Cette
année, nous « célébrons » un sombre et tragique centenaire. Il y a
exactement cent ans, les classes dirigeantes des puissances impérialistes
d’Europe déclenchaient l’atroce boucherie qu’allait être la Première Guerre
mondiale. Cette guerre occupe incontestablement une place majeure dans
l’histoire mondiale, par l’ampleur des destructions qu’elle a déclenchées et
des millions de morts qui lui sont dus tout d’abord, mais aussi parce qu’elle a
changé à tout jamais la face du monde : destruction de vieux empires
féodaux, redécoupage de la carte de l’Europe et redistribution des possessions
coloniales. Mais surtout, la Première Guerre mondiale ouvre la porte à la
Grande Révolution socialiste d’octobre, à la naissance du premier Etat
socialiste de l’histoire mondiale (mais aussi rend caduque l’espérance, ou
plutôt l’illusion, d’un passage progressif, pacifique et inéluctable des pays
industrialisés d’Europe au socialisme à travers la progression électorale des
partis socialistes), et cristallise et précipite une rupture entre socialistes
et communistes qui se dessinait au sein de la IIème Internationale
mais qui jusque là était contenue sous une façade unitaire des anciens partis
socialistes. A ce titre, elle fait partie intégrante de notre propre histoire,
des origines même de notre propre Parti.
Nous
avions été relativement épargnés en Suisse, puisqu’elle était restée neutre
alors et n’avait pas pris part à la guerre, mais dans les anciens pays
belligérants, surtout ceux qui avaient fini vainqueurs, la population a eu
droit à son lot de diverses et variées commémorations officielles, pompeuses, à
la limite indécentes, et autorisant tout un florilège de propos platement
nationalistes, historiquement mensongers. Tant de choses ont été dites et
écrites sur cette guerre, parfois fort intéressantes du reste, sur le
déroulement des combats d’un point de vue strictement militaire, sur la vie
dans les tranchées, sur les généraux d’alors…
Ce
n’est pas de ces questions là que nous allons parler dans nos colonnes, parce
que ces aspects là de l’histoire sont bien connus, ou devraient l’être, parce
que d’autres en ont très bien parlé ailleurs, et parce que nous voudrions
consacrer la place dont nous disposons à deux questions qui sont cruciales à
nos yeux : les causes profondes de la guerre et son importance pour notre
propre histoire. Les auteurs bourgeois ont beaucoup glosé sur les causes de la
Première Guerre mondiale, insistant en général sur l’aspect purement
conjoncturel des choses, comme l’assassinant de l’archiduc d’Autriche (qui
pourtant n’était au plus qu’un prétexte) et sur le caractère contraignant des
traités que les grandes puissances avaient signés entre elles, ou bien alignant
des platitudes à caractère anthropologique sur la nature de l’homme fatalement
porté à faire la guerre. La vérité est que les causes de la Première Guerre
mondiale vont bien plus en amont et plus profond que les prétextes qui étaient
invoqués sur le moment, et n’ont rien avoir avec une supposée nature éternelle
de l’homme. Elles tiennent bien plutôt au caractère de la formation
socio-économique qui était alors en vigueur et qui l’est toujours aujourd’hui.
La
vérité est que chacune des grandes puissances impliquées dans la guerre la
voulait et la préparait depuis longtemps, et ne pouvait faire autrement,
simplement parce que les intérêts de son grand capital monopoliste l’exigeaient,
parce que la nature même du régime économique en place les poussait
fatalement à la guerre. "Le
capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage" avait dit
Jean Jaurès (les deux prochaines pages de notre journal sont consacrées à la mémoire
de Jaurès). Lénine, lui, avait montré en détail, dans Impérialisme, stade suprême du capitalisme, comment et par quels
mécanismes, avec la concentration du capital, le capitalisme devient
nécessairement impérialisme, et, désormais trop à l’étroit entre les frontières
nationales, est inévitablement conduit à conquérir des marchés et des sources
d’approvisionnement au dehors, très souvent par la force des armes. La
concurrence de plus en plus féroce entre les grandes puissances impérialistes
les poussait fatalement à vouloir en découdre par la guerre. L’Allemagne,
puissance impérialiste émergeante, voulait se tailler son propre empire colonial pour garantir
l’approvisionnement et les débouchés pour son industrie. Mais étant donné que
le partage du monde entre puissance impérialistes avait déjà eu lieu, elle
était fatalement amenée à vouloir s’emparer des possessions de la France et du
Royaume Uni, qui à leur tour étaient amenés à vouloir préserver ce qu’ils
avaient conquis. La Russie voulait profiter de la guerre pour conquérir les
détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que quelques territoires
supplémentaires dans les Balkans, afin de devenir une puissance impérialiste
moderne de premier rang. Entre elles la guerre était inévitable. Cette leçon
est toujours d’une importance majeure pour nous aujourd’hui, puisque nous
vivons toujours sous le joug de l’impérialisme, et que, même si les grandes
puissances d’aujourd’hui ne s’affrontent pas directement, pour le moment du
moins, les guerres impérialistes et néocoloniales se multiplient, toujours sous
des prétextes pseudo-humanitaires hypocrites, et jamais avec un autre but que
la rapine et la conquête. A l’heure où l’agressivité impérialiste menace plus
que jamais non seulement les droits les plus fondamentaux des peuples, mais
l’existence même de l’humanité, où la propagande de guerre des puissants est
plus perverse et plus redoutable que jamais, il est plus que jamais de la
responsabilité des communistes de mener la lutte anti-impérialiste et pour la paix
sans concessions et sans jamais faillir, sans jamais céder aux sirènes de la
propagande de guerre, aussi persuasives puissent-elles paraître, ni à une
coupable et prudente neutralité attentiste.
Mais
si la Première Guerre mondiale constitue incontestablement une césure dans
l’histoire mondiale, elle constitue plus encore une césure dans l’histoire du
mouvement ouvrier et socialiste. Certains cultivent le mythe d’une IIème
Internationale idéalisée, forte de son unité, de sa pluralité, de son
« ouverture » à une diversité de courants difficilement compatibles
entre eux, de son caractère de masse, de son implantation sociale, syndicale,
électorale et institutionnelle. On a parfois dit que l’Europe était au seuil du
socialisme ou pas loin, et que, s’il n’y avait eu la guerre, tous les pays
industrialisé d’Europe seraient sous peu passés au socialisme, grâce à la
progression inexorable de la social-démocratie et de la puissance des syndicats
qu’elle contrôlait. Or il se fait que tous les partis de la IIème
Internationale, à l’exception du Parti bolchevik qui fut le seul à faire le
choix qui s’imposait, et les partis socialistes opérant dans les pays restés
neutres, comme le Parti socialiste suisse, qui n’ont pas eu à répondre à cette
question, ont trahi la classe ouvrière de leur pays, au moment même où l’on
avait le plus besoin d’eux, e de leur pays, entrant même dans des gouvernements
d’union sacrée dans certain cas. Et ce alors même que tous ces partis, ou
presque, promettaient encore quelques jours avant la guerre de tout faire pour
l’empêcher et d’organiser la grève générale si jamais elle était déclenchée.
Certains, comme Léon Blum, ont essayé de relativiser cette trahison, de la
justifier parfois, de la détacher en tout cas de l’histoire de la IIème
Internationale, de la présenter comme un événement absolument singulier, dû à
des circonstances exceptionnelles, et qui n’amenait à rien remettre en cause,
ce afin de pouvoir revenir aux vielles pratiques.
Or
la trahison de la social-démocratie fut tout sauf un éclair dans un ciel serein.
Elle était au contraire très logique et s’inscrivant en droite ligne dans la
dégénérescence structurelle des partis sociaux-démocrates. Le vote des crédits
de guerre, loin d’être une césure, n’était que l’aboutissement de ce que les
vieux partis socialistes étaient devenus : regroupements amorphes d’une
variété de courants idéologiquement incompatibles, tournés principalement vers
l’action parlementaire, de plus en plus intégrés aux institutions bourgeoise,
et n’évoquant plus guère le socialisme que de façon purement formelle le 1er
mai ou durant les Congrès. Cette social-démocratie là n’aurait eu, même s’il
n’y avait pas eu la guère, ni la capacité ni la volonté de conduire les
travailleurs vers le socialisme. En revanche, les militants, regroupés au sein
du Parti bolchevik, qui avaient avant les autres rompu avec ce modèle déclinant
pour édifier un parti de type nouveau, ont su, seul parti de la IIème
Internationale finissante, tenir bon face aux sirènes de l’union sacrée, mené
une politique d’opposition à la guerre conséquente, et renversé l’oppression
bourgeoise pour instaurer le premier Etat ouvrier et paysan. Leur grande
victoire révolutionnaire a servi d’exemple à tous ceux qui voulaient rompre
avec le modèle de parti social-démocrate qui avait prouvé son caractère
déficient afin d’édifier une organisation politique authentiquement
révolutionnaire seule apte à mener avec succès la lutte pour le socialisme. La
Ière Guerre mondiale a créé les conditions historiques qui ont rendu
la Révolution d’Octobre possible. Elle a aussi cristallisé et précipité une
rupture définitive entre communistes et socialistes, qui couvait déjà sous le
vernis fissuré de la vielle social-démocratie et qui était devenue nécessaire.
Cette rupture garde aujourd’hui toutes ses raisons d’être. Nous en sommes les
héritiers.
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