07 février 2022

Le liquidateur du socialisme renversé par le peuple au Kazakhstan

 


L’ancienne république soviétique qu’est le Kazakhstan fait rarement les gros titres de la presse suisse. Lorsque c’est le cas, ça l’est généralement dans les pages économiques. En effet, des entreprises suisses – les sociétés de trading en matières premières notamment – ont des intérêts hautement lucratifs dans ce pays d’Asie centrale, grand comme l’Europe occidentale, avec seulement 19 millions d’habitants. C’est que le Kazakhstan détient d’immense richesses minérales : pétrole, gaz naturel, charbon, fer, manganèse, uranium, cuivre, chrome, or, etc. Le lien avec la Suisse est même plus profond : une des filles de l’ex-dictateur, désormais déchu, s’est entichée de la région genevoise, et a acquis un château dans la commune de Collonge-Bellerive, où une partie du clan Nazarbaïev vit semble-t-il désormais en exil. Ces liens intéressés expliqueraient apparemment les propos toujours plus que mesurés de la Confédération quant aux agissements de l’ancien maître de ce pays, comme du nouveau.

 

Un soulèvement populaire

 

Pourtant, pour une fois, le Kazakhstan a fait les gros titres, et il n’était question ni de trading, ni d’immobilier. Le 4 janvier de cette année, le Kazakhstan était secoué par un soulèvement populaire massif, parti de la région de Mangistau, à l’ouest du pays, la région productrices des hydrocarbures. Le mouvement de grève – générale à plusieurs endroits –, de manifestations et d’occupations de bâtiments officiels, s’est répandu comme une traînée de poudre à travers le pays.

 

La raison de la colère populaire ? La libéralisation du marché du gaz liquéfié – dont le gouvernement prétendait qu’elle allait attirer les investissements et favoriser le développement des PME (rhétorique que nous connaissons bien par chez nous) – a conduit au doublement des tarifs. Or le gaz liquéfié est au Kazakhstan massivement utilisé pour le chauffage – et les hivers y sont très froids – et par 90% des voitures. Cette hausse fut la dernière goutte d’eau, qui fit déborder la colère populaire, aggravée par l’indignation justifiée d’ouvriers travaillant dans l’extraction des hydrocarbures qui non seulement ne touchent pas leur juste part des richesses colossales que retire l’oligarchie kazakhe de leur travail, mais se voient encore doubler le prix à la pompe…

 

Cette explosion sociale conduisit à un mouvement très semblable aux Gilets jaunes : la hausse du prix des carburants n’ayant été dans les deux cas que l’élément déclencheur d’une protestation sociale trop longtemps refoulée. Les revendications dépassèrent donc très vite la question initiale des tarifs du gaz, pour porter sur des exigences de justice sociale, de baisse de l’âge de départ à la retraite, de contrôle des prix, etc. Il faut savoir en effet que la situation devenait intenable depuis longtemps au Kazakhstan, pour une population dont le niveau de niveau s’est dramatiquement dégradé depuis la restauration du capitalisme, qui est confrontée au « libre choix » entre des salaires bas et un chômage élevé, dont les services publics ont été conduit à un état de dévastation avancée par une « optimisation » néolibérale, et dont une inflation galopante achève de rendre l’existence insupportable. Ce pendant qu’une poignée d’oligarques, liés au clan au pouvoir, accumule des richesses colossales. Des revendications politiques également : le droit de créer des syndicats indépendants, et le départ du pouvoir en place, en commençant par l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev, qui avait reçu un titre honorifique de « Elbasy », père de la nation, et conservait le contrôle de l’essentiel du pouvoir entre ses mains, son clan gardant la maîtrise de la manne pétrolière et gazière. On n’y a pas entendu en revanche de slogans pro-occidentaux.

 

Le lendemain, le président en exercice Kassym Jomart-Tokaev, un ancien diplomate de carrière, et que Nazarbaïev pensait voué à rester son homme de paille, réagit par un mélange de concessions et de répression : il annule la hausse des tarifs du gaz, promet un contrôle des prix (mais temporaire) sur les produits de première nécessité, et accuse le gouvernement d’avoir failli à sa tâche. Il limoge le gouvernement, et s’attribue le titre de président du Conseil de sécurité (que Nazarbaïev détenait encore). Il instaure également l’état d’urgence, et un couvre-feu. Il s’émancipe visiblement de son prédécesseur.

 

Cela ne suffit toutefois pas à calmer le mouvement. Des administrations et des sièges du parti au pouvoir, Nour Otan, sont incendiés, des statues de Nazarbaïev déboulonnées. Font irruption des groupes armés, apparemment bien organisés, qui se livrent à des actes de pillage, de vandalisme et de violence. Organisations d’opposition qui veulent passer à la lutte armée ? Agents provocateurs ? A la solde du clan Nazarbaïev ? du président ? Islamistes ? Difficile à l’établir.

 

Pendant ce temps, les forces de sécurité restent étrangement passives. Début de fraternisation avec le peuple ? Sabotage du clan Nazarbaïev ? Toujours est-il que Tokaïev crie à l’agression de mercenaires étrangers (il ne dira jamais envoyés par quel pays), radicalisés (il ne dira jamais dans quelle idéologie) qui veulent s’en prendre à la souveraineté du Kazakhstan. Il instaure la loi martiale, et fait appel à l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), une alliance militaire sous hégémonie russe. L’OTSC répond présent (Vladimir Poutine surtout), et envoie un contingent de troupes (principalement russes, un quota plus réduit de soldats biélorusses, et une participation plus symbolique des autres pays affiliés), le 6 janvier déjà. Les troupes de l’OTSC n’ont pas même besoin de tirer. Leur présence suffit pour que les forces kazakhes recommencent à obéir aux ordres du président Tokaïev. A présent sûr de lui, ce dernier donne un ordre criminel : tirer pour tuer, sans sommation, noyer la révolte populaire dans le sang. La répression est brutale et sanglante : des centaines de morts, des milliers d’arrestations. 

 

Kassym Jomart-Tokaïev a beau parler du « jour le plus noir » de l’histoire du Kazakhstan indépendant, avec une mine tragique, il est clair que c’est le jour le plus heureux de sa vie. Qu’il ait planifié une partie de ce qui s’est passé, ou qu’il ait simplement improvisé, reste qu’il a profité de la révolte du peuple pour évincer son prédécesseur, et d’arracher tous les leviers du pouvoir et de la richesse. Le clan Nazarbaïev est dispersé. L’ex-président du KNB (les services secrets), Karim Massinov, lié à la famille Nazarbaïev, est arrêté pour haute trahison. Quelques jours après les faits, c’est l’ancien président lui-même qui fut forcé de s’exprimer devant la caméra, pour dire qu’il n’est qu’un retraité qui ne prétend plus à rien. Le Sénat du Kazakhstan lui a retiré ses derniers titres. Pourtant, Noursoultan Nazarbaïev avait bénéficié il y a une poignée d’années seulement d’un culte de la personnalité délirant et ridicule, dont le chef d’orchestre ne fut autre que Kassym Jomart-Tokaïev. S’il est en lui-même un personnage parfaitement méprisable, il n’est pas inintéressant de revenir sur le parcours de l’autocrate déchu, car il est représentatif de l’Histoire, qui le dépasse largement.

 

La Kazakhstan socialiste et sa liquidation

 

Il faut remonter au début de l’histoire. Les Kazakhes étaient originairement un peuple nomade, vivant de l’élevage. Ils étaient pourtant dotés de leur État, le Khanat kazakh, qui connut son apogée au XVIIIème siècle. Puis, au XIXème siècle, l’actuel Kazakhstan fut peu à peu soumis à la domination coloniale de l’Empire russe. Une domination prédatrice, n’hésitant pas à réprimer brutalement toute opposition. A ce colonialisme, la Grande Révolution Socialiste d’Octobre mit fin. Après plusieurs redécoupages administratifs, la RSS du Kazakhstan fut officiellement fondée en 1936. Durant la période stalinienne, les bases du socialisme furent édifiées au Kazakhstan – malgré les excès aux conséquences graves de la collectivisation, et les violations de la légalité socialistes – qui pour l’essentiel resta un pays agricole.

 



Dès 1960, et jusqu’à 1986 (avec deux années d’interruptions à la suite d’une ingérence de Khrouchtchev), le PC du Kazakhstan eut pour premier secrétaire Dinmouhammed Kounaev, ingénieur de profession, académicien, un homme d’État remarquable, entièrement dévoué à son pays et à la cause du socialisme, un personnage en tout point admirable, sans comparaison avec les arrivistes qui l’ont remplacé. Un des plus hauts dirigeants de l’URSS, membre du Politbureau du PCUS, et proche ami de Léonide Brejnev.

 

Sous sa direction, le Kazakhstan devint un pays moderne, la troisième économie de l’URSS. Le potentiel productif de cette république a cru de 700%, l’industrie d’un facteur 9, l’agriculture d’un facteur 6, la construction d’un facteur 8. Le progrès économique, sous le socialisme, était au service d’un progrès social, culturel, scientifique, d’une amélioration des conditions de vie du peuple, de développement de services publics…Loin de l’image mensongère de la « stagnation », la période brejnévienne fut dynamique et constructive, même si des points négatifs y existaient et que des problèmes non résolus s’accumulèrent.

 

Puis vint la Perestroïka. Dinmouhammed Kounaev avait, aux yeux de Gorbatchev, le défaut d’être un fidèle communiste, qui n’aurait pas soutenu la liquidation de ce pour quoi il a œuvré durant toute sa vie. De fait, il dira tout le mal qu’il pense de la Perestroïka, et livrera une analyse profonde et lucide de l’histoire du Kazakstan socialiste dans De Staline à Gorbatchev, paru après sa mort en 1993. C’est pourquoi il fut, en 1986 déjà, quand la Perestroïka commençait à peine, déchu de tous ses mandats, d’une façon scandaleusement arbitraire. La camarilla gorbatchévienne se livra à une campagne de calomnie éhontée contre un homme bien meilleur qu’eux tous réunis, et tenta de le poursuivre pour corruption. Peine perdue. Les procureurs ne trouvèrent rien, puisque Dinmouhammed Kounaev a toujours été d’une honnêteté irréprochable, et menait même un train de vie modeste en comparaison d’autres dirigeants de la période brejnévienne (dont les privilèges, restaient ridicule comparés au luxe dans lequel vivent les dirigeants actuels des pays qui furent socialistes).

 

A la tête du PC du Kazakhstan fut désigné Guennadi Kolbine, qui non seulement était un russe qui ne maîtrisait pas la langue kazakhe, mais n’avait jamais vécu au Kazakhstan, et ne connaissait cette république que par la presse. Provocation criminelle ou stupidité sans bornes ? Le fait est que cette nomination mit le feu aux poudres au Kazakhstan, et engendra un mouvement de protestation à large échelle. Un mouvement qui fut taxé de « nationalisme kazakh » à Moscou, et durement réprimé par les autorités. Mais dans l’ombre de Kolbine s’affairait son adjoint, un jeune cadre dynamique, qui avait commencé sa carrière sous Kounaev, un certain Noursoultan Nazarbaïev. Il était de la pire espèce de cadres qui polluait alors l’appareil du PCUS finissant : ni un communiste, bien entendu, ni un libéral – eux, au moins, jouaient franc jeu, avant même que leur victoire ne fut certaine – mais un carrièriste sans aucun principe particulier, autre que son intérêt personnel. C’est ce marais-là qui soutint Gorbatchev jusqu’au bout, dans tous les méandres de ses errances, tant qu’il incarna le pouvoir, et qui le lâcha pour piller les décombres du pays qu’ils avaient juré de servir lorsque l’URSS disparut.

 

Mais n’anticipons pas. Nazarbaïev appelait publiquement au calme, pendant que ses hommes de main attisaient la révolte. Il parvint à gagner la confiance de Gorbatchev, et à remplacer bientôt Kolbine à la tête du PC du Kazakhstan. Peu probable qu’il ait apprécié que, à trois décennies de distance, Tokaïev lui eût rejoué le même coup…

 

Lorsque l’URSS commença à s’effondrer, Nazarbaïev conduisit le Kazakhstan à l’indépendance, mais dans son seul intérêt à lui. Avec prudence. La RSS du Kazakhstan ne proclama son indépendance, sous le nom de République du Kazakhstan que la toute dernière des 15 ex républiques soviétiques, 9 jours avant que l’URSS ne cesse d’exister. La propagande gorbatchévienne avant inscrit la Perestroïka sous le triptique « Socialisme – Démocratie – Glasnost ». Mais le seul but de l’opération était de détruire le socialisme. La « démocratie » n’avait pour but que d’anéantir le PCUS, et la « glasnost » de noyer sous des torrents de boue le marxisme-léninisme. Une fois la tâche achevée, elles pouvaient disparaître.

 

C’est ainsi que les choses se passèrent au Kazakhstan. Nazarbaïev voulait y restaurer le capitalisme – pour pouvoir s’en mettre plein les poches – mais sans démocratie, ni libertés politiques. Il instaura une dictature personnelle féroce, avec une façade démocratique en carton pâte. Quelques partis d’opposition factices, point d’opposition véritable tolérée. Le Parti communiste du Kazakhstan fut interdit. Il existe sous le nom de Mouvement des socialistes du Kazakhstan, mais dans l’illégalité, et n’a qu’une force limitée. Pas de liberté de la presse, ni de médias indépendants. Pas de libertés syndicales, et les grèves furent régulièrement réprimées dans le sang. Pour légitimer cette régression, le régime joua du nationalisme kazakh, d’un anticommunisme virulent – noircissant la période soviétique jusqu’au grotesque, – et d’une russophobie non moins virulente. Se sentant discriminés, non sans raison, les Russes du Kazakhstan ont en grand nombre quitté ce pays, où ils avaient vécu toute leur vie, pour la Fédération de Russie. Une politique semblable à celle qui a cours en Ukraine, et que la Russie se fait fort de dénoncer. Mais puisque le Kazakhstan est un régime « ami », la Russie officielle n’a jamais levé le petit doigt pour en défendre la minorité russophone.

 

Le clan Nazarbaïev s’appropria les sources de revenu , recherchant surtout l’argent facile. Sous son règne, le Kazakhstan « indépendant » intégra la chaîne de l’impérialisme dans un rôle subordonné, celui d’une économie extractiviste, dont les richesses ne profitent qu’à une toute petite minorité. Faute d’investissements, l’industrie et l’agriculture périclitèrent peu à peu.

 

Rien n’est fini

 

Le peuple finit par se révolter contre la tyrannie prédatrice du clan Nazarbaïev, mais, jusque là, c’est surtout Kassym-Jomart Tokaïev qui en a récolté les fruits. Dans cette histoire, l’OTSC et Vladimir Poutine ont joué un bien sombre rôle d’intervenir militairement dans le seul but de préserver un régime oligarchique et dictatorial de la colère de son peuple. Certains croient que la Russie poutinienne serait, au moins dans une certaine mesure, un pays anti-impérialiste. Elle ne l’est pas.

 

Le peuple n’a-t-il gagné que de changer de maître, que le droit d’être pillé impunément par le clan des Tokaïev plutôt que celui des Nazarbaïev ? Ce serait une bien triste fin. Mais qui dit que c’est la fin ? Pour calmer le mécontentement populaire, le président Tokaïev a promis des réformes, mais qui sont au mieux des demi-mesures. Il a également continué dans la répression.

 

Mais, nous pouvons lire dans la Pravda du 27 janvier 2022, que le peuple Kazakh ne veut ni se laisser endormir par de vaines promesses, ni se laisser abattre par la répression. Des mouvements de protestations reprennent – à petite échelle pour l’instant, mais il est clair que la dynamique est à la hausse – contre la répression, pour des hausses de salaires, contre la vie chère. L’avenir n’est pas écrit d’avance. Mais ce n’est qu’en reconstruisant ses propres organisations, politiques et syndicales, qu’en s’appuyant sur l’héritage du socialisme et en le faisant revivre, que la classe ouvrière du Kazakhstan parviendra à se débarasser de la clique mafieuse qui la pille et à reprendre en main son destin.

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