Durant la campagne électorale pour les élections fédérales de cet automne, la plupart des partis politiques ont préféré éviter le sujet des relations entre la Suisse et l’UE. C’est que, depuis la décision prise unilatéralement par le Conseil fédéral d’enterrer l’accord-cadre il y a trente mois, la question est devenue explosive. Le défunt accord-cadre n’aurait manifestement eu aucune chance en votation populaire, parce qu’il a cumulé les oppositions. Mais la décision de quitter la table des négociations de la part du Conseil fédéral, sans alternative claire, a créé une impasse dans les relations entre la Suisse et l’UE. La Commission européenne a réagi de façon hostile, par des manœuvres de représailles, y compris sur des dossiers sans rapport avec le champ couvert par l’accord-cadre, et en refusant de renouveler les accords bilatéraux existants lorsqu’ils parviendraient à échéance, condamnant la voie bilatérale à l’effritement.
Or, le 8 novembre Conseil fédéral a décidé d’annoncer que les entretiens exploratoires entre la Suisse et l’UE sont terminés, et qu’il allait adopter un nouveau mandat de négociation avant la fin de l’année – soit dans sa composition actuelle ; avant même d’attendre les changements dans sa composition suite à sa réélection – et le mettre en consultation auprès des commissions de politique étrangère des deux chambres fédérales et de la Conférence des gouvernements cantonaux. Le même Conseil fédéral qui a traîné les pieds jusqu’à présent devient tout à coup pressé.
Nonobstant, le Conseil fédéral préfère s’avancer prudemment sur ce dossier. Son communiqué de presse du 8 novembre est passablement sibyllin. Le ministre des affaires étrangères, Ignazio Cassis, a préféré ne pas se présenter face à la presse, pour éviter d’avoir à répondre à des questions trop précises. Cependant, si on connaît un peu le dossier, la langue de bois du communiqué devient parlante, et on peut saisir quelles seront les grandes lignes du mandat de négociation.
Et la logique fondamentale du futur mandat de négociation sera globalement la même que celle du défunt accord-cadre. Une phrase du communiqué au moins est limpide : « le paquet prévoit l’inclusion de solutions institutionnelles dans les accords de participation au marché existants, y compris l’accord sur la libre circulation des personnes, afin de garantir leur fonctionnement à long terme. » L’objectif du paquet d’accords que le Conseil fédéral veut négocier est le même que celui de feu l’accord-cadre : une « solution institutionnelle » – soit, en langage eurocratique, la reprise unilatérale par la Suisse de l’ « acquis communautaire », le droit de l’UE, sous peine de représailles dûment spécifiées – afin de participer au marché commun.
Restent les trois points d’achoppement qui avaient rendu l’accord-cadre politiquement inacceptable en Suisse : deux critiqués à gauche, la protection des salaires et les aides d’État aux services publics ; et un critiqué à droite, la citoyenneté européenne, qui donneraient potentiellement le droit aux ressortissants de l’UE professionnellement inactifs de toucher des aides sociales. Sur ces trois points, le Conseil fédéral estime qu’au terme des entretiens exploratoires « une large partie de ces questions a pu être clarifiée de manière satisfaisante ». Nonobstant, il admet qu’il « reste toutefois des questions à approfondir ». C’est le moins qu’on puisse dire.
En effet, le Conseil fédéral ne donne à peu près aucun détail. Pour les aides d’État, c’est tout juste s’il se contente de dire « que le service public reste en dehors du périmètre des négociations ». Qu’elle est la portée concrète de cette restriction ? Mystère. Des accords doivent encore être négociés sur le transports terrestres et l’électricité. Et, pour l’UE, accord signifie trop souvent ouverture totale au marché. Le Conseil fédéral est tout aussi avare de détails sur comment il compte garantir la protection des salaires en Suisse. Tout juste sait-on que l’UE aurait accepté un principe « même salaire pour un même travail sur un même lieu », et une « clause de non régression » (la Suisse ne serait pas obliger de démanteler davantage son droit du travail si l’UE le faisait à l’avenir). Et rien sur l’éventuel rôle attribué à la Cour de Justice de l’Union Européenne pour trancher les différends. Ce qui serait inacceptable dans la mesure où il ne s’agit pas d’une instance neutre, mais du tribunal suprême d’une des deux parties contractantes.
Les syndicats ont exprimé leur opposition, à raison, contre la menace que fait planer sur les intérêts des travailleuses et travailleurs ce nouveau mandat de négociations. Ce la veille du communiqué de presse du Conseil fédéral, soit le 7 novembre. Car le résultat des entretiens exploratoires est loin d’être satisfaisant. Notamment, les frais de séjour des travailleurs détachés seraient alignés sur ceux du pays d’origine, ce qui fait une grande différence d’avec le coût de la vie en Suisse. Or, « la sous-enchère salariale et le travail précaire sont des réalités bien présentes en Suisse aujourd’hui, ce d’autant plus que le travail temporaire, qui a été libéralisé par l’accord sur la libre circulation, a été multiplié par cinq », a justement dénoncé Pierre-Yves Maillard, président de l’USS.
Les associations patronales de ce pays sont toutes d’accord pour soutenir une position opposée à celle des syndicats, de soutien au mandat de négociations tel qu’il se dessine. Elles s’acharnent également sur les syndicats, qu’elles accusent de torpiller indûment le fameux « consensus » et de compliquer inutilement la tâche du Conseil fédéral. Au travers de l’accord unanime des associations patronales, c’est la voix de la bourgeoisie qui s’exprime. Pour ou contre le mandat de négociation tel que voulu par le Conseil fédéral, c’est une question de classe. Il est clair que ce mandat de négociation serait dans l’intérêt avant tout des industries d’exportation et de la finance, pas des travailleuses et travailleurs.
La position originale du PST-POP sur la question des relations avec l’UE ne fut guère entendue durant la campagne électorale. Ce qui est bien dommage, vu que c’était le seul parti qui non seulement avait formulé une critique élaborée de l’UE, des accords bilatéraux et du défunt accord-cadre, mais également une alternative politiquement crédible. Une position qu’on peut résumer par : pas de solution institutionnels, accords plus limités, de coopération plutôt que de marché, pour sortir à terme d’une logique de marché et construire une autre société. Une voie difficile à suivre certes, mais qui pourrait amener un réel progrès.
A contrario, la gauche réformiste demeure européiste, pour des raisons difficiles à comprendre. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les deux principaux partis de la gauche réformiste de ce pays, le PSS et les Verts, continuer à soutenir officiellement l’objectif d’une adhésion à terme de la Suisse à l’UE, alors que celle-ci interdirait de fait la réalisation d’une grande partie de leur programme, une politique autre que néolibérale.
Certes, les européistes de gauche ont raison sur un point : la Suisse d’aujourd’hui n’est pas moins néolibérale que l’UE. Mais, sans refuser d’entrer dans le carcan de l’UE et de son « acquis communautaire » au seul service du marché, ou sans en sortir, il ne sera jamais possible de bâtir une autre Suisse. Ni une autre Europe.
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