Ce
mois de novembre marque le centenaire d’une grande révolution, qui, pour avoir
été trahie et écrasée dans le sang, n’en reste pas moins une des plus
importantes révolution de l’histoire : la révolution allemande. Sans cette
page d’histoire, on ne peut comprendre ni la suite de l’histoire du mouvement
communiste et ouvrier international, ni celle de la montée du nazisme, ni celle
de la grève générale en Suisse. Tâchons d’en retracer dans les grandes lignes
l’histoire.
Avant 1918
Le
SPD (Parti Social-démocrate d’Allemagne) avait été le parti le plus puissant de
la IIème Internationale, et, à ses débuts, le plus marxiste. Mais,
après des premières années héroïques, le SPD avait bien changé. Entre temps, le
nouveau Kaiser, Guillaume II, avait pris la décision de libéraliser quelque peu
l’Allemagne. Le parti social-démocrate put agir dans la légalité, dans les
limites posées par un droit impérial qui laissait de très larges pouvoirs au
bénéfice de l’Empereur, pour n’en laisser pratiquement aucun au parlement
central, le Reichstag. Le SPD en profita pour s’engager à fond dans la
politique parlementaire, et, ses scores progressant d’élection en élection, en
vint à se parlementariser. Il n’avait certes pratiquement aucune influence sur
la politique menée, mais espérait changer cet état de fait en démocratisant
progressivement le système. Il faut dire que, de par leurs luttes, les ouvriers
allemands avaient gagné d’appréciables améliorations de leurs conditions de
vie.
Il
faut dire aussi que le SPD était frappé d’une faiblesse théorique originelle.
Il ne s’était jamais posé la question de Lénine : Que faire ? Pour le
SPD la révolution était quelque chose qui finirait par arriver, dont il fallait
bien expliquer la nécessité historique, mais pas quelque chose à préparer ni à
faire. A la longue, les drapeaux rouges et les chants révolutionnaires finirent
par relever du folklore pour un parti qui, trop concentré sur le travail
parlementaire, avait cessé en fait de vouloir la révolution. Le SPD avait aussi
depuis peu pour président Friedrich Ebert, un ancien artisan sans véritable
pensée politique, qui s’est fait remarqué par son absence lors des grands
débats théoriques d’avant 1914, mais qui avait eu le mérite de moderniser le
fonctionnement du secrétariat du SPD. C’est ce SPD parlementarisé qui dut faire
face au déclenchement du la Première Guerre mondiale, et qui rentra très vite
dans le rang en votant les crédits de guerre, et en devenant dès lors un parti
loyal et bien vu des autorités. Une minorité quitta le parti, pour former
l’USPD. Un parti sans guère de colonne vertébrale idéologique, puisqu’il
comprenait Eduard Bernstein, le théoricien révisionniste, et Rosa Luxemburg et
Karl Liebknecht, et qui n’était uni que par son opposition à la guerre
De la Guerre à la
Révolution
Les
années de Guerre furent pour l’Allemagne des années d’hécatombe sur le front,
de dictature militaire à l’arrière, de privations sans fin pour la population,
et de communiqués interminables de victoire. Pourtant la guerre ne se passait
pas si bien pour le Reich. La défaite de l’Autriche-Hongrie laissait
l’Allemagne exposée au Sud. La guerre ne pouvait plus être gagnée. L’Allemande
en guerre était gouvernée effectivement par le chef de l’état-major, le
maréchal Paul Von Hindenburg, et en réalité par son second, le général Erich
Ludendorff. Ludendorff comprenait que la guerre était perdue. Pour sauver l’honneur
de l’armée autant que possible, il échafauda un plan machiavélique pour faire
porter le chapeau par les civils. Il convainquit donc l’empereur de faire du IIème
Reich une démocratie constitutionnelle, et de confier les rênes d’un
gouvernement parlementaire, avec participation social-démocrate, au prince
libéral Max de Bade. Ce « cadeau » de la démocratie parlementaire
était toutefois empoisonné : le nouveau gouvernement avait pour mission de
prendre la responsabilité de conclure une paix humiliante, et donc de se voir
accuser par la suite de trahison.
Mais
tout ne se passa pas comme Ludendorff l’avait prévu. Tous ses officiers n’étaient
pas prêts à accepter la capitulation. Quelques commandants de la marine de la
mer Baltique tentèrent de déclencher une offensive navale meurtrière pour faire
redémarrer la guerre. Des marins qui se mutinèrent, ne voulant pas donner leur
vie au service d’une opération suicide furent emprisonnés et condamnés à mort.
Leurs camarades se soulevèrent alors, le 4 novembre, pour les libérer. C’était
la révolte des marins de Kiel. Mais, s’étant soulevés, ils avaient le
choix : prendre franchement le pouvoir, ou attendre de se faire fusiller.
Ils choisirent la révolution. Une révolution qui balaya bientôt toute
l’Allemagne. Partout, des conseils de soldats et d’ouvriers se constituaient,
généralement dirigés paritairement par le SPD et l’USPD local. Les autorités
militaires étaient renversées par la révolution, et les autorités civiles
étaient obligées de reconnaître le pouvoir des conseils. La révolution
allemande fut un modèle de modération : si des prisonniers politiques
furent libérés, il n’y eut presque aucun acte de violence. Le prince de Bade
n’avait pas le cœur à réprimer cette révolution. De toute manière, il n’aurait
pas trouvé de troupes prêtes à tirer pour le faire. Il choisit donc de
démissionner, en laissant les clés de la chancellerie à Friedrich Ebert. Le
Kaiser dut également abdiquer dans la foulée, et s’enfuir en Hollande. Le 9
novembre la révolution balayait Berlin. La révolution de novembre n’était pas
une révolution socialiste. Elle ne s’était pas attaquée directement à la
propriété des moyens de production. Ce n’était pas non plus une révolution
communiste. Le KPD n’était pas encore fondé. C’était une révolution
sociale-démocrate, menée par des ouvriers et soldats dont la culture politique
avait été formée par le SPD. C’était la révolution que le SPD annonçait depuis
des années. Hélas, ses dirigeants avaient cessé de la vouloir.
De la Révolution à la
trahison
Ebert
se retrouvait donc chancelier du Reich. Le rêve de sa vie était réalisé. Mais,
voilà. La révolution ne voulait pas s’arrêter. Situation plus qu’embêtante pour
lui. A force de s’être trop intégré au système, il avait fini par s’y
identifier. L’ordre bourgeois était pour lui l’ordre tout court ; la
révolution, le désordre. Il n’avait plus qu’une envie : y mettre fin. Et,
cerise sur le gâteau, il apprit que le lendemain allait se tenir une assemblée
des délégués des conseils ouvriers et soldats, afin d’élire un Conseil des
commissaires du peuple, gouvernement d’une révolution dont le peuple allemand
ne voulait pas se voir déposséder. La solution qu’il trouva pour cela c’était
que, pour étouffer la révolution, il devait en prendre la tête, pour mieux la
trahir. Le SPD avait encore beaucoup d’influence chez les ouvriers, et plus
encore chez les soldats rentrés du front. Friedrich Ebert sut parler à
l’assemblée un langage qu’elle apprécierait, et put ainsi être élu au sein d’un
conseil des commissaires du peuple, formé à sa convenance. La révolution
allemande venait de confier sa direction à l’homme décidé à la perdre.
Ebert
usa donc de son siège au conseil des commissaires du peuple pour mener la
révolution à l’enlisement, pendant que son comparse Gustav Noske travaillait discrètement
avec les officiers irrédentistes à constituer les Freikörper, unités composées
d’hommes triés sur le volet, et ne devant fidélité qu’à leur commandant. Ces
unités étaient animées d’une idéologie qui préfigurait celle de la Waffen SS.
De la contre-révolution
à la guerre civile
Lorsqu’ils
estimèrent la situation mûre, Ebert et Noske œuvrèrent, de concert avec les
officiers réactionnaires, pour dissoudre les conseils de soldats, rétablir la
hiérarchie militaire, et, à court terme, en finir avec le pouvoir des conseils
pour rétablir la légalité bourgeoise. S’ensuivit une sanglante guerre civile,
où les ouvriers allemands se battirent avec le courage du désespoir pour tenter
de sauver leur révolution, alors que les nervis de Noske couvrirent leurs mains
de sang. Ils assassinèrent notamment Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui ne
dirigeaient pas la révolution, mais avaient à leurs yeux le tort de dénoncer la
trahison des dirigeants sociaux-démocrates. Lorsque quelques officiers des plus
réactionnaires pensèrent qu’ils n’avaient plus besoin du SPD, et tentèrent un
coup d’Etat militaire, Ebert et ses « commissaires du peuple » en
carton s’enfuirent, et eurent le front d’appeler les ouvriers à prendre les
armes pour défendre la révolution. Mais quand les putschistes furent neutralisés,
ils laissèrent l’armée « revenue sur le terrain constitutionnel »
massacrer avec la dernière sauvagerie les révolutionnaires qui avaient sauvé
leur peau. La révolution allemande fut noyée dans le sang par ceux à qui elle
avait fait l’erreur de confier son destin.
La contre-révolution
antichambre du nazisme
Toutes
ces trahisons répétées finirent par avoir raison de la confiance que la classe
ouvrière allemande avait portée au SPD. Aux élections parlementaires de janvier
1919, celui-ci perdit la moitié de ses voix, et fut définitivement relégué dans
l’opposition jusqu’à la fin de la République de Weimar. Ebert fut certes élu
président du Reich, mais fut vite accusé publiquement de trahison pour la
capitulation de 1918 – la fameuse théorie du « coup de poignard dans le
dos ». Le piège de Ludendorff se refermait sur lui. Malade, il négligea
pourtant de se soigner à trop essayer de se disculper, et décéda en 1925. On
n’arrive pas à ressentir la moindre compassion pour lui. L’Allemagne se
retrouvait humiliée par la défaite, étranglées par les conditions léonines du
traité de Versailles. La République de Weimar ne pouvait convenir ni pour les
ouvriers, qui y voyaient le tombeau de leur révolution, ni pour la réaction,
pour laquelle elle était irrémédiablement entachée par la révolution. Avide de
revanche, ne pouvant envisager de restauration en l’absence d’un héritier
crédible pour incarner la monarchie, elle se mit à la recherche d’un nouveau
type de despotisme. Un certain caporal Hitler avait été infiltré par le
commandement militaire allemand dans un des groupuscules d’extrême-droite qui
s’étaient formés après-guerre pour voir s’il pourrait être utilisé à cette fin.
Il surpassa les attentes de ses commanditaires. Parmi les premiers idéologues
du NSDAP (qui il est vrai s’est brouillé avec Hitler après 1933) on retrouve
Ludendorff. La classe ouvrière allemande ne put empêcher l’ascension du NSDAP.
Les historiens bourgeois ou trotskistes en accusent généralement le KPD, qui
aurait eu le tort de refuser le front commun avec le SPD (que celui ne voulait
pas non plus en réalité). Mais quand on repense à l’histoire de la révolution
allemande, on ne peut qu’avoir une certaine compréhension pour des camarades
qui n’ont pas pu faire confiance à un
parti qui avait fait semblant d’incarner la révolution, pour ensuite la trahir
et la noyer dans le sang. Et, quand on pense qu’une des origines du NSDAP
étaient les Freikörper de Noske, on ne peut s’empêcher de penser que le terme
de « social-fasciste » n’était pas qu’une lubie de Staline. La
révolution allemande aurait pu triompher pourtant. Elle ne le put, car il lui
manqua à sa tête un parti qui voulait la révolution et était en mesure de la
diriger. Aussi, elle fit l’erreur de confier son sort à une direction réformiste
qui n’en voulait pas, et qui la trahit. Les pires conséquences s’en sont
suivies. C’est une page d’histoire à ne jamais oublier.
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