Dans l’espace post-soviétique, ce film est aussi célèbre que Star Wars en Occident. Des termes fictifs et des répliques en sont entrés dans le langage courant. Le film dont nous parlons est Kin-dza-dza, une comédie dystopique de science-fiction soviétique, sortie en 1986, au tout début de la Perestroïka, mais dont le tournage commença tout à la fin de la vie de Léonide Brejnev.
Dans la science-fiction occidentale, l’univers de Kin-dza-dza se rapprocherait le plus de celui de Mad Max : monde postapocalyptique, marqué par la dévastation écologique, l’épuisement des ressources, et de graves pénuries d’eau ; où la civilisation n’existe plus, pas plus que le droit et les normes morales, et où règne le seul et impitoyable rapport de forces, dans une lutte de tous contre tous, sans espoir ni perspectives. Mais ce chef d’œuvre du réalisateur Gueorgui Danielia est d’un tout autre genre : point de pathos hollywoodien, effets spéciaux cheap ; et Kin-dza-dza n’est pas un film d’action. Son statut de film culte dans l’espace post-soviétique, il le doit à son humour décalé – qui en fait un objet cinématographique très particulier – au talent de ses acteurs, et à la remarquable créativité de sa réalisation, malgré un budget limité. Il le doit surtout à sa dimension philosophique, de critique sociale profonde et pertinente, de critique de toute société fondée sur l’inégalité et le despotisme.
Sorti à une époque où le socialisme réellement existant en URSS avait atteint le sommet de son développement – ayant réalisé, quoi qu’on puisse en dire par ailleurs, la civilisation la plus avancée que l’humanité ait connu – mais où s’accumulaient aussi des contradictions et des problèmes non résolus qui annonçaient le début du cours néfaste et liquidateur qui commençait à être pris (quoiqu’en 1986 peu de gens pouvaient s’en douter), le message de cet OVNI cinématographique ne fut pas tout de suite compris, et il reçut parfois dans la presse des critiques négatives dues à la seule mécompréhension. Il est vrai que Kin-dza-dza correspondait assez peu à l’atmosphère intellectuelle du début des années Gorbatchev. Mais le public adora, quoique sans toujours bien comprendre pourquoi. D’aucuns ont même pu penser qu’il s’agissait d’une satire de certains aspects de la société soviétique – les aberrations du bureaucratisme et un pouvoir exagéré attribué aux dignitaires, et utilisé par ceux-ci d’une façon arbitraire. Mais une telle interprétation ne tient pas la route, tout simplement parce que la société dépeinte dans le film est clairement fondée sur la propriété privée et le libre-marché, et que ses valeurs ne sont pas celles du socialisme, mais de l’individualisme libéral poussé jusqu’à l’extrême de ses conséquences. Kin-dza-dza témoigne en tout cas de la vitalité de la culture et de la pensée soviétique – qu’une propagande occidentale stupide, aussi malveillante qu’ignorante s’acharne à tort à vouloir faire passer pour sclérosée et stagnante – à l’aube de sa disparition. Ce film est également curieusement prophétique de la régression terrifiante qui allait suivre la disparition du socialisme (Danielia l’aurait-il pressenti ?). Et il est hautement pertinent pour nous, pour qui un tel monde postapocalyptique pourrait être notre avenir si nous ne parvenons pas à nous débarrasser du capitalisme auparavant.
L’histoire commence à Moscou. Vladimir Machkov (dit Oncle Vova) sort de chez lui acheter du pain. Il est pris à partie par un étudiant, Gedevan Alexidze (dit Violoniste, bien qu’il ne sache en réalité pas jouer de cet instrument, qu’il doit simplement livrer à quelqu’un), qui lui demande que faire face à un étrange personnage, à l’allure débraillée et pieds nus, et qui tient des propos apparemment incohérents. Celui-ci prétend être un alien, et demande les coordonnées de la Terre pour pouvoir retrouver le chemin de sa planète. Il tient à la main un étrange appareil, qui ressemble à un gadget quelconque. Oncle Vova le prend pour un fou. Souhaitant convaincre l’ « alien » d’aller se réchauffer – on est en plein hiver – il appuie sur un bouton au hasard du mystérieux appareil, malgré les avertissements de son possesseur.
Mais ce gadget était en réalité un véritable téléporteur, et Oncle Vova et Gedevan se retrouvent en plein désert. Croyant être au Turkménistan, ils se mettent en marche. Ils tombent bientôt sur un étrange appareil volant, qui ressemble à un cylindre en métal rouillé. En émergent deux personnages à l’allure humaine, qui se comportent d’une façon déroutante et dont le langage est incompréhensible. Les deux terriens souhaitent les convaincre de les transporter en ville. Ils parviennent à leurs fins lorsque Oncle Vova sort une allumette pour se griller une cigarette. Visiblement désireux ardemment de posséder la chose, les deux personnages énigmatiques acceptent de laisser les terriens monter. La communication s’établit vite entre eux, parce qu’il se révèle que les habitants de cette planète sont doués de télépathie, et apprennent de ce fait rapidement le russe.
On apprend alors qu’Oncle Vova et Gedevan ont atterri sur la planète Pluke, dans la galaxie Kin-dza-dza. Leurs hôtes se trouvent être Ouef, un Chatlanien, et Bi, un Patsak. Ils sont des artistes itinérants, bien que leur musique ressemble plutôt à du bruit infâme. S’ils ont pris les deux terriens à bord, c’est pour les allumettes – ké-tsé dans leur langue – qui sur leur planète est le bien matériel le plus précieux. Ils acceptent de ramener les deux Soviétiques chez eux, en échange d’un payement, mais pour cela il faudra d’abord acheter une gravitsape, pièce indispensable pour que leur vaisseau puisse voyager instantanément à travers les galaxies. Évidemment, les choses ne se passent pas comme prévu, et nos quatre personnages vivront moultes aventures, qui les mèneront en errances dans le désert, en passant par la capitale de Pluke, pour brièvement visiter deux autres planètes, un voyage dans le temps, et enfin rentrer sur terre.
Ces errances leur permettront de voir différents aspects de la société plukienne, à laquelle les terriens auront du mal à s’adapter. En un sens, Pluke est technologiquement beaucoup plus avancée que la Terre, bien que tout soit rouillé et en état de délabrement avancé. Toutefois, les Plukiens ont détruit eux-mêmes leur planète, jadis verte de vie. Mais toute l’eau a été transformée en carburant, le lutz. La technologie n’est pas une solution miracle aux problèmes environnementaux. Depuis, la planète n’est plus qu’un désert, où la faune et la flore ont disparu. Il n’y a que du plastique comestible comme nourriture, et il faut retransformer du lutz en eau pour pouvoir en boire.
La société plukienne est une dystopie capitaliste libérale. Sur cette planète, l’homme est vraiment un loup pour l’homme. Tous les liens sociaux y ont depuis longtemps été remplacés par les eaux glacées du calcul égoïste. Les Plukiens n’ont aucun scrupule à s’escroquer mutuellement, sans aucun égard l’un pour l’autre. Ils sont télépathes, donc, non seulement ils ne peuvent dire ce qu’ils pensent, mais même pas se permettre de penser ce qu’ils pensent en présence d’autrui. Malgré leur haute technologie, ils survivent dans des abris troglodytes et délabrés. Tout dans le film – décors, costumes, accessoires – est terne, sale, abîmé. Que l’étalon de valeur ultime soit l’allumette – en URSS le bien de consommation le moins cher – est là pour mettre en exergue l’arbitraire, l’absurdité d’une échelle de valeurs dominée par l’argent.
La société plukienne est brutalement hiérarchique, une hiérarchie qui a dégénéré en oppression et humiliation pure. Une hiérarchie fondée sur la ségrégation raciale : la société plukienne est divisée en Chatlaniens (dominants) et Patsaks (dominés). Pour les différencier, un appareil affiche une lumière orange pour un Chatlanien, et verte pour un Patsak. Rien d’autre ne les distingue (absurdité de toute ségrégation raciale). Les Patsaks sont soumis à toutes sortes de vexations ridicules et arbitraires, et les Chatlaniens rejettent la faute de leur vie désespérante sur les Patsaks qui leur voleraient leur place. Les deux Terriens se retrouvent être des Patsaks, et subissent donc la discrimination raciale. Une hiérarchie fondée également sur l’argent : les riches peuvent porter un pantalon jaune, qui leur accorde des privilèges, et oblige les inférieurs à des génuflexions ridicules ; et les très riches un pantalon pourpre, source d’encore plus de privilèges.
Nous ne disons pas utopie libertarienne, puisque cet ordre injuste est maintenu en place par un État, despotique et sans aucune prétention à la justice ; dont la police, les etselops, sont corrompus et agissent avec brutalité et arbitraire, et dont le chef, Monsieur PG, se prélasse dans une piscine privée sur sa planète manquant d’eau.
Cette société décadente a une culture tout aussi décadente. La musique s’y réduit à un bruit grotesque, et le langage se limite presque à deux monosyllabes : Kou (presque tous les mots), et Kiou (insulte socialement acceptable). Ces monosyllabes rythment le film d’une litanie grotesque. Danielia dira que cette caricature préfigurait la décadence de la Russie capitaliste, avec sa musique commerciale et sa langue polluée par le jargon issu des milieux criminels. Mais les habitants qui ont grandi dans une telle société ne peuvent plus envisager autre chose que d’opprimer ou d’être opprimé. Ouef et Bi refusent de suivre Oncle Vova et Gedevan sur Terre, parce que la vie n’aurait pas de sens si le rang social n’est pas marqué par la couleur du pantalon. Du reste, beaucoup de gens aujourd’hui ont plus de facilité à envisager la fin de la vie sur Terre que la fin du capitalisme.
Une bonne métaphore de l’avenir sombre où le capitalisme néolibéral nous entraîne ? En tout cas, Guergui Danielia a réalisé, en 2013, un remake de son film sous forme de dessin animé, intitulé Kou ! Kin-dza-dza. L’histoire est proche, mais avec de notables variantes. La principale différence est que les deux Terriens viennent cette fois de la Fédération de Russie. Contrairement aux deux Soviétiques du film original, qui incarnaient des valeurs supérieures, les deux Russes s’intègrent sans problème à la société plukienne, puisqu’il s’agit, en substance, du même type de société que de celle de leur pays natal.
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