La chose n’aura sans doute pas échappé à nos
lecteurs, le second mandat de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis
d’Amérique touche bientôt à sa fin. Aussi, les deux partis du bipartisme
étatsunien tiennent en ce moment leurs primaires. En temps normal, nous
n’aurions guère de raison particulière de parler dans ces colonnes de cet
inintéressant spectacle, de ce casting dépolitisant où sont triés sur le volet
les candidats éligibles, tous interchangeables et identiques au fond dans leur
adhésion inconditionnelle et exclusive aux intérêts des multinationales et de
la grande bourgeoisie monopoliste. Une grotesque vitrine de
« démocratie », qui ne masque même pas le pouvoir réel et total de
Wall Street.
Si nous parlons malgré tout des primaires
étatsuniennes, ou plutôt de la primaire démocrate, c’est parce que cette
fois-ci elle est tout sauf le fade succédané de politique-spectacle habituel.
Du reste, la primaire républicaine ne l’est pas tout à fait non plus, tant ce
parti a glissé au fil du temps à l’extrême-droite, au point que l’un des
favoris a été explicitement qualifié de « fasciste » par des
journalistes des médias parfaitement mainstream de son pays. Ses deux
principaux adversaires ne valent en fait guère mieux, et sont à peine moins extrémistes.
Mais de cela nous n’en parlerons pas.
Ce qui rend
cette primaire démocrate si importante, y compris à nos yeux, c’est l’un
des candidats : Bernie Sanders, sénateur du Vermont âgé de 74 ans. La
première chose à en dire, c’est qu’il n’est pas issu du parti démocrate. Depuis
les années 70, il siège au Congrès en tant qu’indépendant. S’il a postulé à la
primaire démocrate, c’est parce que les candidats indépendants à la
présidentielle sont virtuellement marginalisés aux USA. Ce qui le rend
intéressant, c’est qu’il se revendique explicitement « socialiste ».
Son principal adversaire, Hillary Clinton, croyait avoir gagné d’avance au
début, et n’avait pas même prêté attention à ce concurrent improbable. Mais
Bernie Sanders a surpris tout le monde ou presque, en arrivant presque à
égalité avec Mme Clinton à la primaire de l’Iowa, et largement en tête au New
Hampshire.
Un candidat « socialiste » en position
éligible ? Si nous en parlons, ce n’est certes pas pour nous en extasier
de façon acritique, ni promettre naïvement le Grand soir par les urnes, comme
d’aucuns l’ont fait avec SYRIZA, et le font encore avec PODEMOS, ce que nous
n’avons du reste jamais fait. Disons les choses tout de suite, il est assez peu
probable que Bernie Sanders remporte la primaire démocrate
(quoique…pratiquement personne n’aurait parié un pence sur Jeremy Corbyn quand
il s’est présenté à la tête du Labour Party), encore moins qu’il soit élu
président, et, si d’aventure il l’était, il se retrouverait dans l’incapacité
de gouverner, se retrouvant avec la totalité du Congrès contre lui. Qu’il
transforme le parti démocrate en parti socialiste tient de la pure science
fiction. Du reste, Bernie Sanders n’est clairement pas un communiste. Il se
revendique du « socialisme démocratique », par quoi il entend
essentiellement le « modèle scandinave » (quelque peu enjolivé eu
égard à la réalité des pays scandinaves). Il se bat pour la répartition des
richesses, pour la taxation des plus riches, pour la sécurité sociale, pour une
démocratie libérée de la domination des lobbies, pour une régulation du
capitalisme, mais nullement pour un pouvoir populaire ou la socialisation des
moyens de production.
Certes, mais ce n’est pas cela qui est essentiel.
Car n’oublions pas que l’on parle des Etats-Unis. En Europe, où généralement
l’un des deux partis du bipartisme est membre de l’Internationale socialiste,
et où existent toujours des partis communistes influents, et qui le furent bien
plus par le passé, les termes de « socialiste », de « socialiste
de gauche », voire parfois de « communiste » sont habituels,
généralement bien compris, souvent passablement galvaudés. Le terme de
« socialiste » y est même, avec des Hollande, Valls et consorts,
quasi-synonyme de « social-traître », et n’a aucune valeur
subversive.
Aux USA, il n’en va pas de même. La terreur noire
du maccarthysme y a bien fait son rôle, brisant presque le parti communiste
historique de ce pays, le CPUSA, et marginalisant pour finir toutes les
organisations et mouvances de gauche un tant soit peu radicale, puis réduisant
au silence leurs idées mêmes et les effaçant pratiquement des la mémoire du
peuple. Depuis longtemps, la vie politique du pays est dominée de façon
écrasante par deux partis de droite à la solde du grand capital, et pour
l’essentiel quasiment identique. Les syndicats sont quant à eux sous la coupe
du parti démocrate et la conception de lutte de classe y est effacée. Il
n’existe à la gauche du parti démocrate aucun parti social-démocrate un tant
soit peu important (le parti socialiste historique a implosé depuis bien
longtemps), mais une poussière de multiples organisations de diverses
tendances, à l’implantation pour l’essentiel infime. Le CPUSA n’a plus à
craindre les persécutions, mais il n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut. Il
n’est du reste pas la seule organisation d’orientation communiste aux USA, ni
n’est clairement hégémonique dans cette partie du spectre politique. De ce fait, les
mots de « socialiste » et « socialisme » ont tendance à
être des termes totalement inusités dans le champs politique étatsunien, si ce
n’est à titre de repoussoir. Le cerveau lavé par des décennies de propagande
bas de gamme, la plupart des citoyens de ce pays n’ont pratiquement pas idée de
ce que ces mots veulent dire vraiment, encore mois quelles conceptions ils
désignent.
Aussi, qu’un candidat à la présidentielle en
position éligible se réclame « socialiste » est une première absolue,
un événement inédit depuis des dizaines d’années. Ce seul fait a grandement
contribué à bousculer les idées. Le mot « socialisme » aurait été le
plus consulté dans les dictionnaires en ligne en 2015, les gens cherchant à en
redécouvrir la signification. Que cela arrive maintenant n’est pas dû au
hasard. C’est d’abord que le consensus relatif sur lequel se basait
l’anticommunisme officiel et l’exaltation du « rêve américain » est
devenu intenable, tant les inégalités ont atteint aux USA un niveau intenable,
tant la confiscation du pouvoir par quelques lobbies est devenue scandaleuse,
et tant la vie est devenue insoutenable pour des larges pans de la population.
Ce qu’il est convenu d’appeler la classe moyenne s’est retrouvée largement prolétarisée,
et en tout cas n’a plus guère de raisons de rester satisfaite de l’ordre
établi. Ce qui a nourri la contestation – le mouvement « Occupy Wall
Street » aura eu une portée particulièrement significative à cet égard –
et la recherche d’une pensée pour la soutenir.
Ainsi que le dit
Bernie Sanders lui-même « Tout ce qui nous effrayait du communisme –
perdre nos maisons, nos épargnes et être forcé de travailler pour un salaire
minable sans avoir de pouvoir politique – s’est réalisé grâce au
capitalisme ». Ou, le Wall Street Journal, la journal de la bourgeoisie
monopoliste, très lucide pour le coup : "Le socialisme est une
vieille idée quand vous avez plus de 50 ans, mais une belle et nouvelle idée
quand vous avez 25 ans. Savez-vous qu'est-ce qui est vieux, quand vous avez 25
ans ? C'est le système capitaliste du libre marché qui nous a tous envoyés dans
le fossé, écrit The Wall Street Journal à propos du succès de Sanders.
Quand vous avez 20 ou 30 ans, vous voyez le capitalisme dans deux entreprises
dramatiques. Première entreprise : le krach de 2008 dans lequel des exploitants
irresponsables des autorités et de l'économie ont détourné le système. Seconde
entreprise : l'inégalité des revenus. Pourquoi certaines personnes sont-elles
plus riches que les rois les plus riches, et tant d'autres aussi pauvres que
des esclaves ? Est-ce là l'avenir que propose le capitalisme ? Peut-être
devons-nous le reconsidérer."
Non seulement,
Bernie Sanders relève la bannière du socialisme quelque peu oubliée au USA,
mais il fait campagne non pas avec des discours vides et convenus comme ses
adversaires, ou les « socialistes » de chez nous, mais en reprenant
certains principes qu’un communiste ne renierait pas. Ce qui est plus que
subversif aux USA. Vision de la politique en terme de lutte de classe d’abord,
de lutte de classe du côté des travailleurs contre la grande
bourgeoisie : " Une des raisons pour lesquelles les gens
sont en colère et frustrés, c'est qu'ils travaillent incroyablement dur. [...]Alors
que les gens travaillent de plus en plus dur, leur revenu diminue. 80% de tous
les revenus de ces dernières années sont allés au 1 % du dessus. Des millions
d'Américains dégringolent directement de la classe moyenne à la pauvreté. Cela
ne suffit manifestement pas à nos amis de la couche supérieure qui, en matière
de cupidité, font preuve d'un véritable fanatisme religieux. Ils leur faut
plus, toujours plus." Aussi, dénonciation de la dictature réelle des
monopoles derrière la vitrine de la démocratique bourgeoise : ”A
l'école, les manuels évoquaient l'Amérique latine et ses dites républiques
bananières. "Des pays où une poignée de familles contrôlent la vie
économique et politique de la nation", pouvait-on lire. Je ne veux pas
inquiéter le peuple américain, mais nous ne sommes pas très éloignés
aujourd'hui de cette réalité. Le 1 % des plus riches aux États-Unis possède
aujourd'hui plus de richesse que les 90 % du bas. Cette situation ne peut en
aucun cas constituer la base d'une société démocratique. C'est la base d'une
oligarchie."
Bernie Sanders
n’instaurera pas le socialisme aux USA. Mais il aura eu le mérite historique
énorme de briser la chape de plomb de l’anticommunisme officiel et d’ouvrir la
voie à de nouvelles luttes contre le socialisme. C’est d’ailleurs son plus grand
mérité marxiste : apprendre aux travailleurs à ne pas s’en remettre aux
politiciens bourgeois et aux hommes providentiels, mais à s’organiser eux-mêmes
pour la lutte. Ainsi qu’il le dit lui-même : « Et maintenant,
laissez-moi vous dire quelque chose qu’aucun autre candidat à la présidentielle
ne vous dira. Et c’est que quel que soit le candidat qui sera élu président,
cette personne ne sera pas capable d’y arriver parce que le pouvoir des
entreprises américaines, le pouvoir de Wall Street, le pouvoir des donateurs de
campagne est si fort qu’aucun président ne peut à lui seul dresser face à eux.
C’est la vérité. Les gens peuvent être mal à l’aise en entendant ça…mais c’est
la vérité. Et c’est pourquoi ce qui est en jeu dans cette campagne c’est de
dire haut et clair : « Il ne s’agit pas seulement d’élire Bernie
Sanders comme président. Il s’agit de créer un mouvement politique du peuple
dans ce pays ! »
Les choses ne
seront plus jamais comme avant aux USA. Bernie Sanders aura joué un rôle
crucial en ouvrant la voie à ceux qui s’organiseront pour lutter réellement
pour le socialisme, pour ce que le socialisme est vraiment, et pas seulement
pour un « modèle scandinave »
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