Le conseiller fédéral Alain
Berset aura au moins prouvé qu’il a le sens de la formule. « Il faut agir
aussi rapidement que possible, mais aussi lentement que
nécessaire » : tel un leitmotiv, ces mots, plusieurs fois répétés, définissent
l’approche suivie par le Conseil fédéral pour décider du rythme
d’assouplissement des mesures de semi-confinement prises pour lutter contre
l’épidémie du Covid-19.
La formule a eu
incontestablement du succès. On ne compte plus les produits dérivés
commercialisés sur internet. Soit. Au plan sanitaire, on a des bonnes raisons
de penser que le Conseil fédéral a surtout tenu à aller aussi rapidement que
possible, quitte à sacrifier le aussi lentement que nécessaire. Mais, pour
aller au-delà de la question sanitaire stricto
sensu, il faut se demander où compte-on arriver avec les mesures de
déconfinement ? Le « jour d’après » doit-il être exactement
comme le jour d’avant, l’épidémie n’ayant été qu’une parenthèse, ou bien
faut-il faire autre chose ? Quelles sont les implications sociales et
économiques de la pandémie du Covid-19 ?
Auraient-ils enfin compris ?
Ce qui est incontestable,
c’est que le coronavirus aura eu un impact considérable au niveau des idées,
déplacé les lignes du débat public, remis en cause des certitudes imposées par
un matraquage insupportable depuis les années 80. La crise sanitaire aura eu le
mérite de montrer l’aberration du mythe du marché libre qui s’autorégule, de la
prétendue supériorité du privé sur le public, des soi-disant mérites de
l’austérité budgétaire, des vertus de la mondialisation. Elle aura au contraire
révélé le caractère précieux et indispensable des services publics, surtout
pour ce qui est de la santé – il est symptomatique que ce sont les pays les
plus libéraux, ceux où l’hôpital public aura été le plus démantelé, qui s’en
sortent le plus mal – que ce sont les métiers généralement mal payés
(infirmières, personnel de la vente et de la voirie) qui sont les plus
indispensables, et que ce n’était vraiment pas une bonne idée de délocaliser la
production de biens stratégiques (masques, médicaments, etc.) dans les pays où
la main d’œuvre peut être payée au lance-pierre.
De ce fait, les libéraux
d’hier feignent d’oublier leur discours habituel, jurent avoir changé d’avis,
que c’est en temps de crise que l’on devient plus intelligent, deviennent
keynésiens, plaident pour l’intervention de l’Etat, les services publics, la
relocalisation de certaines activités productives.
Même Emmanuel Macron,
incarnation du « nouveau monde » néolibéral dans ce qu’il peut avoir
de pire, semble avoir découvert les limites du marché et les vertus du service
public, qu’il s’est pourtant employé à détruire, ainsi que la nécessité de
changer de cap. Du moins si on en croit son allocution télévisée du 12 mars
2020 (et en tenant compte que ce n’est pas la première fois qu’il dit tout et
son contraire) :
« Il nous faudra demain
tirer les leçons du moment que nous traversons. Interroger le modèle de
développement dans lequel s’est engagé notre monde des décennies et qui dévoile
ses failles au grand jour. Interroger les faiblesses de nos démocraties. Ce que
révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans
condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat providence ne
sont pas des coûts ou des charges, mais des biens précieux, des atouts
indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie c’est qu’il
est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du
marché ».
Nous pourrions multiplier
des propos d’hommes et de femmes politiques de droite de notre pays et
d’ailleurs allant dans ce sens. Auraient-ils enfin compris quelque chose ?
Mais leurs belles paroles ne sont que des mots. Leurs véritables intentions
sont différentes.
Retour au statu
quo ante ?
Le communiqué du Centre
Patronal suisse du 15 avril 2020, signé Pierre-Gabriel Bieri, dit, de façon
parfaitement limpide, ce que le Conseil fédéral n’évoque qu’au milieu de
circonlocutions :
« Il faut éviter que
certaines personnes soient tentées de s’habituer à la situation actuelle, voire
de se laisser séduire par ses apparences insidieuses : beaucoup moins de
circulation sur les routes, un ciel déserté par le trafic aérien, moins de
bruit et d’agitation, le retour à une vie simple et à un commerce local, la fin
de la société de consommation…Cette
perception romantique est trompeuse, car le ralentissement de la vie sociale et
économique est en réalité très pénible pour d’innombrables habitants qui n’ont
aucune envie de subir plus longtemps cette expérience forcée de décroissance. La plupart des individus
ressentent le besoin, mais aussi l’envie et la satisfaction, de travailler, de
créer, de produire, d’échanger et de consommer. On peut le faire plus ou moins
intelligemment, et on a le droit de tirer quelques leçons de la crise actuelle.
Mais il est néanmoins indispensable que l’activité économique reprenne
rapidement et pleinement ses droits ».
Le message est clair : il faut revenir, aussi
rapidement que possible – peut-être également aussi lentement que
nécessaire – à la « normalité » capitaliste d’avant l’épidémie.
Retour de la croissance, de la société de consommation et de la pollution…pour
les profits du patronat ! Interdit de s’interroger sur
la décroissance, sur des alternatives au modèle actuel (des fois que le
temps disponible pour réfléchir le temps du semi-confinement vous donnerait des
idées subversives). Tout au plus quelques aménagements mineurs pourraient-ils à
la rigueur être envisageables…
M. Bieri n’est pas le seul à
penser cela. Le PLR et l’UDC sont visiblement du même avis, avec plus ou moins
de précautions rhétoriques. Le Conseil fédéral n’est pas loin de penser, quant
au fond, la même chose, plus empressé qu’il est d’aider les grandes entreprises
et le secteur de l’aviation, que les travailleurs ou les indépendants (le
conseiller fédéral Parmelin leur a d’ailleurs recommandé de ne pas trop se
reposer sur les aides de l’Etat, qui n’ont pas vocation à devenir un
« oreiller de paresse »). En France, des voix se font entendre dans
les milieux du patronat et de LREM (le parti macroniste) pour dire que les
Français devront accepter de travailler plus, de faire des sacrifices, pour
éponger la facture du Covid-19 (en clair, c’est les travailleurs qui vont
devoir faire des sacrifices, pour assurer les profits des entreprises du
CAC-40). En Suisse aussi, la question se posera de qui va payer pour le
virus : l’oligarchie ou le peuple ?
Par ailleurs, le discrédit des idées
néolibérales, du mythe du marché qui s’autorégule, est incontestablement une
très bonne chose, et nous offre un avantage conséquent pour la bataille des
idées. Il faut rester conscients néanmoins que le rejet du libéralisme et
l’appel à l’intervention de l’Etat de la part de la bourgeoisie n’est pas ipso facto progressiste. Le libéralisme
est en effet la doctrine de la bourgeoisie par beau temps. Lorsque la tempête
gronde, elle est fatalement obligée d’y renoncer, de se réfugier sous le
parapluie protecteur de son Etat, auquel elle demande un interventionnisme plus
ou moins conséquent dans la sphère économique. Ce dirigisme peut bien être orné
d’une rhétorique socialisante, mais ce n’est jamais que de cela qu’il s’agit,
d’un simple ornement rhétorique. Durant la Deuxième Guerre mondiale, la Suisse
avait connu une économie quasi planifiée par le Conseil fédéral, flanqué d’une
sorte de « conseil de la couronne », en collaboration avec les
associations patronales ; l’Assemblée fédérale n’ayant guère son mot à
dire, et le peuple étant réduit au silence, par un dispositif à base de censure
militaire et d’encadrement simili-fasciste. De la part d’un Conseil fédéral
sympathisant avec le IIIème Reich, il n’y avait là rien de
progressiste.
En réalité, quelles que
puissent être leurs belles paroles, les décideurs capitalistes travaillent à ce
que le « jour d’après » soit exactement comme le jour d’avant, et
sans doute bien pire (pour nous, pas pour eux, naturellement).
Un
changement radical est nécessaire
Nous
ne sommes pas tous sur le même bateau. Enfin, si, sauf que certains s’y
prélassent dans la pourpre, alors que d’autres y ont le sort de galériens
enchaînés. Le virus ne fait certes pas de distinction, mais l’épidémie, tant
dans sa gestion d’un point de vue sanitaire et social que dans ses
conséquences, est éminemment une question de classe, et une question qui engage
l’avenir de l’humanité. Qui va en payer les conséquences, et quel « jour
d’après » voulons nous ? Voulons nous continuer comme avant, avec la
« société de consommation », la pollution et la dégradation
irréversible de l’environnement qui va avec, pour que quelques uns
s’enrichissent au-delà de toute mesure, laissant des milliards d’autres sur le
carreau, comme le veut le Centre patronal ? Sachant la crise économique
systémique qui s’annonce, et l’urgence climatique qui n’a nullement disparu, et
qui exige des changements radicaux dans les plus brefs délais, les conséquences
fatales de ce choix ne sont que trop évidentes. Le capitalisme est un virus
mortel, pour l’humanité, comme pour toute vie sur Terre. Heureusement, ce virus
n’est pas incurable. Le socialisme est le remède.
Parce
que la pire des choses serait de revenir, quand l’épidémie sera terminée, au statu quo ante, à ce système mortifère
qui nous a conduit là où nous sommes, et qui nous entraîne dans le gouffre, nous
finirons cet article sur une citation de Bertolt Brecht : « N’accepte
pas l’habituel comme chose naturelle. Car en des temps de confusion organisée,
d’une humanité déshumanisée, rien ne doit paraître naturel. Rien ne doit
sembler impossible à changer. »
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