludwig Von Mises, un des théoriciens de l’école autrichienne, le courant mainstream du néolibéralisme, dans une lettre destinée à Ayn Rand :

 

« Tu as le courage de dire aux foules ce qu’aucun politicien n’ose leur dire : vous êtes inférieurs et tout progrès dans vos vies, que vous considérez comme normal, vous le devez aux efforts d’hommes qui valent bien mieux que vous. »

 

Nous ne souhaitons nullement tirer de ce rapprochement – qui choquera sans doute nos éventuels lecteurs libéraux – que le néolibéralisme puisse se confondre avec le fascisme. Nous n’ignorons pas la différence essentielle entre ces deux doctrines. Mais cette convergence au niveau des fondements anthropologiques existe, et il est impossible d’en faire l’impasse.

 

Nous ne disons pas non plus que le libéralisme de l’école autrichienne soit le seul libéralisme. D’autres courants du libéralisme sont autrement plus respectables, et rejettent l’élitisme de Von Mises et de Rand. Mais le fait est que personne ne pourrait sérieusement soutenir que le libéralisme de l’école autrichienne n’est pas du libéralisme du tout, et il faut donc en conclure que cette communauté de pensée à certains égards avec le fascisme est au moins non contradictoire avec les principes du libéralisme.

 

Cette convergence doctrinale peut d’ailleurs se muer en convergence politique. La majorité est rarement d’accord de plier l’échine devant une élite supérieure autoproclamée, et la terreur fasciste peut être utile si la lecture de La Grève n’y suffit pas. Ludwig Von Mises a du reste félicité Benito Mussolini d’avoir « sauvé la civilisation ». Il faut supposer que les exactions des chemises noires étaient un modus agendi parfaitement « civilisé ». Et Friedrich Von Hayek et Milton Friedman ont soutenu, et conseillé, la dictature d’Augusto Pinochet, premier régime à mettre en application le néolibéralisme.

 

Évidemment, aucun politicien libéral « n’ose dire aux foules » les « vérités » dont parle Ludwig Von Mises : après tout, ça ne se fait pas d’insulter des électeurs potentiels en les qualifiant d’êtres inférieurs. Est-ce parce qu’en vérité ils partagent les idées de Von Mises, et ne le disent pas, ou bien parce qu’ils les désapprouvent ? Beaucoup de politiciens libéraux de notre pays nieraient avec véhémence, et jurerait que leur libéralisme est pour la liberté de toutes et tous, pas seulement pour l’élite. Quant à d’autres, c’est moins sûr. Certains membres du PLR se réclament notoirement de penseurs de l’école autrichienne. Et les positions systématiques en faveur de la « politique du ruissellement » – laisser faire l’ « élite », pour le plus grand bien de toutes et tous –, le combat pour une école élitaire, ou encore l’admiration quasi-irrationnelle pour les milliardaires de la tech, dont on estime naturel qu’ils se sentent supérieurs à la loi commune, tendent à indiquer que les libéraux de notre pays acceptent au moins une forme édulcorée des idées de Rand et de Von Mises. Il serait démocratiquement sain de systématiquement leur poser la question quant à leurs vues à ce sujet.

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